Chapitre 10 L'âme qui veille sur moi

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Aki se décida en premier : il glissa ses jambes dans le trou du conduit et se laissa tomber avant d’atterrir un peu maladroitement en bas.

« C’est pas si haut, tu peux le faire ! »

Je m’avançai vers le précipice d’un pas hésitant. J’avais l’impression de devoir me jeter dans le vide depuis le haut d’un building. Je n’avais pas peur des hauteurs, normalement… alors pourquoi celle-ci me terrifiait-elle ?

« Suki, dépêche-toi, ils arrivent ! » cria Aki en tendant les bras vers moi.

Je me positionnai au-dessus du trou, une jambe dans le vide, puis la seconde. Je pris une inspiration tremblante avant de fermer les yeux et de me laisser glisser. Mon corps heurta violemment le sol. Mon souffle se coupa le temps d’une seconde.

« Merde, Suki, ça va ? »

Il me prit la main et m’aida à me remettre sur mes jambes. J’étais sonné, ma vision était trouble, mais il n’y avait pas de temps à perdre. Il me tira vers la gauche et nous partîmes en courant alors que des bruits de course se rapprochaient de nous.

La peur me tordit le ventre. Ma main glissait de celle d’Aki, qui fut contraint de me saisir par le poignet pour ne pas me lâcher. Ma respiration sifflait à travers ma gorge, mes poumons hurlaient de m’arrêter. Je n’en pouvais plus… mais quelque chose de bien plus fort me poussait à continuer de courir toujours plus vite : l’envie de vivre.
Nous déboulâmes devant la porte du bâtiment : la liberté était à portée de main. Aki se précipita et ouvrit l’immense battant du complexe. Je dus lui venir en aide et, à deux, nous parvînmes à pousser la porte et à nous faufiler dehors. Je balayai les alentours du regard pour savoir dans quelle direction fuir, quand un bruit assourdissant me glaça le sang.

Un souffle puissant effleura ma joue, plus violent que la gifle. Aki s’immobilisa lui aussi, terrifié.

« Où est-ce que vous pensez aller comme ça ? »

« C’est mignon comme tout, ils essaient de s’enfuir ensemble. » dit l’Immonde avant de faire claquer sa langue contre son palais.

Je reconnus immédiatement ces voix : nos ravisseurs nous avaient rattrapés. En me retournant, je vis une arme dans les mains de l’Immonde. Ce qui voulait dire que ce qui m’avait frôlé… c’était une balle. Il nous avait tiré dessus. Son acolyte était également armé. Nous n’avions aucune chance. Un sifflement me déchira l’oreille, la balle ricocha quelque part derrière nous

Je levai les mains en l’air, comme j’avais vu faire tant de fois à la télévision lorsqu’il y avait des armes. Mon cœur battait à tout rompre dans mes oreilles. La peur de mourir avait cloué mes pieds au sol : j’avais beau essayer de bouger, rien à faire.

« Laissez Suki tranquille ! Il ne vous a rien fait de mal ! Et quand son père apprendra que c’est vous qui le détenez, il viendra vous tuer ! »

Le ton d’Aki tremblait, mais il était déterminé. Je ne savais pas où il puisait un tel courage. Depuis qu’il était arrivé dans la cellule, il avait montré une autre facette de lui : plus sûr, plus courageux, téméraire même.

L’Immonde s’approcha de nous, son arme pointée et prête à tirer. Mon cœur tambourinait dans mes tempes, et des gouttes de sueur perlaient le long de mon front. J’étais épuisé, à bout de force.

Soudainement, Aki ramassa une poignée de sable et de poussière pour la jeter au visage de nos agresseurs, créant un brouillard improvisé. Il me cria de courir, et j’obéis. Il m’entraîna dans un dédale de ruelles. Rapidement, mon souffle vint à manquer. La main d’Aki se glissa dans la mienne pour m’encourager.

Lorsqu’il estima que nous étions assez loin, il ralentit.

« Tu sais… y'a des trucs que je t’ai pas dis sur moi. » chuchota-t-il, le souffle court.

Ce n’était clairement pas le moment pour une confession, mais peut-être sentait-il le besoin de se livrer. Je l’écoutais en scrutant autour de nous.

« Je ne suis pas un enfant d’en haut. Je suis né ici, dans les bas-fonds. »

Je me stoppai et tournai la tête vers lui, abasourdi. Il n’avait en rien l’air d’un enfant des bas-fonds… mais il n’avait pas non plus l’air d’être un enfant d’en haut.

