Chapitre 11 il faut survivre

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Ma nuit fut courte et très agitée. La chaleur insoutenable m’empêchait de dormir convenablement, tout comme le stress d’être vu ou trouvé par l’Immonde et ses acolytes. J’ouvris les yeux lorsque les lumières artificielles s’allumèrent enfin. Je sortis de mon trou avec méfiance, observant autour de moi. Il n’y avait personne, pour le moment. Cette nuit, un grand nombre d’individus étaient passés non loin.

Je quittai ma cachette avec appréhension, avançant comme un animal sauvage. Une fois dehors, je me mis en quête d’un repas. J’allais peut-être devoir le voler, mais je n’avais pas le choix. Je me faufilais dans les ruelles, évitant les zones trop dégagées, esquivant le regard des gens. À chaque fois que je croisais quelqu’un, mon estomac se serrait, de peur de voir l’Immonde. Je voulais également retrouver le corps d’Aki pour ne pas le laisser là-bas… Qui sait ce qu’ils en feraient ?

Mon attention fut piquée par la douce odeur du pain chaud. Moi qui pensais qu’il n’y avait rien à manger dans les bas-fonds, j’avais tort. Plein d’un espoir nouveau, je me précipitai vers la source. L’odeur provenait d’un petit stand tenu par un homme. Des miches de pain chaudes y étaient alignées.

« B-Bonjour, Monsieur. Ils ont l’air bons, vos pains, commençai-je. »

« Bonjour, mon garçon. Ils le sont. Tu en veux un ? C’est trois flash. »

« Je n’ai rien sur moi… et je n’ai pas mangé depuis plusieurs jours. Je suis perdu. »

L’homme m’observa un moment, cherchant peut-être le mensonge dans mon discours, mais il n’y en avait pas. J’avais quelques flashs en descendant, pour le transport, mais l’Immonde me les avait dérobés, tout comme mes vêtements. Je ne portais plus qu’une longue chemise. Il se décida et coupa son pain en deux avant de me tendre un morceau. Je le pris sans réfléchir et croquai dedans avec appétit.

« Tu dois avoir soif aussi, viens derrière mon rideau, j’ai de quoi boire pour toi. »

J’hochai la tête et passai derrière le stand pour suivre l’homme. Un rideau fait de vieux tissus colorés servait de porte d’entrée à sa maison. Comme toutes celles qui se trouvaient ici-bas, elle était en piteux état. Des planches manquaient un peu partout, les fenêtres n’avaient pas de vitres, seulement des bouts de bois cloués à la va-vite. Le sol était jonché de saletés.

Il me tendit une carafe d’eau. Je le remerciai et bus à grandes gorgées. Je n’avais eu que très peu à boire dans l’antre de l’Immonde ; la soif me tiraillait depuis mon arrivée, et encore plus après ma course folle vers la liberté. Seulement, après plusieurs gorgées, je sentis un goût étrange dans l’eau… comme un goût de médicament. Je relevai les yeux vers l’homme. Un sourire s’était installé sur son visage ; un sourire que je reconnus. C’était le même que l’Immonde arborait lorsqu’il se jouait de moi.

Je lançai ma cruche d’eau sur l’homme et pris mes jambes à mon cou. Je courus de toutes mes forces vers la sortie alors qu’il se mettait à hurler dans mon dos. Je dérobais deux morceaux de pain au passage et m’enfuis aussi vite que possible. Il me pourchassa un moment avant de s’arrêter.

Une fois sûr et certain que je lui avais échappé, je m’autorisai à ralentir pour reprendre mon souffle.

« Ne fais plus confiance à personne… » chuchotai-je pour moi-même.

Mes mains tremblaient encore de peur. Je me revoyais enfermé, comme avec l’Immonde, abusé et battu encore une fois. Les hommes étaient dangereux, méchants et obscènes. Il fallait que je reste loin d’eux.

Je me cachai dans un coin tranquille, m’assis et pris le temps de me calmer à l’ombre des regards.
Les lumières artificielles étaient déjà très lumineuses quand je parvins enfin à me détendre. J’avais mangé un autre morceau de pain et gardais le reste pour plus tard. Je ne savais pas comment me rationner, alors je faisais comme je pouvais. Je n’avais aucune idée de la quantité à manger pour survivre. Je maudissais mon âge si bas ; à cause de lui, je ne connaissais rien à la vraie vie.
J’étais perdu et insouciant dans un monde brutal, qui n’avait pas l’air de vouloir m’attendre. Il fallait que j’apprenne les choses par moi-même, que je teste pour savoir comment survivre.

