Chapitre 1 Un air de Chaos
Un grondement profond résonnait quelque part derrière moi. Un sentiment de terreur me serrait le ventre et m'empêchait d’avancer. J’étais cloué là, comme un piquet, alors que le danger se rapprochait. Je sentis un souffle chaud dans ma nuque, une chaleur humide, presque lugubre. Mon échine fut parcourue par un frisson alors que mes jambes se déverrouillèrent enfin. Je me mis à courir aussi vite que possible, sautant à travers les bois, esquivant les racines et les souches, me baissant pour éviter les branches et les buissons. Alors que je déboulais dans une trouée sans arbre, la chose qui me pourchassait surgit devant moi. Elle mesurait facilement deux mètres et se tenait debout sur ses jambes, dans une posture animale. De longs cheveux noirs et raides dégoulinaient sur son visage tordu par la haine. Ses yeux, pareil à deux billes d’un rouge écarlate, me fixaient. Sa gueule allongée était parsemée de plusieurs rangées de dents jaunies par l’usure. Un râle rauque s’échappa de la chose. J’eus un premier haut le cœur en la détaillant. Son corps, blessé, était ouvert à certains endroits et des morceaux entiers de chair manquaient, laissant des trous béants infestés de larves et de parasites. Elle fit un premier pas dans ma direction, sans parvenir à me retenir, je poussai un cri. Le plus puissant cri que je n’avais jamais fait.
Une main se posa sur mon épaule et me secoua. J’ouvris les yeux, m’arrachant de ce cauchemar. Devant moi, se tenait ma maman, la mine inquiète.
“Trésor, tout va bien ? C’est rien… Ce n’était qu’un mauvais rêve.” Susurra-t-elle en me prenant contre elle.
Tout à coup, la peur, créature affreuse, se métamorphosa, devenant réconfort et chaleur. Les bras sécurisant de ma maman me serraient avec force. Je fermais les yeux, humant son odeur délicate et si familière. Nous restâmes ainsi plusieurs minutes, dans un silence quasi total. Seul le vacarme constant de la ville venait troubler notre moment. Puis, elle recula pour m’observer. Elle passa sa main dans mes mèches blanches.
“C’est fini. Je suis là.”
C’était fini, elle était là, j’étais en sécurité. Ses lèvres se posèrent sur mon front dans un baiser qu’elle seule savait me donner. Elle me demanda si je voulais lui raconter mon rêve, encore effrayé par ce que j’avais vu, je lui répondis que je n’avais pas envie. Elle hocha la tête, respectueuse, et se glissa à mes côtés sous le drap.
“Tu peux te rendormir, je veille sur toi.” Souffla-t-elle dans un sourire.
Je plongeai mon regard dans le sien, cherchant le refuge que j’aimais tant. Je me sentais à la maison dans ses bras. Presque dans un autre monde, un monde rien qu’à nous. Je me lovai un peu plus contre elle, cherchant le contact de sa peau contre la mienne. Elle me berça de sa voix tranquille. Alors que je commençais à me rendormir, la porte de ma chambre s'ouvrit à la volée.
“Qu’est-ce que c’est que ça encore ? Il a sept ans, il n’a plus l’âge pour que tu dormes avec lui. Ce n’est plus un bébé.”
Cette voix rude, forte et rocailleuse, c’était Papa. Je sentais dans son intonation qu’il était irrité. Maman ne broncha pas, comme toujours, elle gardait sa délicatesse et son calme en toutes circonstances.
“Il a fait un cauchemar, je reste juste pour l’aider à se rendormir. J'arrive.”
“Ce n’est plus un enfant, Lai. Arrête de le materner. Il ne deviendra jamais un homme si tu continues comme ça.”
Ces mots frappaient mon cœur de plein fouet. Maman se faisait encore réprimandée par ma faute. Je nichai mon nez contre la peau de son cou, cherchant à effacer ma présence et à me rendre invisible, en vain.
Papa tira la couverture et prit le bras de Maman pour la sortir de force de mon lit. Forte, elle ne se laissa nullement faire et s’échappa de sa prise.
“Toji, ça suffit. J’aide notre fils à se coucher et j’arrive. Va dormir, toi aussi.”
Sa voix si pure, montait d’une note ou deux à la fin de sa phrase, signe qu’elle commençait à avoir peur. Papa avait déjà eu des gestes envers elle. Je l’avais vu lever la main pour la gifler, un jour où elle lui avait tenu tête un peu trop longtemps. Papa me disait que c’était comme ça qu’il fallait faire, que, moi aussi plus tard, je devrais éduquer ma femme de cette façon. Mais moi, je ne voulais pas qu'il fasse de mal à Maman. Je ne voulais pas frapper quelqu’un.
