Chapitre 2 L'autre face d'une pièce
Comme chaque jour, lorsque la chaleur rendait l’air irrespirable, Maman venait devant les barbelés pour me récupérer. Je sortais du bâtiment, la main enlacée dans celle d’Aki. Je vis Maman, son chapeau blanc sur la tête pour se protéger de la lumière artificielles. Ses cheveux tressés tombaient sur son buste. Elle était toujours si jolie.
Je tirai Aki pour m’approcher du portail. Une surveillante nous barra la route, demandant à voir nos badges, mesure obligatoire pour avoir le droit de sortir de l’école. Elle inspecta les documents qu’elle avait déjà vus mainte et mainte fois. Puis, nous laissa passer. Ce n’était qu’à ce moment que je lâchai la main de mon ami pour courir enlacer ma Maman. Elle s’était accroupie pour me recevoir. Je nichai mon nez dans son cou pour retrouver son odeur. Ses bras m’enserrèrent avec force et amour. Elle se redressa, me portant contre elle.
“Bonjour Aki. La journée s’est bien passée ?”
Il hocha la tête, triturant un pan de son haut. Son regard ne croisa jamais celui de Maman. Il souffla un remerciement avant de disparaître. Elle reporta son attention sur moi, me demandant le résumé de ma journée pendant qu’elle nous conduisait à la voiture. Je saluai André et nous prîmes la route de la maison.
“Aki est de plus en plus timide, tu ne trouves pas ?” Demanda Maman.
“C’est un peu compliqué avec ses parents. Ils ont perdu leur travail.”
“Oh, je vois. J’espère qu’ils en retrouveront un rapidement et que l’école ne sera pas au courant… Sinon il ne pourra pas rester.”
“ Pourquoi ça ?”
“Tu sais, les parents, quand ils n’ont plus de travail, ils ne gagnent plus d’argent. Et c’est très mal vu par la société, c'est synonyme de faiblesse. Donc, ils vont descendre d’échelle sociale et il ne pourra pas rester dans cette école parce qu’elle est dans les étages supérieurs. Tu comprends ?”
“C’est compliqué… Pourquoi tout est une histoire d’argent et d'échelle sociale ? Aki est gentil, ça ne suffit pas ?” Questionnai-je dans l'innocence.
“Non mon chéri, hélas ça ne suffit pas. Mais je suis sûr qu’ils trouveront et que ton ami pourra rester.”
Les bras croisés sur le torse et la joue collée à la vitre. J'observais le paysage urbain défiler alors que les moments que j’avais passés avec mon ami me revenaient en mémoire, comme un film, je voyais nos débuts, notre rencontre et la naissance de notre amitié. La peur enserra mes membres, elle passa ses chaînes autour de mes muscles, les compressant. Le manque que j’avais éprouvé sans Aki, s’insinua à l'intérieur de mon corps pour prendre toute la place. Elle poussait sur mes organes, comprimait ma cage thoracique jusqu’à voler mon souffle. La peur de le perdre faisait trembler mes jambes, mon cœur se mit à battre d’une mélodie brutale. Une première larme roula sur ma joue, solitaire, elle s’en alla s’échouer sur mon bras. Puis, elle fut suivie par ses sœurs, des dizaines de sœurs. Un sanglot franchit la barrière de mes lèvres alors que la peur sournoise, prédatrice continuait son chemin de destruction. Elle me poussa à me gratter le bras frénétiquement. Mes mains tremblaient, j’étais incapable de comprendre ce qu’il m’arrivait, d’agir sur mon corps pour le calmer.
Maman se tourna, spectatrice. Elle tendit la main pour atteindre mon genou. Je voyais ses lèvres bouger, former des mots, je distinguais ses traits déformés par l’inquiétude, mais aucun son ne parvenait à mes oreilles, aucun à part la voix mielleuse de la peur.
“Suki, mon ange. Regarde-moi.”
