CHAPITRE 03 — ROXANE

25 minutes de lecture

Avertissement : Ce chapitre contient des Content et Trigger Warning. Si vous ne voulez pas en savoir plus, vous pouvez passer directement à la lecture du chapitre.

Si un Content ou Trigger Warning est, pour vous, manquant dans cette liste, n'hésitez pas à le préciser (avec bienveillance) dans le chapitre.

CW/TW : Deuil, gore, meurtre, mort, sang, violence, vomissures.

 Roxane pourrait rêver ses souvenirs tant elle les connaît par cœur. Tant elle les a tourné en boucle dans son esprit, depuis des années.

 Elle ne se souvient pas de ses parents biologiques – les autres parents, comme le dit sa petite voix. Elle ne sait plus à quoi ils ressemblent, ou comment résonnent leurs voix à ses oreilles. Quand elle essaye d'y penser, elle ne visualise qu'une main fine aux contours flous, tendue vers elle pour qu'elle s'en saisisse.

 Mais la vérité, c'est qu'elle se fiche bien de savoir qui l'a un jour engendré. Nate, Mary et John sont ceux qui l'ont aimé. Ce sont eux sa vraie famille.

 De l'orphelinat non plus, elle ne garde pas grand souvenir. Elle se rappelle simplement quelques moments à jouer avec Nate, dans le bac à sable de la petite cours. Il est immense, mais elle sait que si elle passe devant aujourd'hui, elle sera déçue de ne trouver qu'un petit carré salle, juste assez grand pour accueillir deux bambins.

 Il lui semble parfois que son esprit a occulté tout ce qui ne comportait pas sa vraie famille, dans son intégralité. Si elle est incapable de dire ce qu'il s'est passé la veille, elle se souvient pourtant avec précision du jour où Mary et John les ont amenés, son frère et elle, dans leur immense demeure. Après la sobriété de l'orphelinat, tout leur avait paru absolument grandiose. Pendant plusieurs mois, elle avait même cru être une princesse. Les longs couloirs boisés donnaient de formidables pistes de course, et les parquets fraîchement cirés étaient parfaits pour réaliser de merveilleux dérapages contrôlés. Du moment où elle a posé le pied à Orme Court, tout est devenu incroyablement parfait.

 Mary lui a pourtant raconté un jour que ce n'était pas tout à fait le cas. Ils n'avaient, au départ, pas emmené Nate avec eux. Pas qu'ils aient décidé de balancer leur fils fraîchement adopté sur le bas-côté avant d'être pris de remords, non, mais ils n'avaient tout simplement pas prévu de devenir les heureux parents de deux enfants. Roxane avait été leur premier choix. Néanmoins, la petite fille qu'elle était alors n'avait pas vu d'un bon œil qu'on l'arrache à la seule personne au monde à laquelle elle était attachée. Pendant des jours, elle avait pleuré, crié, refusé le moindre contact et d'avaler quoi que ce soit. Ils avaient contacté l'orphelinat, complètement démunis, et l'assistante social leur avait suggéré que, peut-être, elle vivait tout simplement mal la séparation d'avec ce petit garçon avec lequel elle semblait avoir fusionné.

 Ils auraient pu la gronder. Ils auraient pu lui dire que tout passe, qu'elle allait bien finir par s'en remettre. Ils auraient pu la ramener là-bas, et choisir un autre enfant, plus calme, plus docile. Ils auraient pu. Mais John avait regardé sa femme avec de grands yeux navrés, et il n'avait pas eu besoin d'en dire plus pour qu'elle se range à ses côtés. Avec beaucoup d'argent et quelques mains serrées, c'est fou ce qu'on peut faire. Nate les avait rejoint dans le mois.

 Roxane est parfaitement consciente de la chance qu'elle a. Son histoire ressemble à un conte de fée. Ses plus beaux rêves sont des souvenirs.

 Un jour, elle était une petite orpheline sans intérêt. Le lendemain, elle devenait la riche héritière de l'une des familles les plus riches de la ville et, surtout, l'enfant d'une famille profondément aimante. Et c'est exactement pour cette raison que jamais elle ne leur tournerait le dos.

 Bien qu'elle n'ait pas fermé l’œil de la nuit, la sonnerie stridente de son réveil lui arrache un grognement. Ses paupières collent, elle a la bouche sèche et le moindre de ses muscles crie grâce au plus petit mouvement. Elle a passé une grande partie de la soirée à faire des recherches sur Donovan Gray. Elle n'a rien trouvé. Rien. Le néant. Pas même une mention dans les noms du marathon du collège, ou chez les lauréats du club de sciences. C'est comme s'il n'avait jamais existé. Elle a bien pensé à un faux nom, mais quelque chose lui dit que ce n'est pas le genre du type qui s'est pointé sur le pas de la porte la veille.