Empli d’une détermination nouvelle, je quittai ma cachette pour partir explorer les environs. J’espionnai les conversations, espérant entendre parler de la mine ou même de Jordane et Tewa. Je voulais les revoir. Maintenant que j’avais perdu mon meilleur ami, l’idée d’être seul m’angoissait terriblement. Aki… Qu’est-ce qu’il me manquait.

« T’es sûr qu’c’est par là ? »
Je tournai la tête en direction du bruit. Une voix féminine, fluette et légère, se fit entendre.
« Oui puisque j’te l’dis », répondit une voix de jeune garçon.

Je m’approchai des voix, plus en confiance qu’avec des adultes. Au tournant d’une rue, je croisai la route d’un duo : un garçon et une fille. Ils avaient l’air d’avoir le même âge, un peu plus vieux que moi. La fille était rousse, avec de beaux yeux verts et une robe rose assez longue, mais sale. Le garçon, quant à lui, était blond. Il avait les yeux bleus, les joues tachées de boue et un regard dur. Il portait un haut à rayures abîmé et un short qui laissait voir ses genoux blessés.

Ils s’arrêtèrent en me voyant. Nous restâmes là, à nous toiser quelques instants. Puis la fille prit la parole :
« T’es qui ? »
« Suki. Et toi ? »
« Mao. Et lui, c’est Mei. »
« Vous savez où se trouve la vieille mine au sud ? » demandai-je d’un ton sûr de moi et décontracté, comme eux.

Mao hocha la tête en se mettant sur la pointe des pieds, l’air enjoué.
« T’es perdu ? »
« Oui. Mon ami s’est fait tuer, il faut que je parte. »

« Ils sont à tes trousses ? »

J’hochai la tête. Cette très courte conversation créa une sorte de connexion entre nous. Elle zieuta autour d’elle et me prit la main pour me traîner dans un coin calme et discret. Elle se faufila derrière une balustrade abîmée. Mei la suivit et je fis de même.

En me relevant, je découvris une cabane en pierre, vieille et usée par les années. Mao se laissa tomber sur un matelas d’oreillers et de couvertures avant de tapoter la place à côté d’elle pour m’y inviter.

J’hésitai une seconde et jetai un coup d’œil à Mei qui hocha la tête, comme pour me donner le droit de m’asseoir à côté d’elle. Je m’installai, et elle commença à me poser des dizaines de questions. Ils avaient tout de suite compris que je ne venais pas d’en bas, à cause de ma façon de parler, disait-elle.

Je leur racontai mon aventure : l’homme qui m’avait conduit en bas avant de disparaître, la rencontre avec Tewa et Jordane, le kidnapping, puis la mort d’Aki. Mao fut très touchée, Mei sûrement aussi, mais il était bien moins dans l’émotion. Il posa simplement sa main sur ma cuisse avec un petit sourire tendre, tandis que la jeune fille se pendit à mon cou dans une étreinte réconfortante.

J’avais de nouveau envie de pleurer, mais je n’arrivais pas à m’en donner l’autorisation, comme si c’était mal, comme si ma peine était moins grande que celle de ces enfants de la rue qui n’avaient rien pour eux. Mais lorsque je vis Mao s’essuyer les yeux, les joues rougies, je me lâchai enfin. Je fondis en larmes en la serrant fort, aussi fort que je pouvais.

J’avais cruellement besoin de ce réconfort, de cet amour, alors qu’on venait de se rencontrer. C’était comme avec Jordane : je sentais quelque chose de très fort pour elles, rien de comparable avec Aki ou avec ma mère, mais c’était une affection agréable. Je ne savais pas comment la nommer, quel mot mettre dessus. Était-ce de l’amour, de l’amitié, de la sympathie ? Autre chose encore ? Je n’en savais rien. Il fallait que je demande à quelqu’un, à Jordane ou à ma mère. Elles pourraient m’aiguiller dans ce chemin sinueux qu’est la reconnaissance de ses émotions.

Après un moment, je lâchai Mao en la remerciant pour sa patience. Mes joues ainsi que mes yeux étaient secs. J’avais trop pleuré, je n’avais plus rien à sortir : la mort d’Aki m’avait vidé de mes larmes.

« C’est rien, t’en avais besoin. »

« J’en avais besoin », répétait-je avec un demi-sourire.

