Chapitre 12 Remonter en enfer

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Après le petit-déjeuner, Mao et Mei me prêtèrent des vêtements. Ils n’étaient pas en très bon état, mais ils avaient au moins le mérite de couvrir mon corps abîmé. Je me sentais tellement vulnérable sans eux. Je les remerciai avant que nous ne sortions tous ensemble de la maison.

« Alors, tu veux trouver la mine qui est au sud, c’est ça ? commença Mei. »

« Oui, c’est le moyen que m’a indiqué mon ami pour remonter. »

« Il a raison. Un des ascenseurs fonctionne encore. C’est là que montent les camés qui viennent vendre leur âme. »

« Les quoi ?... » demandai-je, penaud.

« Les hommes trop drogués, ou en manque de drogue, pour continuer à vivre. Ils se
rapprochent de la mine et les riches les achètent. Soit pour prendre leurs organes, soit pour en faire des esclaves. Ça dépend de l’état du camé. »

Je restai bouche bée face à son explication. Je savais que nous vivions dans un monde cruel, mais je ne pensais pas qu’il l’était à ce point.

« On n’aura pas d’ennuis en s’approchant ? »

« On peut en avoir, mais on va se faire discrets. Tout va bien se passer. C’est pas la première fois qu’on fait un truc du genre, m’informa Mao, un sourire fier aux lèvres. »

« Vraiment ? Vous sauvez souvent des gens ? »

« On essaie, le plus possible en tout cas. On est contents d’être tombés sur toi. Tu avais vraiment besoin d’aide, j’crois. »

J’hochai la tête, un peu plus léger. Leur bonne humeur et leur douceur me réchauffaient le cœur. Je me sentais protégé, rassuré, presque à l’abri de tout danger. Une part de moi me soufflait de rester sur mes gardes, que tôt ou tard, ils mourraient par ma faute, eux aussi. Mais je ne voulais pas l’écouter. Je voulais continuer de me sentir bien avec ce duo.

Nous quittâmes les rues sablonneuses pour emprunter un tunnel en béton sale. Il était tout juste assez grand pour qu’on y passe sans se baisser ; les adultes devaient le franchir à genoux. De l’autre côté s’étendait une décharge à ciel ouvert : un immense terrain rempli de détritus, de saleté et de crasse. Des pièces d’humains bioniques s’y entassaient à profusion. Ma mère m’avait expliqué que depuis quelques années, le transhumanisme était de plus en plus courant. Que de grandes entreprises donnaient l’opportunité aux citoyens d’améliorer une partie de leur corps contre une certaine somme d’argent. Je trouvais cela complètement fou, mais il fallait que je me rende à l’évidence : c’était bel et bien réel.

« On dirait un cimetière… » soufflai-je en balayant l’endroit du regard.

« C’est un peu ça. »

« Hé, vous là ! » hurla soudain une voix.

Le duo se retourna d’un même mouvement avant de détaler en me tirant.

« Cours ! C’est un gardien, t’arrête pas et nous perds surtout pas ! » cria Mao.

J’hochai la tête, le cœur battant à toute vitesse. Je courais entre les deux enfants, Mei en tête et Mao derrière moi. Mei me serrait fermement la main pour que je ne me perde pas. Malgré la situation, je me sentais en sécurité. C’était comme si fuir était devenu monnaie courante, comme si j’avais pris l’habitude de devoir me battre pour ma survie.

Nous courûmes ainsi de longues minutes qui me parurent durer des heures, avant que Mei ne se décide enfin à ralentir. Ma gorge brûlait et mes poumons hurlaient de douleur à chaque inspiration. Dès qu’il me lâcha, je plaquai mes mains sur mon torse, et une sur mes genoux, pour chercher mon souffle. Il posa la sienne sur mon dos, m’interrogeant du regard sur mon état. Je lui adressai un léger sourire lorsque je pus respirer à peu près normalement.

« Tout va bien, désolé… j’ai pas l’habitude de courir autant, ni aussi vite. »

« Vous n’avez pas besoin de fuir, là-haut… » commenta Mei d’un ton un peu taciturne.

« Non, on ne fuit pas. En tout cas pas la plupart des gens. Moi je fuis. Je fuis mon père et le chemin qu’il m’a choisi. Je fuis pour ma mère et mon frère aussi. Je fuis pour Aki. »

Il baissa les yeux à la fin de ma phrase.