 Elle a, de nouveau, épluché tous les forums qu'elle a pu trouver sur une quelconque pulsion de sang, mais elle n'est tombé que sur les habituels illuminés, persuadés que Jack L’Éventreur est le responsable de la vague de meurtre qui secoue le pays, immortel depuis sa transformation en démon (ou en extra-terrestre, selon les sources).

 Elle a même hésité à contacter la police. Mais que dire ? Qu'un individu louche est venu chez elle lui faire des propositions louches, parce qu'elle est elle-même louche ? C'est un risque qu'elle n'est pas prête à prendre. Sans compter qu'elle n'est même pas sûre que la police attrape Donovan – il ne doit pas en être à son coup d'essai – ni que celui-ci garde réellement son secret pour lui.

 En bref, elle avait veillé une bonne partie de la nuit pour rien et n'avait même pas réussi à fermer l’œil durant les quelques heures de sommeil qu'il était censé lui rester.

 Elle hésite à se faire porter pâle. Rester bien au chaud sous la couette, avec une immense tasse de thé, un livre qu'elle aura subtilement volé à Nate et des heures devant elle pour l'aider à prendre une décision.

 Que faire de ce nom ?

 Parce qu'il y a, encore et toujours, cette foutue petite voix, derrière son oreille, qui lui dit que ce n'est pas terminé. Qu'un homme comme Donovan ne renoncera pas aussi facilement. Non n'est pas une réponse qu'il acceptera d'entendre. Il reviendra à la charge, c'est sur et certain. Reste à savoir quand. Où. Et comment l'en empêcher. D'un geste absent, sans même s'en rendre compte, elle gratte le coin de son pouce avec l'ongle de son index. Elle n'a aucun moyen de pression sur lui. Aucun moyen de savoir ce qu'il compte faire. Dès qu'elle ferme les yeux, elle voit ses prunelles bleues, froides, illisibles. Il faut qu'elle lui arrache son prénom. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, à sa grande exaspération, elle ne peut rien faire.

 Elle s'extirpe de son lit avec difficulté, enfile les premiers vêtements qui lui tombent sous la main. Elle a encore deux heures pour se préparer avant de rejoindre le King's College où elle mène ses études de droit.

 Il serait très exagéré de dire que Roxane a tout de la première de la classe. Tout comme il est tout à fait faux de dire qu'elle est dernière. Durant toute sa scolarité, elle s'est toujours acharnée pour être là où elle estimait qu'on lui causerait le moins de soucis : dans la moyenne juste, redoublant d'effort dans les matières les plus compliquées, mais donnant le minimum là où elle rencontrait le plus de facilité. Cependant, l'université, c'est tout à fait différent. Ici, la norme, c'est d'exceller. Alors, elle excelle. Pas seulement pour qu'on lui fiche la paix, mais pour parvenir, d'ici quelques années, à atteindre son rêve. Procureur. Elle grimace elle-même de l'ironie, lorsqu'elle y pense.

 Elle manque de se heurter à Nate qui sort de sa chambre comme un diable de sa boite, son sac sur l'épaule, son écharpe parfaitement enroulée autour de son cou pour lui donner un petit air négligé qui ne fait que souligner sa coiffure soigneusement désordonnée et sa chemine impeccablement froissée. Roxane connaît suffisamment son frère pour savoir qu'il a probablement passé plus d'une heure à se donner ce look débraillé.

 — Pourquoi j'ai choisi de faire des études de littérature, déjà ? soupire-t-il en guise de bonjour.

 — Parce que tu adores lire. Et que tu étais dans une période de contestation malsaine où tu refusais de faire quoique ce soit d'autre.

 — Eh bien, si tu croises le plus jeune moi, je te prierais de l’assommer avec l'intégrale des sonnets de Byron reliée pleine peau.

 Roxane rit doucement alors qu'il s'éloigne d'un pas las mais résigné vers les escaliers.

 — Tu vas où ? demande-t-elle soudain.

 Une sensation désagréable coule de son esprit pour se répandre dans l'intégralité de ses organes. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle sent que quelque chose de terrible va se passer. Bientôt. Maintenant. Nate la regarde comme si elle venait de dire la plus énorme des inepties.

 — En cours ? Si je pars dans plus de quinze minutes, je serais en retard, et c'est Mr Perry qui risque de m'assommer avec ladite intégrale des sonnets de Byron reliée pleine peau. Ce que, tu le comprendras, je souhaite tout de même éviter.

 — Oh, oui, ça ruinerait ta coiffure, ricane Roxane? Je t'accompagne. Laisse-moi juste le temps de prendre mon sac.

