Chapitre 5 Entrer dans le moule
Papa me fixait, son regard dur tentait de me transpercer de l'intérieur. Je déglutis péniblement alors qu’il reprit la parole.
“Tu vas changer de classe pour que ton niveau scolaire augmente. Et tu vas oublier cette histoire de petit frère. Ta mère a perdu le bébé, alors oublie-le. Concentre-toi sur ton avenir et sur ton rôle. Entendu ?” Demanda-t-il d’un ton froid.
J’hochai simplement la tête, le regard absent. La nouvelle me frappa de plein fouet, ouvrant un trou sans fond à l’intérieur de mon cœur. Mon petit frère n’allait jamais naître. Celui que j'avais tant espéré n’était plus. Je ne comprenais pas comment cela pouvait être possible, comment elle l’avait perdue. Mes mains se mirent à trembler et mes yeux à piquer. Je sentais le poids de cette annonce m’étouffer lentement, prendre toute la place dans mon corps et pousser sur mes organes. Un sanglot franchit la barrière de mes lèvres que je tenais fermées pour ne pas faire de bruit. Papa me jeta un regard noir, il ne supportait pas me voir pleurer, ça le mettait hors de lui. Je rentrai ma tête dans mes épaules, tentant de me faire le plus petit possible. Il se leva dans un geste contrôlé, puis s'approcha de moi. Il se pencha à quelques centimètres de mon visage. La peur tambourinait dans ma poitrine et dans ma tête.
“Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu chiales ? Tu n’étais pas au courant qu’elle ne pouvait pas l’avoir ? Elle ne t’a rien dit… Tu sais, ta mère aime cacher des choses. Elle n’a pas le droit d’avoir cet enfant, mais a tenu à l’avoir quand même. Je lui avais dit que ça te ferait du mal, mais elle ne m’a pas écouté. Et maintenant voilà le résultat.”
Il secoua la tête en soupirant.
“Mon pauvre Suki, on n’a pas le temps pour ta chialade. Sèche tes larmes, on a du travail.”
Il se redressa et se posta devant une des baies vitrées pour admirer le ciel nocturne. Je n’osais plus faire le moindre mouvement. Je ne comprenais pas pourquoi il venait de me dire tout ça. Maman m'avait expliqué que le chef du pays interdisait aux Mamans d’avoir un deuxième enfant, elle ne m’avait rien caché du tout…
Je frottais mes yeux à l’aide de ma manche avant de sauter du siège et de rejoindre Papa. Il me prit la main, dans un geste doux. C’était l’une des rares fois qu’il faisait preuve de tendresse envers moi. Je me laissais amadouer, mon coeur meurtri avait besoin de ce réconfort. Je serrai sa main et me laissai traîner dans les couloirs de l’entreprise. Il me présenta chaque poste, chaque personne et chaque tâche. J’écoutais attentivement, bien incapable de tout retenir. Il faisait sombre dehors, pourtant il y avait beaucoup de monde en train de travailler. Je me demandais si toutes ces personnes dormaient à un moment. La visite complète dura un peu plus d’une heure. À la fin, je peinais à rester debout, la fatigue alourdissait mes pieds et m'empêchait de garder les yeux ouverts. Mes oreilles ne voulaient plus rien entendre, mon esprit plus rien comprendre. Je voulais simplement dormir dans mon lit, au chaud sous ma couette. Je tirais sur la main de Papa.
“On peut rentrer ?... Je suis fatigué.”
“Non, un homme qui réussit et un homme qui travaille dur, même la nuit. On n’a pas encore fini.”
Un soupir d’épuisement s’échappa de mes lèvres, je ne pouvais, de toute façon, pas m’arrêter s’il ne voulait pas étant donné qu’il me trainait avec force. Alors, je me laissais faire, il me présenta les managers d’équipes, les cadres et les haut placés, ainsi que son bras droit Jeo. Un homme à la carrure effrayante tout comme son regard. Il ne m'avait pas souri et s’était contenté de me serrer la main. Papa retourna dans son bureau et s’installa sur sa chaise. Je fis de même avant de remarquer que Jeo était toujours avec nous.
