Chapitre 3 Une virée sous les étoiles
D’aussi loin que je me souvienne, c’était la première fois que je voyais Maman dans cet état. Ses bras tremblaient dans son étreinte, ses joues rougies par les larmes, supportaient son expression triste et son joli regard avait perdu de son éclat. Elle semblait si fatiguée, presque éteinte. Je la serrais aussi fort que je pouvais dans l’espoir de lui transmettre tout mon amour et toute ma force. Je savais qu’elle en avait besoin, plus que tout. Les secondes, déesses silencieuses, filaient aussi vite qu’elles pouvaient. Maman se releva, glissa un bras dans mon dos et l’autre sous mes fesses avant de me porter. Elle grimpa les dernières marches de l'escalier dans un silence étouffant, puis elle pénétra dans ma chambre. Nous nous installâmes dans mon lit ensemble. Lové contre son cœur, j’écoutais la triste mélodie, témoin de la vie. Je percevais ses sanglots discrets, ils nous faisaient trembler tous les deux.
“Il t’a fait mal ?” Osai-je demander.
Cette question innocente n’était qu'un prétexte pour achever ce calme glaçant. Bien-sûr qu’il lui avait fait mal, je l’avais entendu. La gifle avait frappé mon cœur comme la foudre heurtant le sol. Mais je voulais l’entendre, j’avais besoin de sa voix rassurante pour éloigner les nuages de cette dispute.
“Tu sais… Ton père fait de son mieux. Plus rien n’est facile depuis cette loi.”
Ma curiosité piquée à vif, je plongeai mon regard dans le sien, cherchant à ouvrir les tiroirs qui renfermaient ses secrets. Avant que je ne demande, elle continua.
“Tu vois, dans un pays, il y a toujours un chef. Cela permet à la population d’être guidée et unie. Ça évite que tout le monde fasse ce qu’il veut. Parfois, ce chef est plus gentil qu’un autre. Parfois, il est tellement manipulateur qu’il nous fait croire en lui. C’est ce qu’il s’est passé avec notre chef. On pensait que c’était quelqu’un de bon, de juste, mais il nous a menti. Il a décidé que les femmes, les Mamans comme moi, n’avaient le droit d’avoir qu'un seul enfant.”
“Pourquoi ça ?”
“Parce que, notre pays ne va pas bien. On est beaucoup trop nombreux et on n’a pas assez de place, de Flash et de nourriture pour tout le monde. Donc, la solution la plus simple et la plus efficace, pour lui, c’est de nous obliger à n'avoir qu’un seul enfant.”
“Et pour mon petit frère ?”
Un sourire chargé d’excuses s’installa sur son visage fatigué. Elle me serra un peu plus et je comprenais que la situation était compliquée. Sa voix s'adoucit, comme si elle essayait de faire passer une annonce difficile avec de la gentillesse.
“À cause de la loi, ton petit frère n’a pas le droit de venir au monde… Mais je vais tout faire pour qu’il naisse. Je veux qu’il puisse vivre comme toi, comme moi et comme tout le monde.”
Un trou s’ouvrit sous mon corps, je me sentais tomber, chuter de ma tour dorée, plongeant d’étage en étage, dans les tréfonds de ce monde bien trop sombre pour un enfant. Les mots de Maman tournaient dans ma tête, s'emmêlant, alors que je tentais de comprendre tous leurs sens. Mon frère n’avait pas le droit de naître. Pourquoi ? Qui avait eu le courage de décider cela ? Pour quelle raison n’avait-il pas le droit ? Comment faire pour aller contre cette interdiction ? Toutes ces questions se battaient dans ma tête, créant un chaos indescriptible. La peur, sournoise créature tapie dans l’ombre, fit de nouveau son apparition, elle s’engouffra dans mon corps, plongeant dans mes organes pour les détruire. Elle enserra ma gorge, me volant mon souffle. Je fixai le regard de Maman, incapable de bouger, de répondre ou de comprendre. Tout se bousculait et la peur se nourrissait de ce chaos pour grandir, grossir et prendre possession de mon âme toute entière. J'éclatai en sanglots, arrachant des pleurs du tréfonds de mon corps. Maman me prit contre elle, à nouveau. Sa chaleur, vaillante guerrière, combattit ma peur pour la chasser loin. L’amour, épée puissante, trancha la tête du chaos, transperça la terreur pour la réduire en cendre. La voix de Maman, soigneuse aguerrie, vint panser les plaies de mon âme, calmer la douleur de mon cœur et nettoyer les restes de chaos dans mon esprit. Je retrouvai mon calme, lentement. Ses baisers, emplis d’une tendresse sans limites, m'apaisèrent enfin.
