La gloire du monde

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Sa voix résonnait contre les murs de notre prison. Un frisson me parcourut l’échine alors que la peur plantait sa graine dans mon ventre. Dans mes bras, Aki se contracta lui aussi. Nous étions sur nos gardes. Il s’approcha, d’un pas lent, presque détaché, toujours ce même sourire collé au visage. J’avais envie de le lui arracher à grands coups de poing. Il déposa deux gamelles en métal sur le sol.

« Venez. C’est pour vous. »

Il fit trois pas en arrière et s’installa sur la chaise. Méfiant, je me redressai lentement, quittant les bras réconfortants d’Aki. À quatre pattes, j’approchai, observant ses gestes pour déceler un potentiel piège. Mais il n’avait pas l’air d’y en avoir. Il voulait peut-être juste nous regarder manger. Un froissement de vêtements derrière moi m’indiqua que mon ami me suivait. Je m’assis devant la première gamelle et la soulevais pour la porter à mon visage et sentir le contenu. Je reculai brusquement, le nez froncé par l’odeur rance qui s’en échappait. Une puanteur grâce, écœurante qui me retournait l’estomac.

« C’est quoi, ce truc ? »

« De la pâtée pour chien. Mange, et ne fais pas d’histoires. »

« De la… Vous avez vraiment un grain… Je préfère encore mourir de faim. » dis-je en jetant la gamelle à ses pieds, le regard plein de dédain.

Je perçus un frémissement chez mon ravisseur. Pas de peur, non. Loin de là. C’était plutôt un frisson d’envie, comme celui que j’avais vu chez mon père quand je pleurais. Ça lui faisait envie que je me rebelle. Cet homme était immonde, il me donnait la nausée. Comment osait-il nous prendre pour ses chiens, pour ses jouets ? Il était hors de question que je me laisse faire.
Pourtant, lorsque je baissai les yeux sur Aki, je fus surpris de le voir manger la pâtée sans rechigner. Je la lui poussai loin. Non, non… Il ne pouvait pas faire ça.

« Ne mange pas ça ! C’est sûrement vraiment mauvais, tu vas être malade. Ne te plie pas à ses désirs. »
« Tout va bien, Suki. C’est ce que mangent beaucoup de gens d’en bas. C’est la seule chose qu’on trouve facilement ici. C’est pas si mauvais que ça », dit-il d’un ton rassurant.

Je fronçai les sourcils et le nez, abasourdi. Il me faisait une farce, les gens d’en bas ne pouvaient pas manger cette chose tout le temps…

« C’est un malin, ton petit copain. Il sait comment ce monde fonctionne. »

L’immonde poussa de nouveau l’écuelle que j’avais jetée à mes pieds. Je jetai un regard vers Aki, qui avait repris son repas. Je déglutis et pris une poignée dans ma main avant de la porter à ma bouche. L’odeur me dégoûtait, mais la faim me creusait le ventre. Je pris une inspiration, me rechargeant en courage par la même occasion, puis ouvrit la bouche pour croquer dans un morceau. Il glissa sur ma langue en morceaux visqueux, éparpillant ses saveurs sur mes papilles. La texture était étrange, humide et tiède. La main d’Aki se posa sur ma cuisse, comme pour m’encourager. Après une grimace de dégoût, je me mis à manger sans faire d’histoire. J’avais bien trop faim pour refuser.

L’immonde nous observa tout le long avec un air satisfait, comme s’il était content de nous voir aussi dociles. Ça me donnait la chair de poule de le voir faire alors que la honte d’avoir obéit me prenait aux tripes.

Une fois terminé, je repoussai la gamelle et repartis à quatre pattes dans le fond de la cage, Aki sur les talons. Nous nous installâmes contre le mur, puis il se glissa dans mes bras. Je le serrai contre moi sans quitter notre ravisseur des yeux, essayant de lui faire comprendre toute ma colère et ma haine envers lui. Il se leva et s’approcha de nous. Je tentai de reculer, mais sa main finit par se poser sur ma tête. Il ébouriffa mes cheveux dans un geste bien trop doux. Intrigué, je fronçai les sourcils. Il devenait gentil comme ça, d’un seul coup ?