 — Mais... Tu ne m'accompagne jamais le mercredi matin. Tu commences dans deux heures ! ajoute-t-il dans un crié-chuchoté afin qu'elle l'entende sans toutefois réveiller leurs parents encore endormis un étage plus haut.

 Elle ne prend même pas la peine de lui répondre, attrape son sac, une écharpe, une veste, et sans même prendre le temps de les enfiler correctement, rejoint son frère qui se dirige déjà vers la porte d'entrée.

 Elle ne sait pas ce qui lui a donné la puce à l'oreille. Un craquement, dans leur vieille maison, peut-être. Un brusque courant d'air froid. La paranoïa, après une longue nuit blanche. Mais, comme la vieille, elle n'arrive pas à se défaire de ce mauvais pressentiment qui lui serre la poitrine. Peut-être qu'il est là, après tout. Qu'il guette dans l'ombre de la rue. Elle refuse de laisser Nate courir le moindre risque. Qui sait ce que ce malade pourrait faire pendant le trajet de son frère.

 — On prend un taxi ? propose-t-elle d'un ton brusque alors qu'ils arrivent au croisement de Orme Street.

 Nate la regarde de plus en plus étrangement, ses grands yeux noirs la détaillent de haut en bas, comme s'il ne la reconnaissait pas.

 — Non, Roxane, on ne va pas prendre un taxi pour aller en cours. On va prendre le métro, comme tous les matins, et en descendre à nos arrêts respectifs, comme tous les matins.

 Sa respiration provoque de petits nuages de vapeur alors qu'il parle. Roxane pourrait les regarder pendant des heures. Ils sont la preuve qu'il respire. Que l'air circule encore dans ses poumons. Qu'il vit. Ô, délicieux nuages. Elle les attraperait entre ses doigts pour les serrer contre son cœur, si elle le pouvait.

 Elle doit accélérer le pas pour que ses petites jambes tiennent le rythme des immenses pas de Nate.

 Lorsqu'ils descendent dans la bouche de métro de Queensway, cette même bouche qu'ils empruntent tous les matins, pour aller en cours, et tous les soirs, lorsqu'ils rentrent, les poils des bras de Roxane se dressent. Ça ne va pas du tout. Ils sont trop à couvert. Une fois dans la rame, ils seront, pendant dix minutes, dans l'incapacité totale de s'échapper.

 Elle jette de brefs regards nerveux autour d'elle, sur le qui-vive. Elle ne le cherche pas lui. Il est bien trop facile de se déguiser. Elle cherche ses yeux. Elle ne les a vu que quelques minutes, la vieille, mais elle saura les reconnaître. Et il ne pourra pas les cacher, à moins de porter une paire de lunettes de soleil, ce qui serait particulièrement louche, à six heures et demi du matin, un jeudi de septembre, dans le métro londonien. Alors elle guette. Elle scrute chaque visage, chaque coin sombre. Se tend à chaque virage. C'est à la proie de traquer son chasseur.

 Nate ne fait pas attention. Il se contente de grimper dans le wagon, comme tous les jours. Il est encore suffisamment tôt pour qu'il arrive à leur dégotter deux places. Dans un geste faussement poli, elle l'invite à s'asseoir à côté de la fenêtre. Elle pourra toujours s'interposer, au besoin.

 — Toi, aujourd'hui, ça ne va pas.

 Elle sursaute lorsque la voix de Nate se détache du brouhaha ambiant. Presque à regret, elle quitte la foule des yeux pour se tourner vers lui. Cette fois-ci, ce n'est pas avec étonnement qu'il l'observe, mais avec une profonde inquiétude. Roxane peut même deviner, au léger mouvement de ses mâchoires, qu'il est en train de mordiller l'intérieur de sa lèvre. Elle lui pose une main qui se veut rassurante sur le bras. Tout plutôt que de l'inquiéter. Elle sait ce qu'un stress élevé peut lui apporter.

 — Tout va bien, ne t'en fais pas. J'ai juste... mal dormi.

Parce qu'un putain de tueur en série est venu me trouver la fleur au fusil pour que je l'accompagne dans ses folles aventures et que je n'ai aucune foutue idée de comment faire pour m'en débarrasser, ajoute la petite voix.

 — J'ai l'impression qu'il y a autre chose, insiste Nate en se tapotant le nez du doigt. Tu n'es pas juste fatiguée. Tu es nerveuse. Et je connais la Roxane nerveuse. Elle ne l'est jamais pour rien.

 — J'ai vraiment mal dormi, soutient-elle. Je te promets.

 — Si tu me mens...

 — J'irais en enfer. Oui, je connais la chanson.