« Excuse-moi… c’était pas sympa de ma part de dire ça. J’ai bien compris que t’avais pas la vie facile, contrairement à ce qu’on m’a toujours raconté. Là-haut, c’est pas le paradis. »

« Non, loin de là. C’est un enfer peint en blanc. On cache le sang et la souffrance derrière des flashs, toujours plus de flashs. »

« Tu as quel âge, déjà ? » demanda-t-il.

« J’ai sept ans. Et toi ? »

« Mao et moi, on en a dix. Tu fais plus vieux, avec ta façon de parler et de penser. »

« On me l’a souvent dit. Mon père disait que j’étais plus intelligent que les autres. Je ne savais pas si c’était pour se vanter ou si c’était vrai. Et puis… je pense que ce que j’ai vécu m’a fait vieillir plus vite. »

Mao revint dans la conversation, un grand sourire aux lèvres :
« Je crois qu’on est arrivés ! » dit-il en désignant un immense bâtiment métallique derrière lui.

Je levai les yeux, essayant d’en apercevoir le sommet. La structure semblait monter jusqu’au ciel, jusqu’à chez moi. Un frisson me parcourut le dos, me contractant tout entier.

« Tout va bien ? » demanda Mao en m’observant.

« Je crois que j’ai un peu peur de rentrer chez moi… »

« Peur ? À cause de ton père ? »

« Oui. J’ai peur de ce qu’il va dire, de ce qu’il va me faire, et de tout le reste. Et s’il était devenu fou pendant mon absence ? Et s’il avait tué ma mère ? »

Mei posa une main sur mon épaule, attirant mon attention loin de mes pensées. Puis il me prit dans ses bras pour me serrer fort, aussi fort qu’il le pouvait. Tellement fort que je sentais son cœur battre contre le mien et la chaleur de son corps passer au mien. Je soupirai, détendant mes muscles et relâchant mon esprit. Cela ne servait à rien de paniquer et d’imaginer le pire alors que je n’étais sûr de rien. Peut-être que ma disparition l’aurait rendu plus gentil ? Peut-être inquiet pour moi ?

« Mieux ? » demanda-t-il en se reculant d’un pas.

« Beaucoup mieux, merci. »

« Mao fait souvent des crises d’angoisse. Ça la calme quand je la serre. J’me suis dit que ça t’aiderait. »

« J’en fais aussi. Normalement, c’est ma mère qui me calme. Mais maintenant je sais qu’un câlin aide aussi. Merci, Mei. »


Il baissa les yeux, les joues charmées par mes mots. Il souffla un simple « de rien », avant de se reconcentrer sur la structure devant nous.

« Bon, il faut trouver l’ascenseur qui fonctionne et ne pas se faire repérer. Une fois que tu seras dedans, tout ira bien. »

Je me répétais ses mots comme un mantra : tout ira bien. J’avais peur, mais tout allait bien. Ils étaient avec moi et, une fois en haut, tout irait bien. Mao me prit la main et me guida vers les pieds métalliques de la mine.

L’immense structure me donna un frisson lorsque je jetai un regard vers le haut. Sa taille m’effrayait. Nous nous approchâmes encore un peu, nous cachant à chaque pas pour ne pas nous faire repérer. Des hommes marchaient sur les passerelles en hauteur, guettant de potentiels intrus. L’ascenseur devait se trouver dans un des pieds. Maintenant, il fallait trouver lequel.

Je zieutais partout avec anxiété. Ils étaient partout. Mao s’avançait, déterminée, alors que Mei se montrait plus patient, attentif et méthodique. Il n’avançait que lorsqu’il était sûr que les gardiens avaient le regard tourné ailleurs. Toujours à couvert, faisant le moins de bruit possible, sa force tranquille obligeait Mao à suivre le rythme calme de son ami, ce qui nous maintenait en sécurité.

Nous nous retrouvâmes rapidement près du premier pied.

« Il va falloir être discrets encore un moment. On peut pas foncer dans l’ascenseur si on n’est pas sûrs qu’il marche. »

« Oui Mei, on te suit. »

Il était le pilier de notre groupe, le plus calme et le plus sérieux. Sans lui, il était impossible d’y arriver.

Une fois arrivés vers le monte-charge vide, Mao s’y engouffra et appuya sur le bouton des portes, sans succès. Elle ressortit, mécontente.