Il se recula et quitta la pièce, nous laissant enfin seuls.

« Mais pourquoi a-t-il fait ça ?... » demandai-je en baissant les yeux sur Aki.

« Il essaie de te faire penser qu’il n’est pas si méchant que ça. C’est comme ça qu'ils font…Ils brouillent tout. Gentils, cruels… Jusqu’à ce que tu ne saches plus qui choisir.”

Les mots d’Aki résonnaient dans ma tête, des images de choses que j’avais vécues défilaient devant mes yeux. Je voyais les attentions de mon père, le sang sur le tapis et le regard vide de ma mère, ou ses doigts pleins de chaleur, mon souffle coupé par la peur, les douleurs après la nuit qu’il avait passée dans ma chambre. C’était donc ça : il ne faisait pas cela pour se faire pardonner. Ce n’était nullement de l’amour, c’était de la ruse. Il fallait que j’en aie le cœur net, j’avais besoin de comprendre.

« Aki… Je peux te parler d’un truc ? »

« Oui, Suki ? Je t’écoute. »

Il me sourit et serra sa prise sur moi. Je fermai les yeux et pris une inspiration pour calmer mon cœur qui battait à tout rompre dans ma cage thoracique.

« Tu sais… La nuit dernière, mon père a fait quelque chose… » commençai-je.

Chaque mot me brûlait la langue, mais je continuais à raconter, à expliquer ce qu’il m’avait fait subir. Plus je parlais, plus je revoyais ses mains, je sentais son souffle et son poids sur moi. Une première larme solitaire roula sur ma joue, rapidement suivie par ses sœurs. Aki ne me lâcha pas une seule seconde durant mon récit. Je voyais son regard sombre se durcir et la peine qu’il ressentait grandir, de la haine aussi sûrement. Je ne voulais pas qu’on ait pitié de moi, je voulais juste comprendre ce qu’il s’était passé, savoir si c’était normal, s’il m’aimait toujours.

Alors que j’eus fini, un lourd silence envahit la pièce. Aki recula un peu afin de mieux me regarder. Il prit mon visage en coupe. Comme les miens, ses yeux étaient humides.

« Tu sais… Ma famille est un peu spéciale, donc j’ai très vite appris à comprendre ce qui était normal ou non… Et ça… Ce que ton père t’a fait, ce n’est pas normal… Ce qu’il a fait à ta maman non plus. Ma maman m’a appris que personne n’avait le droit de faire des choses que tu ne veux pas, et… Tu ne voulais pas. »

Je secouais la tête. Ses mots m’offraient une grande bouffée de soulagement, mais comprendre que ce que j’avais vécu n’était pas normal et que mon père n’avait pas le droit de faire ces choses me brûlait le ventre. Je me pliai en deux, suffoquant sous le poids de ces révélations. Aki continua d’une voix tendre pendant que sa main me caressait les cheveux.

« Ses gestes d’amour après t’avoir fait toutes ces choses sont là juste pour te manipuler… Pour que tu restes gentil et sage. Mon premier papa faisait un peu la même chose avec ma maman. »

Ma vision devint trouble, mes mains tremblaient et mes larmes dévalaient mes joues sans aucune retenue. C’était atroce, tout mon monde s’effondrait. Mon père n’avait pas le droit de nous faire toutes ces choses, et j’en prenais enfin conscience. Il fallait que ça s’arrête. Tout de suite. À n’importe quel prix. Mais comment ? Comment un enfant de sept ans pouvait-il lutter contre la volonté de son père ? Même ma mère n’avait rien pu faire, alors je ne pouvais pas non plus. J’étais condamné à le voir venir dans ma chambre à la nuit tombée, à le laisser faire, à le laisser me frapper. Je ne voulais plus, je ne voulais plus jamais vivre quelque chose comme ça. Il fallait que je fasse quelque chose.

Ma respiration devint de plus en plus forte, ma vision se rétrécissait, signe d’une crise d’angoisse. Aki resta stupéfait quelques instants avant d’agir. Le pauvre, il avait déjà dû subir plusieurs de mes crises depuis qu’on se connaissait. Il prit mes mains dans les siennes et les serra avec force. Il me prit contre lui et colla mon oreille contre son cœur pour que le mien se cale sur ce rythme lent et calme.