“Je sais mon ange… Je sais que tout cela est dur. Injuste même. Je te promets de me battre coûte que coûte pour qu’il ait le droit de naître et de vivre.”
Elle brandit son auriculaire, un sourire aux lèvres. Je fis de même, hésitant. Puis, elle entrelaça nos doigts, dans un serment invisible. Elle embrassa ma main et se releva avant de tourner sur elle-même, faisant voler les pans de sa robe bleue.
“Une petite balade nocturne ?” Demanda-t-elle en m’offrant ses mains.
Sa soudaine vivacité ralluma l’étincelle de joie en moi. Je bondis sur mes jambes pour me mettre debout et pris ses mains. Elle me tira, me faisant voler quelques instants. Puis, elle se mit à tourner sur elle-même en me tenant. Ce moment de joie nous poussa à ouvrir la fenêtre de ma chambre. Maman grimpa sur le rebord de celle-ci et se faufila pour atterrir sur une petite passerelle. Elle m’aida ensuite à faire de même. Mes pieds nus se posèrent sur la tôle froide. J’observais autour de moi. Nous nous trouvions sur une sorte de terrasse qui reliait plusieurs appartements de différents immeubles autour. Elle prit ma main et me guida vers une échelle en ferraille rouillée.
“Ne t’en fais pas, c’est solide. Monte en premier, je te suis.”
“On monte jusqu'où ?”
“Jusqu’au bout du monde.” Déclara-t-elle dans un sourire.
J’hochai la tête, exalté par cette aventure et grimpai les premiers barreaux de l’échelle. Celle-ci grinçait à chacun de nos mouvements, mais je n’avais pas peur. Maman m'avait assuré qu'il n’y avait pas de danger, je la croyais. Plus nous montions, plus la lumière était vive. Je n’avais jamais vu le soleil ou la lune en vrai, seulement les lumières artificielles qui les imitaient, mais j’avais l’impression de me rapprocher un peu plus des astres. Nous montâmes ainsi les derniers étages qui nous séparaient du toit de l’immeuble. Une fois en haut, je courrai vers le bord, admirant la vue. J’étais sur le toit du monde, au-dessus de tout, tellement haut que je ne voyais pas le sol. Une joie intense se mit à gronder dans mon ventre. Je me tournais vers Maman pour lui faire part de mon émerveillement, mais quand mon regard se posa sur elle, je la trouvais assise au bord du vide, les jambes se balançant dans le néant. Son regard observait, scrutait les tréfonds de l’humanité avec une peine que je ne pouvais comprendre. Je m’approchai d’un pas hésitant.
“Maman, tout va bien ?”
Elle leva les yeux vers moi, un sourire terne tirant ses lèvres.
“Assieds-toi”
J'obéis et m'installai à ses côtés. Sa main se posa sur la mienne.
“Quand j’étais plus jeune, ton père m’avait emmené ici, tout en haut… Je n’étais jamais montée jusqu'à ces étages à l’époque. Je vivais avec la classe modeste et j’avais été conquis par ce paysage, par la hauteur et par l'espoir d’une vie meilleure avec un homme capable de me faire monter l'échelle sociale. Quand on a emménagé ensemble, je ne pensais plus qu’à une chose : toi. Je voulais un enfant plus que tout… J’avais obtenu la hauteur, mais elle ne me rendait pas heureuse, alors, je voulais un enfant, je voulais vivre la maternité et pouvoir serrer le fruit de ma chair contre moi. Je pense que c’est la meilleure décision que j’ai prise dans ma vie, parce que tu es le plus beau cadeau que je pouvais avoir. Je ne suis pas heureuse avec ton père, je ne l’ai sans doute jamais été, mais je suis heureuse avec toi, Suki.”