 Elle y est condamnée, de toute façon. Alors, rajouter le minuscule poids de ce mensonge sur la balance ne risque pas de changer son repos éternel. Elle ne pourrait pas lui dire la vérité, de toute façon.

 En face d'eux, une petite vieille, son grand panier bien serré sur ses genoux, les scrute. Lorsqu'elle croise le regard de Roxane, elle fait mine de dissimuler son sourire et lui offre un visage impressionné en pointant plus ou moins discrètement Nate du menton. La jeune femme baisse la tête, rougit un peu. Ce n'est pas la première fois que cela arrive. Personne n'aurait pu croire, en les voyant, qu'ils sont frère et sœur. Il est grand, athlétique. Une beauté de jeune premier, avec ses cheveux dorés et ses yeux noirs bordés de cils interminables. Il ressemble à une star de cinéma. Elle est petite, pas beaucoup plus grosse, ses formes ont oublié de se pointer pendant la puberté. Son visage rond, piqué de tâches de son, lui enlève bien cinq ans. Il n'y a bien que ses cheveux d'un roux flamboyant dont elle est fière.

 Non, ils ne se ressemblent pas vraiment. Alors, souvent, on confond. On les prend pour deux jeunes amoureux un peu timides, réservés en public, qui n'osent pas se tenir la main ou dévoiler quoique ce soit. Quand on comprend, on se sent mal, parfois un peu sale, d'avoir osé penser ça. Mais ils ne peuvent pas s'amuser à contredire tous ceux qu'ils croisent dans la rue et leur jettent un regard attendri. Durant son adolescence, Roxane avait bien essayé de donner systématiquement de grosses claques dans le dos de son frère avec un rire forcé, au moins donner l'illusion qu'ils étaient amis. Mais Nate lui avait fait clairement comprendre, après avoir un jour recraché son café sous la force de la frappe, que ça n'allait pas pouvoir continuer comme ça. Alors elle se contente de baisser les yeux.

 Ils se relèvent lorsque qu'ils arrivent aux alentours de la station de Tottenheim. Roxane se sent déjà mieux. Gray n'irait pas les suivre jusqu'ici, non ? Ou alors, peut-être qu'il a pris peur. Peut-être qu'il n'a pas prévu de revenir aujourd'hui. Peut-être même, elle n'ose y croire, qu'il a laissé tomber ?

 Elle réapprend presque à respirer au fur et à mesure qu'ils quittent les tunnels souterrains. Le frisson qui lui parcoure l'échine depuis son réveil se disperse petit à petit, pas après pas. La fraîcheur extérieur sur ses pommettes brûlantes lui fait un bien fou. Elle a presque envie de s'arrêter, de prendre une grande inspiration pour s'emplir de cette atmosphère libre de peur. Mais Nate ne l'entend pas de cette oreille. Jetant un coup d’œil à sa montre, il grogne et accélère le pas, la force presque à courir à sa suite.

 — Tu vas m'accompagner jusque devant ma classe, comme si j'avais trois ans ? finit-il par demander au dernier croisement avant l'université.

 — Pourquoi pas ? J'ai rien d'autre à faire, de toute façon.

 — La faute à qui ? C'est toi qui a absolument tenu à m'accompagner.

 Il s'arrête brusquement et elle manque de s'écraser le nez contre ses omoplates.

 — Roxane, c'est bon. Rentre à la maison, va te poser à la bibliothèque universitaire, je sais pas, fais quelque chose. Mais si tu t'approches encore de cette fac, je te mets la tête dans la cuvette des toilettes.

 Elle lève un sourcil, peu impressionner par le chantage de son frère.

 — Je vais faire les gros yeux, menace-t-il en la pointant du doigt.

 Elle lève les mains en signe de soumission, recule d'un pas. Il a raison, elle n'a plus rien à faire ici. Gray n'osera pas l'attaquer alors qu'il est entouré de plusieurs dizaines de milliers d'étudiants, noyé dans la foule. Il lui ébouriffe affectueusement les cheveux, tourne les talons, et sans un regard en arrière, disparaît dans le haut bâtiment de brique.

 Roxane reste plantée, là, sur le trottoir où affluent des centaines d'élèves, rocher impassible dans le flot des gens.

 Et maintenant, quoi ?

 Il est sept heures du matin, elle commence à neuf heures. Elle n'a même pas envie d'y aller. L'idée de sécher les cours est en train, sournoisement, de refaire son petit bonhomme de chemin. Et en plus... elle a oublié sa trousse. Et merde. Elle la revoit, parfaitement posée sur son bureau, à côté de son ordinateur portable. Tu n'en as pas besoin si tu ne vas pas en cours, susurre la petite voix. Une autre partie de son esprit, plus raisonnable mais tout aussi épuisée, tranche. Elle peut toujours se rapprocher de la maison, où elle devra retourner de toute manière, et aller boire un café le temps de prendre une décision. Et si elle fini par rester sous sa couette, elle se promet d'avancer encore un peu dans son travail avant de faire une longue, très longue sieste.