« J’ai été récupéré par une famille d’en haut quand ils sont venus chercher des travailleurs. J’ai pas connu mes parents biologiques. Ma vraie mère ne voulait sûrement pas avoir d’enfant. J’connais bien ce monde-là et quand je t’ai vu suivre cet homme étrange, j’ai senti que quelque chose n’allait pas. Je t’ai suivi et t’es allé tout en bas. Après ça, je t’ai perdu jusqu’à ce que tu t’fasses prendre par ces gens. Je suis désolé, j’aurais dû t’faire remonter tout de suite », dit-il sans me regarder un seul instant.

Mon esprit tournait à toute allure et un tas de questions s’emmêlaient dans mon crâne. Comment se faisait-il que je n’avais rien remarqué ? Et pourquoi ne m’avait-il rien dit tout ce temps ?

« Ne… t’excuse pas. Je suis content que tu oses me le dire, même si ce n’est pas la meilleure des conditions. Tu sais comment remonter ? »

« Oui, il y a un passage qui n’est pas surveillé. C’est une ancienne mine. Un des élévateurs fonctionne encore. »

Il zieuta encore derrière lui avant de se remettre à courir en me tirant par la main. Je le suivais, courant aussi vite que mes petites jambes le pouvaient.
Nous nous pensions loin du danger, pourtant celui-ci apparut juste devant nous, au détour d’une ruelle. L’Immonde était là, à quelques mètres devant nous, armes au poing. Un sourire mauvais se dessina sur son visage. On aurait dit un chasseur prenant plaisir à traquer ses proies.
Aki ne perdit pas une seconde et fit volte-face avant de me pousser aussi fort que possible, loin du danger.

« Cours ! Rejoins la mine au sud et ne te retourne pas ! Je vais les ralentir », ordonna-t-il en se mettant face à nos agresseurs.

Pris dans l’hésitation, je ralentis.

« Non, non, je ne pars pas sans toi ! Aki, cours ! »

Mais il n’y avait rien à faire. J’avais beau lui hurler dessus, il ne se retournait pas. Il continuait à leur faire face avec tout le courage du monde.
Ma gorge se serra quand un bruit sourd retentit entre les bâtisses : le bruit d’un coup de feu.
La balle heurta Aki de plein fouet. Son corps fut projeté en arrière dans un souffle.
Mon cœur loupa un battement, peut-être même deux. Je n’avais jamais vécu une telle chose ; je n’avais vu des armes à feu que dans des films. Pourquoi tout cela nous arrivait-il ? Qu’avions-nous fait de mal ?

J’hurlai, transi par la peur, et me laissai tomber à genoux près d’Aki.
Il avait placé ses deux mains sur son ventre, d’où s’écoulait un liquide rougeâtre à la forte odeur de fer.
Je tentai d’arrêter les saignements avec mes mains, mais le trou créé par la balle laissait passer trop de sang.
Je sentais Aki perdre son énergie dans mes bras, alors que nos ravisseurs se rapprochaient.
Je tentai de nous lever pour fuir, mais il était trop lourd et incapable de marcher par lui-même.
Réfléchissant à toute allure, je commençai à le traîner sur le sol sale et poussiéreux des bas-fonds. Celui-ci se tachait de rouge sur notre passage.
Aki finit par me prendre la main.

« Vas-y… Pars, c’est après toi qu’ils en ont. Ils ne me feront rien à moi. »

« Je ne peux pas te laisser ici ! Tu perds trop de sang, tu vas mourir si je pars ! »

« Ne t’en fais pas… Suki, s’il te plaît, enfuis-toi. Il est encore temps, pars ! » cria-t-il en puisant dans le peu de force qu’il lui restait.

L’angoisse me serrait le ventre et le cœur. Il m’était impossible de réfléchir convenablement : la seule chose qui hurlait dans mon esprit, c’était que je ne devais pas l’abandonner.
Mais Aki en décida autrement. Il parvint à se relever difficilement et se mit à marcher droit sur nos agresseurs, d’un pas déterminé.

« Aki ! Non, non, ne fais pas ça ! »

En vain, il ne m’écoutait déjà plus. Il se tourna une dernière fois vers moi, un sourire timide sur le visage.

« Profite-en pour fuir. J’ai été ravi de te connaître, Suki », souffla-t-il dans un quasi murmure.

