Chapitre 7 Le prix de la hauteur

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J’hochai la tête, en me rappelant ce que mon père disait sur les gens qui vivaient en bas. C’étaient des rats, des vauriens, des voyous dangereux, bestiaux et ignares, sans manières. Pourtant, ce n’était pas ce que je constatai. Jordane avait l’air d’être une femme très gentille, tout comme son fils. Ils ne semblaient pas ignares, ni vauriens, loin de là. Peut-être que mon père ne les avait jamais rencontrés et qu’il portait un jugement infondé ou simplement qu’il considérait tout le monde de cette façon…

“Suki ?”

Je relevai les yeux vers elle et tentai de quitter mes pensées. Cependant, à chaque fois que je pensais à mon père, je pensais à cette nuit, à ses mains, à ses coups, à sa violence et à son corps sur le mien. Un frisson me transperça, aussi violent qu’un coup d’épée. Je secouai vivement la tête comme pour éparpiller ces souvenirs et souris à Jordane. Elle me scrutait d’un regard presque maternel, un peu comme ma mère le faisait lorsque je n’avais pas l’air bien. Ses pupilles sombres, mais rassurantes, me couvraient avec attention.

“Tout va bien ?” demanda-t-elle.

J’hochai la tête et terminai ce qu’elle m’avait servi. Personne ne devait savoir ce qu’il se passait à la maison, sinon mon père serait fou de rage et qui sait ce qu’il me ferait. Tewa revint, un ballon dans les mains et un grand sourire collé au visage.

“Tu viens jouer ?”

Je relevai les yeux sur Jordane, demandant la permission de quitter la table et d’aller jouer, comme j’avais appris à le faire.

“Oui, oui, va. Mais ne vous éloignez pas trop, on ne sait pas qui rôde dans les environs.”

Je me levai d’un bond et abandonnai ma chaise pour rejoindre Tewa. Il me guida en dehors de la maison délabrée, dans une petite cour faite de pierre et de poussière. Il envoya le ballon avec son pied et je courus pour le récupérer.

En haut, nous n’avions pas le droit de jouer ainsi. Les adultes disaient que nous devions apprendre à être calmes, à nous tenir et à être respectables. Donc je n’avais pu jouer qu’avec Aki, dans ma chambre, quand mon père n’était pas là. En parlant de lui, je pensais soudain qu’Aki allait s’inquiéter de ne pas me voir venir à l’école. Il allait certainement rester seul : les autres enfants ne l’aimaient pas parce qu’ils le trouvaient étrange. Pourtant, Aki était le garçon le plus gentil que j’avais rencontré, même s’il avait souvent l’air triste et que je n’avais jamais vu ses parents. C’était quelqu’un d’amusant et d’attentif. Il me manquait.

Un bruit de claque me frappa les oreilles et un choc me poussa en arrière. Je portai mes mains à ma joue, par réflexe, les yeux fermés de peur.

“Oh mince ! Pardon, ça va ? T’as mal ?”

En ouvrant les yeux, je tombai sur Tewa tout près de moi, le regard voilé par l’inquiétude. Il prit ma main pour l’éloigner de mon visage afin d’inspecter ma joue. Je compris que je venais de recevoir le ballon en pleine tête.

“Désolé, j’étais dans mes pensées. Tout va bien”, dis-je pour le rassurer.

“J’aurais pas dû envoyer alors que tu regardais par terre. Pardon.”

Sans que je m’y attende, il me prit dans ses bras pour une étreinte. En haut, on ne faisait jamais ça. Les gens, et même les enfants, ne faisaient jamais rien de la sorte : tout le monde était très pudique. Surpris, je mis un temps avant de réagir et de le serrer timidement à mon tour. Je nichai mon nez contre lui, puis il s’écarta.

“Câlin magique”, déclara-t-il fièrement.

“Qu’est-ce que c’est ?”

“Tu connais pas ? C’est un truc que Maman fait quand j’ai mal. C’est un câlin qui soigne.”

Une délicate chaleur naquit au fond de mon ventre. Il me semblait que ma mère faisait la même chose pour moi lorsque j’avais mal ; cependant, cela ne portait pas de nom.

“Un câlin magique… J’aime bien.”

“Qui n’aime pas ça ? On joue encore ?”

J’hochai vigoureusement la tête et reculai de quelques pas pour l’inciter à lancer le ballon. Nous jouâmes ainsi plusieurs longues minutes. La joie du moment nous avait fait perdre la notion de l’espace, si bien que nous ne nous étions pas rendu compte de la distance à laquelle nous nous trouvions.