 Le métro est déjà beaucoup plus rempli qu'une demi-heure plus tôt. Elle doit se faufiler entre les corps pressés pour parvenir à entrer dans la rame, son sac serré contre elle afin de prévenir un éventuel voleur. On se bouscule, on râle, on peste. A chaque arrêt, les gens se ruent hors du wagon comme si leur vie en dépendait. D'autres écrasent les passagers déjà présents pour avoir une infime chance de grimper avant que le train ne reparte. Elle déteste les heures d'affluence.

 Elle s'extirpe plus qu'elle ne descend de la rame, joue des coudes jusqu'à surgir sur Bayswater Road. Enfin, la foule se dissipe. Dans le jour naissant, ce sont maintenant aux voitures d'envahir l'espace. Elle peut deviner la tension des conducteurs, les cris hurlés dans les habitacles. Sans leur prêter plus d'attention, elle se dirige vers son café de prédilection.

 A cette heure de la matinée, la petite brasserie est encore principalement vide, à l'exception de deux ou trois habitués, déjà accrochés au comptoirs et à leur verre. Les serveurs, dépourvus de tâches, plaisantent derrière le comptoir, se taquinent à grand renfort de coups de torchons dans les cuisses. Dès que Roxane pousse la porte vitrée, cependant, ils se redressent brusquement et affiche leur air le plus professionnel.

 Elle s'installe à sa place favorite, dans le coin le plus reculé du café. Dès qu'une énorme tasse d'Earl Grey est posé devant elle, elle fouille dans son sac pour en sortir son vieil exemplaire du Silence des Agneaux, qu'elle a vaguement recommencé hier en désespoir de cause. En quittant précipitamment la librairie, la veille, elle en a oublié de prendre des réserves. Ce foutu Gray lui a décidément bien pourri sa journée. Elle fait rapidement défiler les pages pour reprendre sa lecture où elle l'a laissé, ne pouvant s'empêcher de savourer cette odeur si familière de vieux papier et de poussière.

 Dès qu'elle se repère dans les chapitres, elle rejoint avec délice Clarice Starling et le Docteur Lecter là où ils ont été séparés. Elle a toujours, même après toutes ses lectures, l'impression de retrouver de vieux amis, une famille perdue de vue et qu'elle ne peut connaître qu'à travers les pages du roman. Parfois, il lui semble même que les personnages s'adressent directement à elle, lui adressant de temps en temps un petit clin d’œil.

 Elle est déjà emporté par la traque de Buffalo Bill – bien qu'elle la connaisse par cœur – lorsqu'on s'assoit face à elle. Elle ne compte même pas lever la tête. Simplement insulter copieusement celui ou celle qui ose la déranger, lui faisant amèrement remarquer au passage que, sur l'entièreté du café vide, il ou elle n'a qu'à poser ses fesses ailleurs.

 L'odeur l'arrête dans son élan.

 Une odeur entêtante, mélange de sucre chaud et de cigarette froide. Et ces effluves métallique, beaucoup plus fortes aujourd'hui. Un parfum qui lui fait tourner la tête, contracte son estomac.

 Le parfum du sang.

 Elle se redresse brusquement. Donovan Gray lui adresse le plus charmeur des sourires.

 — Bien dormi ? demande-t-il en sortant un paquet de cigarettes de la poche intérieur de sa veste en cuir.

 — On ne peut pas fumer ici.

 Il hausse un sourcil, reprend la cigarette qu'il vient de porter à sa bouche. Sans même lui demander la permission, il attraper la tasse fumante posée devant Roxane. En boit une longue gorgée avant de la reposer sur la petite coupelle. Elle se promet qu'elle n'y touchera plus, sous aucun prétexte. Elle la brûlerait, si elle pouvait.

 S'il est là, il n'est pas avec Nate, essaye-t-elle de se dire silencieusement pour se rassurer. S'il est là, tout le monde est en sécurité.

 Il s'appuie plus confortablement contre le dossier de son fauteuil, la scrute de ses yeux translucides. Elle a la désagréable sensation qu'il peut lire en elle, déceler le plus sombre de ses secrets, mettre à découvert les facettes les plus terribles de sa personne. Elle se tortille un peu. Tente de garder contenance.

 — Tu as réfléchi à ma proposition ? reprend-il le plus calmement du monde.