Soudain, la peur se tut, laissant passer l’appel de Maman. Mon cœur cessa sa folle course et ma main abandonna mon bras meurtri de griffure. Ma cage thoracique laissa passer de l’air. J’avais l’impression de revivre. Sa main caressa ma jambe lentement pendant qu’elle me rassurait. André arrêta la voiture devant notre immeuble et Maman fit le tour de celle-ci à toute vitesse pour venir me rejoindre. Elle déboucla ma ceinture et passa ses bras autour de mon corps encore secoué par des tremblements. Elle me serra contre sa poitrine, me laissant entendre la mélopée régulière de son cœur. Elle entra dans le bâtiment, laissa sa main traîner dans mes cheveux. Puis, elle grimpa dans l'ascenseur. D’autres voisins firent leur apparition dans un brouhaha de discussions futiles. Le tintement reconnaissable du bouton d'ascenseur attira mon attention, mon regard se posa sur un homme. Il était plus grand que Maman de deux têtes environ, il portait un uniforme uni et impersonnel. Dans sa main reposait une mallette toute aussi terne. Cependant, son visage était strié par une expression mauvaise. Il était en colère, dérangé par quelque chose ou par quelqu’un. Voulant rester discret, je gardai ma joue contre la poitrine de Maman.
Lorsque l'ascenseur s’arrêta à un étage, l’homme bouscula les autres pour sortir. Grognant des insultes dans sa barbe, il s’éloigna d’un pas pressé. Un rire discret s’échappa de Maman, elle se reprit très vite, ne voulant pas faire de vague devant tous ces gens. Le trajet en ascenseur fut terriblement long, ponctué par les arrêts d’étage en étage, laissant descendre tout ce monde. Nous habitions tellement haut que nous fûmes les derniers à descendre, arrivés au cinquantième étage. Je ne connaissais aucun des voisins que nous venions de croiser et il semblait en être de même pour Maman, étant donné qu’elle n’avait salué personne. Ce n’était que des inconnus, vivant dans le même immeuble que nous. Elle ouvrit la porte de chez nous et me déposa dans l’entrée pour que je me déchausse.
“Va t’installer, je t’apporte ton goûter.”
J’acquiesçai et me hâtai de me défaire de mes chaussures et de ma veste. Enfin libre, je courais jusqu'au canapé et grimpais dessus, me mettant face à l'écran transparent de la télévision. Quelques minutes plus tard, Maman revint, un plateau garni à la main. Elle s’installa à mes côtés pour que je me love dans ses bras. C’était la seule à être au courant pour mes crises d’angoisse. Elle m’avait expliqué qu’il ne fallait pas en parler à Papa, parce qu’il ne comprendrait pas et qu’il pourrait se fâcher, me trouvant faible. Je n’avais pas compris en quoi être submergé par ses émotions me rendait faible, mais j’avais obéi. En réalité, Papa ne savait que peu de choses sur Maman et moi. Il ne connaissait pas mon parfum de glace préféré, ni les dessins animés que j'aimais. Il ne savait pas grand-chose de moi, à part que j’étais son fils et qu’un jour, je prendrais sa place dans son entreprise.
Je restais ainsi dans les bras de Maman à déguster mon goûter pendant de longues minutes. Lorsque nous étions tous les deux, j’aimais chaque seconde, chaque instant était précieux à mes yeux. Je posai ma main sur son ventre arrondie par la grossesse, puis collais mon oreille contre celui-ci pour chercher la délicate mélopée de la vie. Nous fîmes le silence, et je pus les percevoir, les battements réguliers du cœur de mon petit frère. Ce rythme si précaire et fragile, il témoignait de la bonne santé de l’être en train de grandir dans le ventre de Maman. Un sourire étira mes lèvres que je collais contre sa peau pour chuchoter des mots réservés à ce petit être si précieux.
“J’ai tellement hâte de te rencontrer. Il faut que tu continues de grandir pour être en bonne santé… Mais c’est long”
Maman glissa sa main dans ma chevelure indisciplinée. Ses caresses délicates me berçaient, tout comme l’illusion d’un avenir paisible avec mon frère. Lorsque je relevai les yeux vers elle, son expression ne reflétait qu’une peine profonde. Son joli regard avait perdu de son éclat, ses traits semblaient fatigués, presque éteints. Depuis trois semaines, il n’était pas rare que je la trouve comme ça, surtout quand je parlais de mon frère, mais j’étais incapable de comprendre ce qui n’allait pas. Elle m’avait assuré qu’elle était heureuse d’avoir ce bébé, qu’il était en bonne santé et que Papa avait assez d’argent pour s’occuper de nous. Alors qu’est-ce qui n’allait pas ? Du haut de mes sept ans, je ne pouvais comprendre toute la complexité de ce monde. Cela faisait trois semaines que notre gouverneur avait annoncé la mise en place d’une nouvelle politique sévère, et l’enfant que Maman attendait n’était plus un bon présage, mais une véritable malédiction.
Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit, laissant entrer Papa. Il la claqua derrière lui, faisant frémir Maman. Elle prit ma main pour y déposer un baiser avant de se lever du canapé et d’accomplir le rituel quotidien. Elle se dirigea dans la cuisine pour préparer un thé sans que Papa ne lui adresse un seul regard.
“Comment s’est passé ta journée Suki ?” Demanda-t-il en se laissant tomber dans le canapé.
Toujours heureux de le voir, malgré la distance entre nous, je lui souris.
“Super ! On a vu plein de trucs sur les gens d’avant. Tu savais que dans les années 2000, il y avait des arbres et des plantes dans les villes ?”
Il ne daigna même pas m'adresser un regard. D’un geste de main, il alluma la télévision.
“Intéressant.”
Il n’avait certainement même pas entendu ce que je venais de dire. Parfois, il m’arrivait de me demander si Papa était heureux de m’avoir, s’il avait réellement voulu un enfant. Je continuai de lui raconter ma journée alors qu’il gardait les yeux rivés sur le grand écran du salon. Maman lui apporta un thé, qu’il but sans la remercier.
Après quelques minutes, il me congédia dans ma chambre, prétextant une conversation d’adulte. Obéissant, je montais les escaliers menant à l’étage, cependant, je ralentissais le pas pour entendre.
“Tu te souviens de mon collègue ? Celui qui est venu manger à la maison la dernière fois.” Commença Papa d’un ton rude.
“Oui ?”
“Il m’a demandé ce que nous allions faire du bébé. Comment ça se fait qu’il soit au courant ? C’est toi qui lui as dit ?”
“ Non, bien-sûr que non… C’est peut-être Suki, il est tellement heureux de cette nouvelle…”
La voix de Maman tremblait d’émotions, elle avait peur.
“Tu ne lui as toujours pas dit ?” Demanda-t-il.
Plus les secondes passaient, plus son ton montait.
“Non… Qu’est-ce que tu veux que je lui dise ? C’est un enfant, il ne peut pas comprendre tout ça. Ça lui fera juste de la peine.”
“Putain, mais tu comprends vraiment rien. J’en sais rien, démerde-toi. Dis-lui que tu l’as chié dans les toilettes, je m’en fous. Mais il est hors de question que ce môme entache mon image. T’as compris ?!”
Aucune réponse ne vint. Je n’osai plus faire le moindre mouvement, de peur de trahir ma présence. Puis soudain, le bruit d’un coup, un cri, puis un autre coup, mais aucun cri.
J’entendais la respiration lourde de colère de Papa et les sanglots étouffés de Maman.
“Si quelqu’un apprend qu’on a encore l’enfant, ça mettra à mal mon image, tu comprends n’est-ce pas ? Tu es une femme intelligente. Tu ne veux pas avorter, très bien. Alors, tu te débrouilles pour expliquer au gamin que tu as fait une fausse couche. Tu accoucheras toute seule et je m’occuperais du bébé.”
Aucune réponse ne vint.
“Arrête de chialer. C’est comme ça. Estime-toi heureuse que je ne te fasse pas avorter de force. Dégage maintenant, j’ai autre chose à faire que de t’entendre.”
Des pas discrets sur le parquet annonçaient l’approche de Maman. Mais mon corps était pétrifié. Mes muscles ne voulaient plus répondre, plus rien ne fonctionnait. Les mots de Papa, les bruits de coup et les pleurs de Maman passaient dans ma tête encore et encore. Mes yeux s’humidifièrent et je déglutis péniblement. Soudain, nos regards se croisèrent.
Maman était au milieu de l’escalier, et moi, je me tenais sur la dernière marche. Le temps lui-même s’arrêta, nous restâmes suspendus à cette tension, de peur que le moindre mouvement ne brise cet instant et que la réalité nous écrase. Je fis le premier pas et descendis une marche, hésitant. Maman s'avança et me prit dans ses bras en me serrant de tout son amour.
Nous savions que ce n’était que le début de l'enfer.
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