Soudain, une main se posa sur mon épaule, me bloquant dans mon mouvement. Je me tournai, m’attendant à voir Jordane. Tout mon corps se figea en un instant lorsque je me rendis compte que ce n’était pas elle, mais un homme à la carrure imposante. Sur son visage se trouvait un sourire sinistre, malsain. Son regard allait de Tewa à moi.

“Salut, les enfants. Vous savez que c’est dangereux de traîner seuls dans les rues ? Vous pourriez tomber sur quelqu’un de mal intentionné”, commença-t-il d’un ton étrangement mielleux.

Tewa fronça les sourcils et s’approcha pour me prendre la main et m’éloigner de l’inconnu, sauf que celui-ci ne desserra pas sa prise de mon épaule, m’empêchant d’avancer.

“Qu’est-ce que tu nous veux ? Dégage d’ici, ou tu auras affaire à ma mère”, rétorqua Tewa avec assurance.

L’homme se mit à rire, un rire froid, presque forcé. Il glissa sa deuxième main dans mes cheveux pour jouer avec mes mèches blanches. Mon estomac se retourna, me donnant envie de vomir. Je tentai de me défaire de sa prise immonde.

“Vous savez qu’un gamin d’en haut est arrivé ici ? Il paraît que c’est le fiston d’un haut placé. Un gosse de riche avec un papa pété de thune… Tout seul dans la fosse aux rats. Le pauvre petit… Qui sait ce qui risque de lui arriver si des méchants le trouvent ?”

Sa voix changea, tout comme son attitude. Il n’avait plus rien d’amical. Sa voix rauque raclait mes tympans et ses mains se resserraient sur moi. La peur s’insinua dans mon corps, prit le contrôle de mon esprit et de mes gestes.

“Laissez-nous tranquilles. Nous ne sommes pas perdus ni seuls”, répondis-je.

Il secoua la tête, un sourire moqueur aux lèvres.

“Si tu savais comme ça a été facile de te trouver… Tout le monde parle déjà de toi et de ton prix. Tu as de la chance que ce soit moi qui t’aie trouvé en premier.”

Mon cœur s’arrêta une fraction de seconde, comme si je venais de me prendre un coup dans le diaphragme. Ma respiration s’interrompit et mes muscles se tendirent. Tout le monde ? De qui parlait-il ?
D’un seul coup, deux autres hommes sortirent de la pénombre. L’un portait un chapeau noir ainsi qu’un long manteau, l’autre un masque qui recouvrait la moitié basse de son visage. Tewa se tourna, sur ses gardes.

“Allez-vous-en ! Laissez-nous ! Vous vous trompez de personnes.”

Alors qu’il allait s’élancer vers moi pour me secourir, l’homme dans mon dos me plaqua contre lui, tira mes bras en arrière pour m’empêcher de bouger et passa un objet pointu sous ma gorge. Je sentais le métal froid contre ma peau. Tewa se figea et fit un pas en arrière, horrifié.

“Mais bordel ! Fichez le camp, laissez-nous !” cria-t-il de nouveau.

L’homme masqué bondit dans sa direction et lui envoya un coup de pied puissant dans le ventre, le projetant plusieurs mètres en arrière.

“Tewa ! Non, stop, arrêtez !” hurlai-je.

La terreur, l’angoisse et la peur entamèrent une valse effrénée à l’intérieur de moi, soulevant mon estomac, retournant mon cœur et comprimant ma poitrine. J’étais impuissant, incapable de me débattre. Sa lame m’effleurait la peau et je sentais un liquide ruisseler le long de mon cou, du sang, peut-être mes larmes.
L’homme masqué s’approcha de nouveau de Tewa, une batte à la main. Mon sang ne fit qu’un tour lorsque je compris qu’il ne comptait pas simplement l’éloigner. Pris d’un élan de courage, je commençai à me débattre de toutes mes forces en hurlant le plus fort possible dans l’espoir d’alerter Jordane. Le métal froid entaillait ma peau, la douleur me faisait serrer les dents à chaque geste. L’inconnu dans mon dos me serrait de plus en plus fort avant de lâcher son arme pour abattre sa main sur ma joue avec force.

“Ferme-la ! Tu vas attirer les nuisibles. Boucle-la !”