 — J'y avais déjà réfléchis lorsque je t'ai demandé de ne plus m'approcher.

 — Dis-moi, continue-t-il comme s'il n'avait rien entendu, j'ai une petite question à te poser...

 — Vas te faire foutre.

 Si un simple regard pouvait tuer, Roxane aurait été annihilé. Le sourire de Donovan n'a pas cillé, mais ses yeux ont pris un reflet furieux, féroce, qui la cloue sur place. Un silence, lourd comme une chape de plomb, s'écroule sur elle, l'étouffe, l'écrase. Il l'observe froidement, et elle peut deviner les muscles de son cou se tendre légèrement.

 Il fini par balayer sa remettre d'un bref geste de la main, déchire l'air entre eux. Elle a l'impression, par ce simple mouvement, qu'il vient de la gifler.

 — Évidemment, ce n'est que simple hypothèse, continue-t-il sur un ton égal. Mais mettons qu'il y ait un petit changement dans les données. Admettons, par exemple, que ta famille ne soit plus là. Tu viendrais avec moi ?

 — Ils seront toujours là, crache Roxane. Je les protégerais toujours. Alors, je te l'ai dit, vas te faire foutre. Ce sera ma réponse, en toutes circonstances.

 Elle sent ses oreilles chauffer. Son insulte fait mouche. Les mâchoires de Donovan se contracte, son nez se retrousse. Sur la table, ses ongles s'enfoncent dans le bois vernis jusqu'à y laisser quatre marques gravées à jamais. Il ressemble à une bête sauvage. Elle pourrait en pleurer de peur. Se mord l'intérieur de la joue pour s’interdire le moindre signe de faiblesse.

 — Reste polie, gronde-t-il. Je ne t'ai jamais manqué de respect, que je sache.

 Il soupire, son visage se couvre d'un masque résigné.

 — Mais je comprend. Je suppose donc que je n'ai plus rien à faire ici, dans ce cas.

 Il se relève. Le cœur de Roxane fait un bond dans sa poitrine, libéré de l'énorme poids qui le clouait sur place. C'est fini. Il s'en va. Le palpitant continue pourtant de s'agiter entre ses côtes. Non, il y a autre chose. Quelque chose qui ne va pas. Elle le regarde s'éloigner, pas après pas. Jusqu'à ce qu'il se retourne. Son estomac se contracte. Il cherche ses mots, ouvre plusieurs fois la bouche avant de la refermer. Elle se prépare à bondir. Il va se jeter sur elle, elle ne voit pas d'autre solution.

 — Tu as vu tes parents, ce matin ? demande-t-il pourtant simplement.

 — Qu'est-ce que ça peut te faire ?

 — Oh, rien. Rien du tout. Passe une bonne journée, Roxane Wilde.

 Il colle deux doigts contre son front, les élance vers elle dans une parodie ridicule de salut militaire. Sort calmement du café, les mains dans les poches. Comme si de rien était.

 Lorsque la porte se referme, un main griffue, glacée s'empare de la poitrine de Roxane, saisit ses poumons, enserre son cœur. Elle a envie de vomir.

Tu as vu tes parents, ce matin ?

 Non, elle ne les a pas vu. Elle ne les voit que rarement lorsqu'elle quitte la maison. Tout est normal. N'est-ce pas ? Une hypothèse terrifiante commence à se dessiner dans son esprit. Une hypothèse qui lui fait perdre le contrôle.

 Elle se lève brutalement, renverse la tasse de thé encore à moitié pleine. Elle balance un billet sur le comptoir, sans même prendre la peine d'attendre l'appoint. Se rue dehors. Donovan a déjà disparu. Évidemment. Elle a de plus en plus peur. N'arrive plus à réfléchir. Il faut qu'elle retrouve ses esprits. Rien n'est peut-être perdu. Et en cet instant, elle mise tout sur le peut-être.

 Elle fonce vers Orme Court. Son sac frappe ses cuisse, à chaque pas fébrile. Son cœur cogne contre sa poitrine, affolé.

Admettons que ta famille ne soit plus là...

 La peur et l'adrénaline lui donnent des ailes. Elle courre si vite qu'elle a l'impression de voler, ses pieds décollent avant de réellement toucher le sol. Elle bouscule ceux qui osent se mettre en travers de sa route. Si elle va assez vite, elle pourra peut-être arriver avant lui. Même s'il la devance, elle pourra l'interrompre. L'empêcher de commettre l'irréparable. Si elle va assez vite. Elle accélère encore.

Tu as vu tes parents, ce matin ?