« Tout va bien, Suki. Respire avec moi, Ok ? Regarde-moi, écoute ma voix.»

Mes yeux cherchaient un point fixe, mes ongles s’enfonçaient dans ma paume. Je tentai de suivre ses indications du mieux que je pouvais.
Puis le calme finit par arriver. Lentement, ma respiration retrouva un rythme stable, mon cœur cessa de s’emballer et mon esprit se concentra sur mon ami, et non plus sur mes doutes et sur mon père. Lorsqu’il comprit que j’avais retrouvé mes moyens, Aki me sourit et s’aventura à déposer un baiser innocent sur ma joue. Je me reculai d’un seul coup, surpris par ce geste inattendu. On avait toujours été proches, mais il n’avait jamais montré ce genre de signe d’affection. Mon père me tuerait s’il savait ce qu’il venait de se passer. Je dévisageais Aki sans savoir quoi dire.

« Pardon, je voulais pas te faire peur… » dit-il en baissant les yeux, gêné.

Mon père serait très mécontent, mais je ne pouvais pas nier que ce petit geste était agréable. C'était aussi doux que lorsque ma mère m’embrassait le front avant de me coucher. J’avais besoin de cette douceur, de cette tendresse. Je pris mon courage à deux mains et lui fis un sourire timide avant de lui déposer un léger baiser à mon tour. Nous nous retrouvâmes bien bêtes à glousser tous les deux en nous regardant, le rouge aux joues.

« C’est pas un truc que les amoureux font normalement ? » dis-je pour briser le silence.

Aki haussa les épaules.

« Je ne sais pas vraiment, et puis… on s’en fiche, non ? »

Je l'observais avant de laisser échapper un petit rire. Il avait raison, ce n’était pas du tout notre priorité et puis, personne ne nous verrait jamais faire cela.

Après plusieurs minutes dans le calme, je relevai la tête.

« Comment on sort d’ici ? »

« Il va falloir qu’on ruse… Ils sont plus nombreux et plus forts que nous. On pourrait leur faire un piège ? » proposa Aki en quittant mes bras.

« Quel genre ? »

« Je sais pas vraiment… Le genre qui surprend ? Comment faire semblant d’être blessé pour l’attaquer ? Quelque chose comme ça ? »

Nos esprits d’enfants se mirent à chercher, à réfléchir et à manigancer pour trouver un moyen de fuir. Nous partagions toutes nos idées, des plus faibles aux plus absurdes. Quelque chose dans le lot allait forcément être faisable. Nous chuchotions pour ne pas nous faire entendre ou remarquer par nos ravisseurs. Ils ne devaient se douter de rien, sous peine que tout échoue.

Lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, nous nous tûmes. L’immonde entra avec une nouvelle gamelle. Je ne m’étais pas rendu compte que la journée était passée, mais mon corps fatigué et mon estomac vide me rappelèrent à l’ordre. Il ne fit pas la même scène que précédemment. Il se contenta de poser les gamelles sur le sol, à bonne distance de la porte, avant de reculer et de s’asseoir sur la table.

Je m’avançai, le nez retroussé de dégoût, puis plongeai mes mains dans la nourriture pour la porter à ma bouche.

« Vous êtes bien calmes ce soir. Qu’est-ce qu’il se passe ? »

Je relevai un regard mauvais vers lui sans répondre. Il se jouait de nous, de notre état et de notre situation. Je commençais à comprendre ses intentions à travers l’intonation de sa voix. Il était ravi de voir que nous ne nous rebellions plus, que la crainte nous guidait sagement. Mais il était loin de se douter que nous avions déjà établi un plan de fuite.

À ma gauche, Aki dévorait sa nourriture sans hésitation. Il était toujours aussi frêle sous ses vêtements sales, comme s’il ne mangeait pas à sa faim habituellement. Je commençais à me poser de plus en plus de questions sur lui, sur sa présence ici, sur le fait qu’il semblait connaître et comprendre les codes d’en-bas. Il avait peut-être pu les apprendre par les ragots de ses parents, mais cela restait étrange : il y avait quelque chose qu’il me cachait.