Elle porta ma main à son cœur pour me faire entendre la délicate mélopée de la vie. Je l’observais, tentant de comprendre tout ce qu’elle venait de me dire. J’étais un peu perdu parce que tout cela me semblait trop lointain, inaccessible même. Elle reprit et je me tus, comprenant qu’elle avait besoin de ce moment.
“Je t’ai eu et c’était le plus beau jour de ma vie. Depuis, chaque jour, je vis un rêve éveillé grâce à toi. Mais j’ai aussi très peur pour la suite, pour ton petit frère et pour l'avenir. Le monde change énormément, on est surveillé tout le temps. Ce n’était pas ce que je voulais offrir à mes enfants… Je pense que j’ai échoué dans ce rôle et j’en suis désolée. Mais je vais tout faire pour que ton frère et toi ayez une vie heureuse. Quitte à rester avec un homme qui ne m’aime pas, il vous apporte un statut social et une importance dans cette vie misérable.”
“Papa ne t’aime pas ?”
“Excuse-moi mon ange, tout ça ne te concerne pas. Tu as juste besoin de savoir que moi, je t’aime plus que tout au monde et que je serai toujours là pour toi.”
Je sondai son regard gris, cherchant la vérité et le mensonge. Tout était très emmêlé, presque indéchiffrable. Elle posa sa main sur son ventre rond.
“C’est moi qui ai choisi ton prénom. Ton père voulait le faire, mais j’ai eu la chance d’être interrogée seule par la sage-femme à ta naissance. Ton père avait insisté pour que ça soit lui qui donne un nom à ton petit frère, mais je ne veux pas. Parce que lui ne voit cet enfant que comme une menace. Il ne le voit pas comme le cadeau précieux qu’il est. Toi, en revanche, je sais que tu penses comme moi. Alors, je veux que ce soit toi qui donnes un nom à ton petit frère.” Conclut-elle.
Une certaine détermination brillait dans son regard. Des fourmillements s’emparèrent de mon ventre, je me sentais chanceux. Maman me faisait assez confiance pour donner un nom au bébé qui se trouvait dans son ventre… C’était irréaliste et j’étais incapable de réfléchir. Tout un tas de choses défilait dans mon esprit alors que je tentais de trouver un prénom.
“Doucement Suki, on a le temps. Tu n'es pas obligé de me donner une réponse tout de suite. Tu me donneras le prénom quand tu auras réfléchi. C’est une grosse responsabilité. Il le portera toute sa vie. Alors prends le temps.”
J'acquiesçai en la remerciant silencieusement pour son aide et son soutien. Elle se releva et me tendit la main, je la saisis et me levais à mon tour. Nous admirâmes une dernière fois le toit du monde, la hauteur, la vue et le calme avant de redescendre l'échelle. Maman me pressa, elle avait peur que Papa se rende compte de notre absence. Je me hâtais de descendre, puis de passer par la fenêtre de ma chambre. Mais alors que Maman se faufilait par la petite ouverture, Papa ouvra la porte.
Le temps sembla prendre une pause, comme nous laisser l'occasion de nous préparer au pire. Le regard de Papa se durcit. Il s’avança dans ma chambre. Autour de moi, l’air s’était alourdi, il était aussi pesant qu'avant un orage.
“Je peux savoir ce que c'est que ce bordel ?”
Le tonnerre se mit à gronder. Il prit le bras de Maman pour la tirer loin de ma fenêtre.
“Tu es complètement folle de l’amener là-bas ! Et si on vous avait vu ?”
“On ne faisait rien de mal. On observait juste le paysage. Ça non plus, on n’a plus le droit ?”
Elle lui tenait tête, avec assurance et calme. Elle avait l'allure d’une des guerrières du film que j’aimais bien. Elle était forte et courageuse, face à Papa. Mais ça ne lui plaisait pas du tout. Sa voix se mit à gronder dans sa gorge, prenant en intensité.
“Comment oses-tu me parler comme ça ? Devant lui en plus ?”
“Parce que je suis sa mère, Toji.”
C’était la phrase de trop. Papa la traîna hors de ma chambre avec violence. Elle tenta de résister, mais il était bien plus fort qu’elle. Pris d’un élan, je courais vers eux et enserrai les jambes de Papa.
“Non ! Non, ne fais pas ça… Pardon, c’est moi qui ai demandé à sortir…”
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