 Sa mère ne se lève jamais avant neuf heures. Son père commence peut-être un peu plus tard que d'habitude. Ce n'est pas anormal. Il n'y a rien à craindre. Il n'y a absolument rien à craindre. Il veut juste lui faire peur, jouer avec ses nerfs. La rendre folle. Qu'elle craque, et finisse par partir avec lui, affligée par la pression.

 Il n'y a rien à craindre.

 Tout est calme. Il n'y a personne, dans la rue. Aucun hurlement ne s'échappe d'une fenêtre. Tout est calme. La voiture de son père est encore garé devant leur porte. Rien n'a changé. Rien n'a bougé. Elle fouille dans son sac, fébrile, jusqu'à en extirper sa clé. Ses mains tremblent trop pour qu'elle ne parviennent à la mettre calmement dans la serrure. Elle prend une grande inspiration. Il n'y a rien à craindre. Elle pousse la lourde porte. Avance de quelques pas alors que le battant se referme derrière elle.

 Le silence l'accueille. Au milieu du couloir, elle tourne lentement la tête vers la cuisine. Personne. La pièce est vide. La tasse de thé et l'assiette de son frère encore sur le plan de travail, là où il les a laissé avant de partir, attendant sagement qu'une âme charitable veuille bien s'occuper de les mettre dans le lave-vaisselle. Son père, qui à cette heure-ci, malgré une grasse matinée, aurait déjà dû lire son journal devant son petit-déjeuner, brille par son absence. Elle n'a pas besoin de regarder dans le salon. Le calme qui s'en échappe répond à ses questions.

 Elle s'approche des escaliers, à pas de loup. Sans trop savoir pourquoi, elle refuse de percer le silence morbide qui plane sur le reste de la maison. Elle n'a pas le temps de poser un pied sur la première marche que l'odeur la cueille comme un coup de poing dans l'estomac. Elle est si violente. Si forte. Si délicieuse. Elle enfonce ses doigts dans la bouche, les mords férocement. Pour oublier cette odeur si douloureuse, et pourtant si confortable. Comme le parfum d'un ancien amant.

 Le choc passé, elle bondit, n'en a plus que faire du bruit qu'elle peut causer. Peut-être que son esprit lui joue des tours, parce qu'elle a envie de cette odeur. Peut-être. Peut-être.

 La chambre de son frère est encore ouverte. Elle y jette un rapide coup d’œil, plus par acquis de conscience que par réelle sécurité. Mais s'il se cache, elle le débusquera. L'ouvrira en deux. Littéralement. Il n'y a rien. Rien d'autre que le vide et le silence. Tremblante, elle pousse la porte de son propre repaire.

 Rien n'a bougé. Sa couette est toujours roulée en boule sur son lit, comme tous les matins. Son bureau déborde de papiers divers, entourant son ordinateur et sa putain de trousse. Dans sa penderie, le sac est toujours là. Elle l'ouvre brusquement. Les lames, soigneusement emballées dans leurs étuis, l'accueille comme une vieille amie. Elle attrape l'une d'elle, son Bowie, son préféré. Elle reste un moment en suspens, écoute le silence.

 Elle espère que sa mère surgisse derrière elle, juste assez brusquement pour lui faire peur, mais assez bruyamment pour qu'elle puisse faire glisser le sac sous son armoire d'un coup de pied. Elle lui dira qu'elle est malade, qu'elle a mal au ventre, peut-être, et Mary lui touchera le front d'un air navré. Elle lui fera du bouillon et, si elle n'a rien de prévu, restera avec sa fille, devant la télé, sans vraiment la regarder. Son père fera les gros yeux lorsqu'il la verra dévorer le dîner, et son frère criera au scandale. Oui, ce sera une journée parfaite. Mais personne ne lui touche l'épaule.

 Elle se redresse, raffermit sa prise sur le manche du couteau. Il lui reste un étage à vérifier. Celui qui lui fait le plus peur. Celui qu'elle ne veut pas aller voir, parce que tant qu'elle n'y est pas, rien de tout cela n'est réel. Mais ses pas la dirigent malgré la réticence de son esprit. L'odeur est de plus en plus forte. Non. Non, ce n'est pas vrai. Ce n'est qu'une impression. Une hallucination de son cerveau malade. Une déformation de sa personnalité défaillante.

 Elle ouvre, silencieusement, la porte de la chambre de ses parents. L'effluve est si puissante qu'elle la fait reculer d'un pas. L'enveloppe comme une amie. La mord comme son ennemie jurée. Effrayée, Roxane jette un regard en direction du lit.

 Vomit ses tripes.