“Le rôle de Jeo, c’est de superviser les projets de la boîte. Il s’assure que tout fonctionne bien quand je ne suis pas là. Il prend les décisions importantes et gère l’affaire quand je dois m’absenter. Il m’aide aussi à prendre des décisions importantes. Je veux qu’à terme, tu sois aussi efficace que Jeo. Je vais te former pour qu’à tes quinze ans, tu puisses devenir son assistant. Et quand Jeo partira, tu prendras sa place, puis la mienne quand je partirai. Tout ce que je fais à partir de maintenant, c’est pour ton bien. C’est pour t’assurer un avenir dans ce monde.” Déclara-t-il en se penchant en arrière dans son fauteuil.
Je n’en pouvais plus, je ne comprenais qu’un mot sur deux tant la fatigue prenait le dessus sur mon corps. Tout ce que j'avais retenu, c’était qu’il faisait tout cela pour moi. Cette information vint affronter la pensée que j’avais eue un peu plus tôt. Papa ne ferait pas tout ça s’il ne m’aimait pas. J’en étais convaincu.
Jeo et lui m’expliquèrent les principales branches de leur entreprise et leur fonctionnement. Les mots qu’ils utilisaient étaient bien trop compliqués pour moi, je ne suivais plus rien de la conversation et tentais de garder la face pour donner l’illusion de mon implication. Un peu plus tard dans la nuit, Papa se décida enfin à rentrer à la maison. Il se leva et s’approcha de la porte.
“Tu peux me porter, s’il te plait ?” Quémandai-je, les bras tendus vers lui.
Il ne daigna même pas tourner la tête vers moi et se contenta de me réprimander d’un ton ferme.
“Tu n’es plus un gamin. Comporte-toi comme un adulte.”
Je me levai par moi-même et le rejoignis. Il me guida vers la voiture et s’installa à l'intérieur, toujours sans m’aider. J’ouvris la portière et grimpai sur mon siège avant de m’attacher. Il démarra le véhicule et je sombrais instantanément dans le sommeil. Mon corps ainsi que mon esprit étaient incapables de tenir plus longtemps. Je rêvais pendant le trajet, j’imaginais un monde rempli de verdure, de paysage à couper le souffle et d’animaux. Maman et mon petit frère étaient aussi dans mon rêve. Je l’imaginais brun, de petite taille aux yeux noisettes. Ressemblant à Papa alors que je ressemblais beaucoup à Maman. Celle-ci se tournait vers nous et nous appelait. Dans un premier temps, je ne perçus aucun son, puis mon nom franchit ses lèvres, suivis par celui de mon frère. Dans mon rêve, celui-ci existait, était en vie et en bonne santé, il avait un nom et une identité. Il s’appelait Rioka.
Une main me secoua brutalement, m’arrachant à ce songe. J’ouvris les yeux dans un sursaut avant de tomber sur le visage de Papa. Il se tenait debout hors de la voiture.
“Aller debout, sors de là.”
Je m’exécutai aussi vite que possible. Mon esprit encore embrumé par le sommeil ne cessait de répéter ce nom. Rioka, c’était le prénom que je voulais donner à mon petit frère. Même si Papa m’avait assuré qu’il était mort, je ne voulais pas y croire, j’étais sûr que c’était faux. Qu’il était encore dans le ventre de Maman et qu’il allait bientôt naître. Il fallait absolument que je la vois pour le lui dire. Je me précipitais dans l'ascenseur. Papa appuya sur l’écran et les portes se refermèrent. Le monte-charge s’éleva sans bruit. Il n’y avait personne à cette heure-ci.
“Tu vois, les rats et les modestes ne travaillent pas si tard, c’est pour ça qu’ils n’arrivent pas à notre niveau. Il faut travailler dur pour être puissant. Tu comprends ?”