« Gamin, viens par là. » ordonna l’immonde depuis son trône.

Impossible de savoir à qui il parlait entre nous deux. C’était sûrement fait exprès. Aucun de nous ne réagit.

« On ne me répond pas ? Très bien, sache que j’ai déjà trouvé à qui je vais te revendre. Tu seras très content de rencontrer ton nouveau propriétaire demain. »

Un frisson de dégoût me transperça le corps en même temps qu’un haut-le-cœur. Revendre ? Propriétaire ? C’était de moi qu'il parlait ainsi ? Comme si je n’étais qu'un vulgaire animal exotique…
Il posa pied à terre et s’approcha de moi, passant devant Aki sans lui porter attention. Je reculai pour ne pas le laisser m’atteindre, mais rapidement mon dos rencontra le mur. Il glissa ses doigts sous mon menton, me forçant à croiser son regard. Ses yeux étaient sombres, dénués d’empathie, vides d’émotion. J'essayais de lui faire passer toute ma haine. Il tenta de me caresser la joue avec son pouce, mais j’attrapai celui-ci entre mes dents et le serrai de toutes mes forces. Il se jeta en arrière dans un hurlement. Un goût métallique se répandit dans ma bouche : le sang. Il me fusilla du regard en se relevant. En quelques enjambées, il fut de nouveau au-dessus de moi, mais il n’était plus question de me laisser faire ou de le craindre. La peur devait changer de camp. Je ne baissais pas les yeux face à lui.

Soudain, sa main rencontra ma joue avec force, envoyant ma tête sur le côté dans un violent bruit de claque. Une puissante chaleur me brûla la peau ; la douleur fut immédiate et se répandit sur tout mon visage, forçant des larmes à couler sur mes joues. Je portai ma main à ma peau, touchant cette brûlure du bout des doigts. Aki n’avait pas bougé, sous le choc. Il me regardait avec de grands yeux désolés. Je serrai les poings, alors qu’un sentiment nouveau bouillonnait au fond de mon ventre : la rage.

Je me levai d’un bond et envoyai mon poing de toutes mes forces dans son entre-jambes. Mon père m’avait bien fait comprendre que cet endroit était sensible chez les hommes. J’allais profiter de cette faiblesse.

« Maintenant ! » hurlai-je à Aki pour qu'il mette notre plan à exécution.

Nous n’avions pas prévu de faire cela ce soir, pas comme ça, pas dans la précipitation, mais maintenant que l’ouverture se présentait, nous ne pouvions plus faire demi-tour. Il se mit sur ses jambes et attrapa la chaise non loin avant de courir dans la direction. Je l’aidai à soulever le mobilier pour lui donner assez d’élan. Ensemble, nous la lâchâmes sur l’immonde, qui tomba en arrière dans un cri. Aki s’empara du trousseau de clés accroché au pantalon de notre cible et me détacha. Ensuite, nous courûmes vers la porte. Celle-ci s’ouvrit sans résistance ; encore une fois, il ne l’avait pas fermée.

Nous étions hors de la pièce. Il ne nous restait plus qu’à trouver la sortie du bâtiment. Aki me tira dans le premier couloir à droite, puis il plongea dans la bouche d’aération, juste assez grande pour nous deux. Nous nous faufilâmes dans le conduit avec le plus de discrétion possible.

« Putain, retrouvez-les ! Ils ne doivent pas être loin ! »

La voix de l’immonde résonnait derrière nous. Je pressai Aki pour qu’il avance plus vite. Pieds nus et à peine vêtus, je rampais face contre le métal froid du tuyau. Nous passâmes au-dessus d’une pièce, puis d’une autre.

« Tu sais où tu vas ? » demandai-je, ne reconnaissant rien.

« Suis-moi, je crois que c’est par là. »

Il se faufila jusqu'à une grille donnant sur un couloir désert. Il poussa sur l’ouverture et la grille tomba plusieurs mètres plus bas. Je déglutis en comprenant la hauteur à laquelle nous nous trouvions.

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