Puis, son corps s’écroula une nouvelle fois alors que plusieurs balles venaient de le heurter.
Les larmes me brûlaient les yeux, mais je n’avais pas le temps de pleurer mon ami : il fallait que je survive.
Je pris mes jambes à mon cou et m’enfuis dans un dédale de ruelles étroites.
J’entendais leurs pas me suivre, leurs voix me dire d’être gentil, d’être sage et de venir avec eux, mais je n’écoutais plus rien.
Il n’y avait que la voix d’Aki qui résonnait dans mes oreilles, il n’y avait que son dernier sourire qui dansait devant mes yeux embrumés.
Je courais aussi vite que possible, jusqu’à en perdre haleine.
Je continuai ma course folle jusqu’à ne plus entendre les pas pressés de l’immonde et de ses hommes.
J’avais visiblement réussi à les semer après des dizaines de détours, de changements de direction et un sprint qui m’avait valu une douleur atroce à la poitrine.
L’air chaud me brûlait la gorge et les poumons, des étoiles dansaient devant mes yeux.
Je me laissai glisser contre un mur, à l’ombre d’une bâtisse abandonnée.
Mon corps endolori par ma course tremblait encore à cause de l’effort. Je tentai de reprendre mon souffle tant bien que mal.
J’avais faim et j’avais soif. Je voulais retourner à la maison, voir ma mère et dormir dans ses bras. Mais il fallait que je me rende à la mine pour cela, comme Aki me l’avait dit.

Je restai ainsi plusieurs longues minutes jusqu’à ce que je me sente de nouveau vivant.
« Vivant », c’était un mot bien erroné, après ce que je venais de vivre, après les sévices et la mort de mon meilleur ami.
Je n’étais plus vivant, je n’avais plus rien du petit garçon que j’étais avant de descendre.
Mon père m’avait déjà changé, mais cette expérience m’avait profondément traumatisé.
Pourtant, aucune larme ne coulait sur mes joues, pas encore en tout cas. Je me forçais à tenir bon, le temps d’être hors de danger.

Après m’être reposé, je me levai péniblement, dépoussiérais mes vêtements et me mis en route.
Je tentai de me repérer dans ce monde qui n’était pas le mien, dans cette ville hostile où chaque personne pouvait être dangereuse.
Je zieutais partout, sur mes gardes à chaque seconde, de peur que l’immonde ne revienne ou qu’un autre dans son genre s’en prenne à moi.
Il fallait absolument que je trouve de quoi manger et de quoi boire. Peut-être retrouver Jordane et Tewa ? Ils semblaient être des gens de confiance, mais comment retrouver leur maison dans toutes ces rues ?

« Je suis complètement perdu… Je ne sais pas où je vais… »

Je ne savais pas où se trouvait le sud pour rejoindre l’ancienne mine. Je me sentais tellement seul et si perdu.
Je marchai toute la journée, errant dans les rues poussiéreuses. Jusqu’à ce que les lumières artificielles s’éteignent, signifiant que la nuit était tombée.
Je cherchais un endroit calme pour dormir un peu. Je trouvai un petit renfoncement dans un muret. Je m’y glissai après avoir vérifié que personne ne me suivait.
L’espace était restreint, mes jambes restaient pliées par manque de place, mais au moins j’étais à l’abri des regards. J’étais en sécurité.
Je soupirai de tout mon saoul et mes yeux se mirent à brûler. Je lâchai enfin un peu de pression et ouvris les barrières de mes émotions.
Une première larme, courageuse, se glissa sur ma joue, ruisselant jusqu’à mon menton pour finir par tomber sur le sol. Elle fut rapidement suivie par bon nombre de ses sœurs.
Je m’autorisai enfin à pleurer, à décharger tout ce que j’avais ressenti.
Je me serrai en boule contre le sol en béton nu. Un sanglot secoua mon corps, le premier d’une longue série.
Je revoyais le corps d’Aki, touché par les balles, le sang jaillissant de ses plaies, et son sourire… Mon cœur se serra à en faire mal.
Il s’était donné pour ma survie. Pourquoi avait-il fait cela ? Pourquoi m’avait-il caché qu’il venait d’en bas ? Pourquoi m’avait-il suivi au lieu de prévenir quelqu’un ?
Tant de questions, si peu de réponses.
Je restais là, à sangloter et à pleurer mon malheur, la perte de mon meilleur ami… Je lui en voulais terriblement pour s’être sacrifié, pour m’avoir laissé seul dans cet enfer.
Mais celui à qui j’en voulais le plus, c’était moi.
J’aurais dû être plus fort, plus courageux… plus quoi au juste ? Je n’en savais rien.
J’aurais juste dû être plus capable, pour lui, pour moi.
Peut-être que si j’avais su résister, si j’avais su me défendre, Aki serait encore là et je n’aurais pas à supporter les souvenirs des mains de l’immonde sur mon corps.
Il fallait que cela change : une fois que je serais en haut, mon père recommencerait aussi.
Je devais devenir aussi fort mentalement qu’Aki. Je n’allais plus jamais me laisser faire.


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