Papa la fusilla du regard avant de faire volte-face et de sortir de ma chambre en claquant la porte. Les yeux humides, j’ouvrais les bras, réclamant sa présence. Elle m’accorda mon dû et s’installa de nouveau contre moi. Cette fois, je perdis le moins de temps possible. J'avais peur qu’elle se fasse de nouveau réprimander par ma faute alors, je fermais les yeux. Sa voix accompagna mon sommeil. Elle me chantait une berceuse dans une langue que je ne connaissais pas. Il ne me fallait que quelques minutes pour plonger dans un sommeil tranquille.
Je n'ouvris les yeux que le lendemain, aux aurores. Maman était assise sur mon lit, sa main caressant délicatement mes cheveux. Un sourire aussi chaleureux que les lumières artificielles éclairant le ciel, se dessina sur ses lèvres lorsqu’elle remarqua que je m’étais réveillé.
“Bonjour mon ange.” Chuchota-t-elle dans un souffle.
Un baiser se déposa sur ma joue, puis un second sur mon front. Le sommeil quittait peu à peu mon corps encore engourdi par ma nuit. J’étirais mes bras, mes jambes pour chasser la fatigue. Maman s’était relevée. Elle préparait mes vêtements pour la journée. Elle se tourna vers moi avec un short beige ainsi qu’un polo noir dans les mains.
“Ça te va ?”
J’hochai la tête et quittais mon lit, à la couette défaite, avant d’enfiler ce qu’elle m’avait choisi. Elle m’aida à mettre mes chaussettes, puis elle s’empara d’une brosse pour essayer de faire quelque chose de mes cheveux.
“On laisse tout fou aujourd'hui ?”
“Tout fou !” M’exclamai-je avec joie.
Elle reposa la brosse et se contenta de passer ses doigts délicats dans mes mèches pour leur donner une forme convenable. Elle recula d’un pas, m’observant de haut en bas avant de taper dans ses mains.
“Tu es beau comme un ange. On fait le lit ensemble ?”
Je pris un coin de ma couverture alors qu’elle faisait le tour du lit pour prendre l’autre. Puis, ensemble, nous disposâmes la couette ainsi que les oreillers. Je me glissai dans la salle de bain pour me laver les dents, pendant que les pas légers de Maman s’éloignaient. Je la retrouvais en bas, dans la salle à manger. Papa était assis à table devant son café fumant. Il faisait défiler l’écran flottant au centre de la table.
L’odeur alléchante de sa cuisine réveilla mon appétit. Je m’installai à table et saluai Papa, qui répondit à demi, occupé par son écran. Maman déposa un bol ainsi qu'une assiette en porcelaine contenant des pancakes. Puis, elle s’assit à son tour.
Le silence pesant qui régnait dans la pièce me rendait nerveux. J’étais incapable de rester en place, comme si celui-ci s’était infiltré dans mon corps et cherchait à s’enfuir.
“Cesse.” Ordonna Papa d’une voix qui laissait transparaître son agacement.
Je m’excusais dans un murmure. Le regard dur de Papa me faisait peur parfois. Je savais que si je continuais à l’énerver, il allait finir par vraiment se mettre en colère et peut-être même lever la main sur Maman ou sur moi. Je baissais les yeux sur mon assiette pendant que Maman me servait mon jus de fruits. Celui-ci avait une couleur étrangement claire. Elle m’avait expliqué que c’était parce qu’il n’était plus fait avec de vrais fruits, mais avec des versions modifiées de fruits. Je n’aimais pas ce jus, j’avais eu la chance de pouvoir goûter celui fait à base de vrais fruits et la différence était flagrante.