Mais ce n’était pas assez pour me faire taire. Je tentai de mordre sa main en vain, sans arrêter d’hurler à plein poumons.
La batte frappa le corps de Tewa dans un bruit de coup terrible. Je vis mon ami se recroqueviller sur lui-même pour tenter de se protéger, puis un second coup vint. Mon assaillant passa son bras autour de mon cou et se mit à serrer, serrer de plus en plus fort. L’air ne pouvait plus passer, je me sentais étouffer. J’allais mourir, il allait me tuer. Désespéré, je me débattais encore et encore avec peine. Plus je bougeais, plus je manquais d’air. Des points noirs dansèrent devant mes yeux, puis ma vision s’assombrit. Ma bouche s’ouvrit à la recherche d’air, mes poumons se comprimèrent pour essayer de respirer. Mes forces me quittaient petit à petit. Je n’arrivais plus à me débattre et tout devint noir. Mon corps se relâcha, sombrant dans le vide.

Des points lumineux troublaient le calme des abîmes. Des voix fortes perturbaient le calme des ténèbres. Mon corps flottait dans le vide, le néant. J’étais mort, probablement. Je n’avais jamais voulu savoir ce qu’il se trouvait après la mort, ça ne m’intéressait pas. J’étais sûrement trop jeune pour penser à ça, pourtant, j’y étais. C’était donc ça, mourir ? Flotter dans une rivière d’obscurité, de calme et de rien pour l’éternité ? C’était d’un ennui affligeant. J’avais envie de voir ma mère. Elle allait être si triste quand elle apprendrait que j’étais mort. Mon père lui laisserait sans doute garder Rioka dans ce cas, étant donné que je n’étais plus là. C’était la seule chose qui me rendait heureux : savoir que mon frère allait pouvoir vivre parce que je n’étais plus. Quelle triste vie, mourir pour laisser quelqu’un d’autre vivre. C’était injustes

“La princesse dort encore ?”

Qui venait troubler mon ennui éternel ?
Les points lumineux se mirent à danser devant mes yeux. Ils avaient l’air très excités à tourner et valser dans tous les sens. C’était presque amusant à voir.
Mon corps fut pris de frissons, un vent frais passait sur ma peau, hérissant mes poils. Si j’étais mort, je n’aurais pas été capable de ressentir le froid. Quelque chose clochait. Je tentai de reprendre possession de mes moyens, de bouger. Puis j’ouvris péniblement les yeux. Une lumière vive m’aveugla, m’obligeant à les refermer aussitôt. Je déglutis en réalisant que je n’étais pas mort et que les voix que j’avais entendues n’étaient pas celles de Jordane et Tewa, mais celles de mes agresseurs.
Après plusieurs secondes, je levai légèrement la tête, scrutant les alentours. Je sentais quelque chose de dur sous moi, dur et froid. J’étais allongé sur un sol en béton nu. La pièce où je me trouvais n’était pas grande : aucune fenêtre, juste une porte, une table et une chaise.
Je tentai de me redresser encore, mais quelque chose bloqua mes mains. Une sensation glaciale envahit mon corps. J’étais attaché.

L’homme qui m’avait étranglé était assis sur la chaise. Il tourna les yeux vers moi et m’observa avec un sourire terrifiant.

“Tu es enfin réveillé.” dit-il en se levant.

Je reculai jusqu’à heurter un mur.

“N’aie pas peur. Je ne te ferai rien.”

“Je ne vous crois pas. Vous m’avez déjà fait des choses.” rétorquai-je, les sourcils froncés.

L’homme se mit à rire en secouant la tête, avant de m’attraper la mâchoire avec sa main, me forçant à le regarder. J’essayai de me défaire de sa prise, en vain.

“Tiens-toi tranquille. Il ne faudrait pas abîmer ce joli minois. Il peut valoir très cher, tu sais ?” Dit-il dans un ricanement, avant de faire claquer sa langue contre son palais

Sa voix mielleuse me donnait la nausée. La colère se mit à gronder au fond de moi, attisée par la peur. Elle grossit jusqu’à envahir mon esprit et en prendre le contrôle.
Sans attendre, je lui envoyai mon front dans la mâchoire. Il tomba à la renverse dans un cri. Je profitai de ce moment pour tirer sur mes liens et m’enfuir à l’autre bout de la pièce. Je n’allais pas me laisser faire. Je ne me laisserais plus jamais faire. Pas après ce que mon père m’avait fait. J’avais compris que si je ne me battais pas, cela se reproduirait. Et pas qu’avec lui.

Mon agresseur se releva en se frottant la mâchoire, le sourire aux lèvres.

“T’es un teigneux. J’aime ça. Continue de te débattre. À la fin, ce sera toujours moi le vainqueur. Tu veux faire l’animal sauvage ? Très bien. Je vais réussir à te rendre docile et je n’hésiterai pas à utiliser la force.”

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