J’hochai la tête alors que les portes s’ouvrirent. Je bondis hors de l'ascenseur et courais dans le couloir jusqu'à atteindre notre porte. Papa tapa le code et celle-ci s’ouvrit. Je lui passais devant pour aller chercher Maman, mais alors que je posais un pied sur le parquet, je fus tout de suite stoppé par un changement, quelque chose était différent. Je jetais un regard au salon et découvrais une cloison qui coupait la pièce en deux. Je tournais la tête vers Papa pour comprendre.
“Étant donné que ta mère ne t’apporte rien de bon. Je vous sépare pour que tu puisses te concentrer sur ton apprentissage. Elle, elle, va se reposer et se remettre de la perte du bébé. De cette façon, elle n'interfèrera plus dans ta réussite.” Déclara-t-il avec calme.
Je sentis le sol se fissurer sous mes pieds, en même temps que mon cœur. Je secouais la tête.
“Non… Non, je ne veux pas…”
“Je ne te demande pas ton avis, Suki. Aller va dans ta chambre, je vais te donner des devoirs à faire.”
Une fois de plus, la peur surgit, elle profita de la fissure dans mon être pour se faufiler dans mon corps et l’enchainer de l'intérieur. Mes jambes ne voulaient plus bouger, mes lèvres ne voulaient plus parler et mes oreilles plus entendre. Je fixais ce mur blanc qui me séparait de ma Maman. Un immense sentiment d’impuissance vint empoisonner mon esprit. Des picotements se firent sentir dans mes membres, signe que j’allais faire une crise d’angoisse. Je ne me sentais pas en sécurité avec Papa, pas après ce qu’il avait fait à Maman, pas après tout ce qu'il m’avait dit. Je voulais partir, m’enfuir avec Maman. Les larmes montèrent et une première goutte solitaire ruissela sur ma joue déjà striée par le passage de ses sœurs un peu plus tôt. Je déglutis difficilement, incapable de reprendre mon souffle. Quand je pus enfin bouger, je courais vers le mur et me mit à taper dessus désespérément.
“Maman ! Maman, je veux ma Maman ! T’as pas le droit ! Tu peux pas faire ça, tu peux pas, tu peux pas !”
J’hurlai de toute mon âme, comme si mes cris allaient faire tomber le mur. Papa m’attrapa le bras et me tira dans les escaliers. Je me débattais de toutes mes forces. Je ne voulais plus de ce Papa, je voulais celui qui était gentil avec moi et Maman, celui qui prenait soin de moi. Il parvint à me soulever et à m’emmener de force dans ma chambre. Il claqua la porte derrière lui et me jeta contre mon lit. Mon corps heurta le bois avec force, me coupant le souffle. Je serrai les dents et ouvris les yeux en le voyant s’approcher. Il avait retiré sa ceinture et la tenait fermement dans sa main droite.
La suite, je ne m’en rappelais plus vraiment. Je savais juste qu’il s’était déchaîné sur moi, de longues et interminables minutes jusqu'à ce que je ne puisse plus faire le moindre bruit, jusqu'à ce que je sois brisé, détruit… soumis. Il avait quitté ma chambre, me laissant là, vidé de toute ma joie et de mon innocence. Avec le peu de force qu’il me restait, j’étais grimpé sur mon lit en prenant une peluche de secours que ma mère avait cachée sous mon lit. Je me laissai tomber sur le côté dans un soupir d’inconfort. Mon cœur tambourinait avec violence dans ma tête, ma bouche sèche ne voulait plus s’ouvrir ou sourire. Et mes yeux rougis par les larmes peinaient à rester ouvert.
Tout mon monde venait de s’écrouler en quelques minutes. Tout ce que je connaissais était parti en fumée. Je me sentais trahi, brisé et humilié. Le Suki que j’avais connu était mort sous les coups de mon père.
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