 John ne se lèvera plus le dimanche matin pour leur faire plus de pancakes qu'ils ne peuvent en manger. Il ne lèvera plus les yeux au ciel lorsque ses enfants lui demanderont la permission de deux heures tout en leur glissant discrètement un billet de cent livres dans le creux de la main. Il ne se collera plus à la fenêtre pour fumer son cigare après une affaire conclue, pour que l'odeur n'importune pas sa femme. Ne les emmènera plus au cinéma. Au théâtre. En vacances. N'importe où.

 Et Mary ne pourra plus se préparer son thé préféré, en fin de matinée. Ne les bordera plus lorsqu'ils seront malades. Elle ne serrera plus la main de son mari lorsqu'elle apprendra une bonne nouvelle, ou son verre de vin lorsque la nouvelle n'est pas si bonne que ça.

 Non, ses parents ne pourront plus rien faire, et Roxane ne peut s'empêcher de penser à toutes ces choses qu'ils n'ont pas encore réalisés.

 Elle a déjà vu du sang. Plus souvent qu'elle ne veut l'admettre. Elle connaît l'urine qui coule le long de la jambe, et les excréments qui alourdissent le pantalon. Au fil des années, elle a appris qu'on ne meurt jamais joliment, sagement allongé, les bras posés sur la poitrine. La mort est toujours laide, et c'est, en quelque sorte, ce qu'elle aime chez elle. Elle a tué des dizaines de personnes, toutes des raclures de la pire espèce. Elle a toujours pris soin qu'on ne regrette jamais ses victimes. Mais ses parents ne sont pas les ordures enlaidies par le vice dont elle s'occupe. Ils sont étaient les gens les plus gentils, les plus généreux qu'il lui ait été donné de rencontrer.

 Et maintenant, ils ne sont plus rien.

 Rien qu'une coquille vide et ensanglantée.

 Elle s'est toujours arrangé pour que son travail soit propre. Un coup sec dans la carotide, par derrière. Ils n'ont presque pas le temps d'avoir peur. Mais dans la scène qui s'accroche chaque seconde un peu plus à ses rétines, il n'y a rien de propre.

 De longues giclées écarlates s'étalent sur le mur, au-dessus du lit. Recouvre les abat-jours des lampes de chevet. Le drap, encore poisseux et luisant, tombe mollement sur le sol. Le matelas n'est plus qu'une vaste mare de sang qui commence à couler au goutte à goutte sur le parquet.

 Et il y a les deux corps.

 On leur a tranché la gorge, ce n'est pas difficile à voir. Mais Roxane soupçonne ce geste comme étant le coup de grâce, le dernier d'une très longue série. John est à moitié habillé, il devait être en train de s'habiller avant que ne les... qu'on ne les massacre. Il n'y a pas d'autre mot. Son père a dû perdre connaissance avant de rendre son dernier soupir, car son visage n'exprime que la vide image de la mort. Le visage de sa mère, d'ordinaire si beau, est défiguré par un hurlement de terreur. Sa nuisette, déchirée, laisse entrapercevoir son ventre lacéré. Saccagé. Ravagé. Face contre terre, elle tend le bras vers la porte dans un geste désespéré. Lentement, le cœur au bord des lèvres, Roxane suit des yeux ce bras désormais livide. Les doigts de Mary ne sont qu'à quelques centimètres de ceux de son mari. Ils ont essayé de s'atteindre. De s'accrocher l'un à l'autre. Essayé.

 C'est le travail d'un monstre.

 Quelque chose dans son cerveau, à cette pensée, se débloque. Elle se précipite dans le couloir, referme la porte d'un geste brusque. L'odeur du sang ne la quittera jamais, elle devra vivre avec jusqu'à la fin de sa vie. Elle le sait. Elle se plie en deux. Vomit de nouveau.

 Cette fois, ce n'est ni le dégoût ni le choc qui la font recracher sa bile. C'est la rage. Une haine et une colère si brûlantes, intenses, qu'elles ravagent tout sur leur passage alors qu'elles remontent le long de son ventre jusqu dans sa bouche. Elle va le massacrer. Le faire souffrir autant qu'il a fait souffrir sa mère. Lui faire perdre connaissance, comme son père, avant de le réveiller pour mieux l'achever.

 Elle court dans sa chambre, s'y enferme dans un grand claquement de porte. Les larmes roulent sur ses joues sans même qu'elle ne les remarque.

 Nate reviendra à midi, comme tous les jours. Elle a de quoi les défendre, si ce connard tente quoi que ce soit contre eux. D'ici quelques heures, son frère poussera la porte, s'attendant à trouver leur mère préparant le repas. Ne trouvant, comme elle, que du vide. Et chaque respiration qu'il aura ne sera qu'un sursis. Elle le sait.

 Ils faut qu'ils partent.

 Qu'ils fuient.

 Aujourd'hui.

Annotations

Vous aimez lire Morphyne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0