« J’crois qu’on va devoir continuer à chercher. Il marche pas. »

« Le prochain n’est pas loin. »

Elle me prit la main et reprit la route ; je la suivis à pas de loup. L’autre pied ne donna rien non plus. L’ascenseur était hors d’usage, de même pour le troisième. Il ne restait plus que le dernier, celui qui, si tout allait bien, fonctionnait. Nous avancions toujours aussi doucement, même si nous savions que le dernier pouvait marcher. Il ne fallait surtout pas se faire repérer : on ne savait jamais.

Une fois devant les portes, Mao entra, Mei ensuite, et moi en dernier.
J’appuyai sur le bouton ; les portes se fermèrent. L’ascenseur se mit en mouvement et monta lentement. Je pouvais le sentir vibrer à chaque coup de vent. La structure fragile s’éleva pendant de très longues minutes. Nous nous regardâmes, sans un mot, mi-enjoués, mi-effrayés. Mao et Mei n’avaient sûrement jamais pris le monte-charge ; ils redoutaient peut-être déjà la descente qui suivrait.

Une fois au sommet, il s’arrêta dans un branlement et les portes s’ouvrirent lentement. Je jaillis hors de la cage, suivi de près par mes comparses. J’étouffais dans cette petite cabine : je posai mes mains sur mes genoux, reprenant un souffle que je croyais perdu. Je me sentais au bord de la crise d’angoisse. Je ne m’étais jamais rendu compte que j’étais claustrophobe.

« Suki, respire calmement, c’est fini, » intervint Mao, la main sur mon dos.

Elle effectua de lents cercles avec son pouce, une caresse délicate qui parvint à me calmer, lentement mais sûrement. Je finis par me laisser glisser et m’assis sur le sol propre et goudronné des étages du haut.

« Je déteste cet ascenseur… » balbutiai-je, comme si les autres ne l’avaient pas déjà compris.

Nous restâmes silencieux quelques minutes. Il était temps pour nous de nous séparer, mais aucun ne voulait partir le premier — ni même partir, tout court. Mei, les mains dans les poches, dans une attitude nonchalante, brisa le silence.

« C’était un plaisir de te rencontrer, Suki. Si ton père te brise trop et que tu veux t’barrer, retrouve-nous en bas. Y aura toujours une place pour toi, avec nous. »

J’avais vite compris qu’il n’était pas à l’aise avec ce genre de déclaration, mais il avait fait l’effort pour moi. Je lui sourit, attendri par ses mots, puis je l’invitai dans une étreinte qu’il accepta.

« Tout pareil que ce qu’il a dit. Tu vas nous manquer. Prends soin de toi et de ton p’tit frère. T’es quelqu’un de bien, Suki. Ne laisse pas le monde te détruire et te voler ton âme. »

J’hochai la tête, un sourire peiné aux lèvres. Je ne saisissais pas tout ce qu’elle disait ; je ne comprenais pas vraiment le passage sur mon âme, mais je me disais qu’un jour, je comprendrais. Elle eut droit à son étreinte également, puis nous nous séparâmes. Le duo fit demi-tour pour remonter dans la cage, et moi, je restai là, debout, à les regarder descendre. Ils allaient retrouver leur chez-eux et moi le mien — ce chez-moi dont je ne voulais plus, celui que je voulais fuir. J’y retournai délibérément : j’aurais pu rester avec eux, ils me l’avaient proposé, mais je fis le choix insensé de revenir en enfer.

Encore perdu dans les rues de mon quartier, je demandai mon chemin à plusieurs passants. Une boule se formait dans mon ventre à mesure que mes pas me rapprochaient de chez moi. Après quelques minutes et plusieurs questions, je fus incapable d’avancer davantage. Je me trouvais à une rue de ma maison, à une rue des portes des enfers, d’une mort quasi certaine. Je ne pouvais plus bouger ; j’étais comme pétrifié, paralysé. La peur, sournoise et vicieuse, avait glissé ses chaînes autour de mes membres et attendu la fin pour les resserrer, m’empêchant de bouger. Je sentais ma gorge se faire serrer par ces liens invisibles. J’étouffais, j’agonisais.

Je fis une crise d’angoisse. Je me recroquevillai sur moi-même au milieu de la rue, sous le regard désinvolte des passants. Cependant, malgré mon état catastrophique, je remarquai qu’un regard était posé sur moi — et il ne me fallut que quelques secondes pour le reconnaître. Ce regard qui ne m’avait jamais porté la moindre considération, le moindre amour ; ce regard qui me hantait jour et nuit, qui me donnait la rage, la haine… Mon père m’avait trouvé.

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