Mei me demanda si j’avais faim. J’hochai la tête et il disparut derrière une porte en bois. Je zieutai autour de moi : des tas de dessins d’enfants étaient accrochés un peu partout. Cette maison, aussi délabrée était-elle, regorgeait de vie et de couleurs. C’était comme si, pour ne pas penser à leurs difficultés, ses habitants l’avaient décorée de jolies couleurs.
Il y avait de la peinture, des graffitis, des dessins et des tissus bariolés un peu partout. Cet espace avait quelque chose d’apaisant, de tranquille et réconfortant, comme un cocon de sécurité.

« Tu peux rester ici autant qu’tu veux. On a à manger, de l’eau et un endroit tranquille pour dormir. »

« Vous êtes combien ici ? »

« Ça dépend des jours. Des fois juste tous les deux, des fois quatre ou cinq. Les autres vagabondent beaucoup plus que nous. C’est eux qui nous ramènent notre manger », expliqua-t-elle.

Je m’imaginais cet endroit animé par les rires et les voix de cinq enfants. Je me mis à sourire, apaisé par cette pensée. En tant que fils unique et premier fils d’un haut placé, je n’avais jamais eu l'occasion d’aller dans une garderie, une crèche ou même de rester jouer dans la cour de récréation. Mon père trouvait cela inutile, alors je n’y avais pas le droit. Je devais toujours étudier si je n’avais rien à faire. Si je voulais jouer, je devais élaborer des plans militaires, comme un chef d’armée. Mon père avait toujours dit que j’étais plus intelligent que les autres, que je comprenais plus vite et surtout que j’apprenais plus vite. Il voulait me faire sauter une classe, mais j’avais refusé, échouant délibérément aux examens de changement pour pouvoir rester avec Aki.

Maintenant qu’il n’était plus là, mon père allait pouvoir me changer de classe à sa guise. Je n’avais plus rien pour riposter ou résister. Quelle vie…

Mao m’apporta un grand verre d’eau en souriant. Elle me demanda si je voulais autre chose, je lui répondis que non. Elle était déjà très gentille de prendre soin de moi. Après avoir étanché ma soif, je lui posai des questions sur la mine, son emplacement et la distance avec la cabane. Elle m’expliqua que nous irions demain : il ne valait mieux pas sortir la nuit et encore moins pour aller dans ce genre d’endroit.

Elle m’informa aussi que des personnes ayant perdu la tête rôdaient tard le soir. Il fallait faire attention à eux, car en plus de s’attaquer aux enfants pour leur plaisir, ils tentaient aussi de s’en nourrir par manque de choix. C’étaient les seuls à faire cela, heureusement. Personne ne les chassait ou ne les arrêtait, car tout le monde ici-bas avait ses propres préoccupations.

Mei renchérit en me racontant la façon dont un de leurs amis était mort, dévoré par un de ces hommes. Je plaçai ma main sur mon cœur et portai l’autre à ma bouche, frappé d’horreur. Il avait dû tant souffrir. Je ne pouvais pas imaginer la douleur qu’il avait dû ressentir, se faire manger, vivant… Quelle abomination.

Après un moment de discussion, Mao me proposa de dormir avec eux. J’acceptai sans faire d’histoire. Je n’avais pas dormi sur quelque chose de confortable depuis plusieurs nuits. Elle me montra une couverture et plusieurs coussins. Je les disposai de sorte à me créer un petit nid et m’y installai. À peine avais-je mis la couverture sur moi que je sombrai dans un profond sommeil, le premier depuis bien trop longtemps. J’étais tout simplement épuisé. J’avais passé des jours atroces à fuir et à tenter de survivre. Je pouvais enfin me reposer et m’abandonner à la chaleur d’un drap.

Mei se glissa non loin de moi pendant la nuit. Je ne le sentis qu’à mon réveil, le lendemain matin.
*
Une délicieuse odeur de pain chaud titilla mes sens et me fit ouvrir les yeux. En relevant la tête, je vis Mao, un plateau plein à la main. Elle me sourit et me demanda comment s’était passée ma nuit. Je lui répondis avec joie que je n’avais pas aussi bien dormi depuis plusieurs jours. Puis nous rîmes ensemble avant de nous installer dans un coin de la cabane pour manger.

Intrigué, je la questionnai sur la provenance de ces pains. Elle me raconta que les autres membres du groupe venaient les approvisionner régulièrement. Étant donné que Mei et Mao étaient les plus jeunes, leur aîné veillait sur eux. Je trouvai cela très touchant. Malgré l’enfer dans lequel ils se trouvaient, l’entraide et la compassion existaient encore. Tout cela me redonnait espoir en la vie. Moi aussi, j’allais me battre pour vivre, pour aimer et pour aider mon petit frère autant que je le pouvais.

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