Le reste du repas se passa dans un silence lourd. Je me démenais pour faire le moins de bruit possible. Lorsqu’il eut fini, Papa se leva et s’en alla dans la chambre parentale, nous laissant seuls. Et comme si c’était la seule chose que nous attendions, nous prîmes une profonde inspiration dans un même élan. Je me sentais tout de suite plus léger. Il devait en être de même pour Maman, parce qu’elle commença même à discuter avec moi. Après avoir débarrassé la table, elle m’aida à enfiler mes chaussures et vérifia mon sac avant de sortir de l’appartement. Je passais les parois métalliques de l’ascenseur et j'appuyais sur le bouton du vingtième étage. Je n’étais jamais allé en dessous de celui-ci, Papa disait que c’était les étages des rats et des sales. La voiture nous attendait et André, le chauffeur, m'ouvrit la porte arrière. Il m’aida à boucler ma ceinture et referma la porte pour grimper place conducteur. Elle se mit en route dans un silence absolu, ses pneus quittèrent le sol. Le trajet fut court, il n’y avait pas beaucoup de monde à cette heure. André descendit pour m’ouvrir et m’aider à déboucler ma ceinture. Maman me tendit la main en remerciant le chauffeur. Nous nous dirigeâmes d’un même pas vers l'entrée de l’école. Celle-ci était construite dans les étages supérieurs d’un immense immeuble lumineux. D'après des camarades, il y avait aussi une école dans les étages inférieurs, mais je n’y étais jamais aller. Maman disait que c’était dangereux, la maîtresse pensait pareil, mais je ne pouvais m’empêcher d’être curieux. Une fois les grillages barbelés franchis, Maman me lâcha la main et s’accroupit en m’offrant ses bras. Je m’y engouffrais sans hésiter, fourrant mon nez dans son cou pour humer une dernière fois son odeur. Elle me serrait contre elle, me réchauffant dans sa longue veste.
“Sois sage, je viens te chercher à la fin de la journée.”
J’hochai la tête et reçus un baiser sur la joue, puis sur le front. Le sourire aux lèvres et des je t'aime échangés, nous nous séparâmes. Je passais les immenses grilles de l’école alors que Maman regagnait la voiture. Je la saluai en regardant le véhicule démarrer et disparaître au loin. Une surveillante s’approcha de moi.
“Bonjour Suki. Viens, ne reste pas devant la porte.”
Sa main dans mon dos, elle m’incita à me rendre dans le bâtiment. Nous n’avions pas l’autorisation de rester dehors trop longtemps. Les adultes ne voulaient pas que nous soyons en contact direct avec l'extérieur, qui d'après eux, pouvait être dangereux. Lorsque je franchis le seuil du bâtiment, plusieurs regards curieux et observateurs se posèrent sur moi. Un silence s’installa sur le groupe d’enfant présent.
Je n’avais jamais compris pourquoi, mais je ne les mettais pas à l’aise. J’avais essayé de devenir ami avec eux, sans succès.
Soudain, une présence à ma droite attira mon attention. En tournant la tête, je vis Aki, mon ami. Il me sourit à demi, le regard fuyant. Rien qui ne sortait de l’ordinaire. Je lui pris la main et l’entrainai à l’écart, dans un coin de la classe. Il se laissa guider, ses pas presque silencieux accompagnaient les miens. Une fois loin des regards, il se détendit. Ses épaules se relâchèrent et il accepta enfin de croiser mon regard.
“Bonjour Suki.” Dit-il.
“ Salut Aki. Tu es là depuis longtemps ?”
Il secoua la tête et grimpa sur une table pour s’installer. Ses pieds se balançaient dans le vide à un rythme régulier. Il m'invita à faire de même d’un geste.
“Ce matin, j’ai entendu les autres parler de ton Papa. Ils disent que ce n’est jamais lui qui vient te chercher.”
“Évidemment que ce n’est jamais lui, il est trop occupé. Et puis en quoi ça les regarde…” Soufflais-je entre mes dents.
C’était à mon tour de me tendre. Chaque jour, j’avais le droit à de nouveaux commentaires, à de nouvelles remarques sur mon Papa et ma Maman. Je ne comprenais pas ce qu’ils avaient contre ma famille. J’avais essayé d’en parler à la dame, mais elle disait qu’il ne s'agissait que de curiosité. Une main se posa sur mon épaule, apaisant toute tension en moi. Je pris une grande inspiration avant de sourire à Aki pour le remercier. Il était le seul à savoir ce qu’il se passait réellement chez moi, les violences de Papa, la détresse de Maman et ma peur. Les autres pensaient que j’étais privilégié parce que mon Papa avait un poste important, de l’argent et de la reconnaissance, ce qui les rendaient jaloux, méchant et parfois odieux. Ils ne savaient rien en réalité, rien de ce que nous vivions, Maman et moi. Ils ne savaient pas non plus que depuis quelques semaines, la situation avait empiré, depuis que notre gouverneur avait annoncé cette nouvelle politique, les choses avaient changé chez moi.
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