Chapitre 1 - Kenshibu (1)

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Le bourdonnement long et étrangement strident du shakuhachi commençait à lui taper sur le système. La vieille religieuse qui en jouait d’ordinaire n’était pas venue, remplacée au pied levé par une novice au teint blafard et aux mains tremblantes. Chinnosuke, sous l’œil attentif de son professeur, répétait son mouvement, s’efforçant de ne pas prêter attention à la musicienne. En vérité, il n’avait qu’un pas à faire pour lui coller son pied dans le visage et, plus les secondes passaient, plus l’idée se faisait tentante. Peut-être parviendrait-il à les faire fuir ainsi, comme il avait chassé cet artiste excentrique qu’on avait chargé de lui apprendre l’art de l’arrangement floral.

Quelle lubie avait eue son oncle, à vouloir à tout prix lui enseigner un art. Le vieux se figurait que jouer du koto ou peindre des paysages dissuaderait Chinnosuke de se battre, mais c’était sans compter sur la détermination de l’adolescent. Il n’était jamais plus heureux que quand il tenait un sabre entre les mains. Rien n’égalait le frisson de détenir la vie de son adversaire au bout de sa lame et de décider s’il devait vivre ou mourir.

La novice, chancelante comme un roseau dans une tempête, souffla un peu trop fort dans sa flûte et la fausse note se réverbéra dans toute la pièce. Chinnosuke marqua un arrêt, tapant du pied sur le tatami.

— Qu’elle cesse, à la fin ! cracha-t-il, couvrant les remontrances de son professeur. On dirait une oie qui se fait égorger par un chat.

La fille baissa le regard, honteuse, triturant le shakuhachi du bout de ses doigts trop maigres. Chinnosuke lui lança un regard mauvais. Qu’elle était laide… Les veines transparaissaient sous sa peau de cire, couverte d’une mince pellicule de sueurs froides, si bien qu’elle ressemblait à une tuberculeuse. Ses yeux globuleux se fixaient dans le néant, vides de toute étincelle d’intelligence et sa bouche de travers lui donnait l’air de toujours se demander ce qu’elle faisait là. Sans doute ses parents l’avaient-ils abandonnée quand ils s’étaient rendu compte qu’elle était trop affreuse pour être vendue comme putain. Le professeur n’était pas beaucoup plus beau. C’était une vieille chose, ridée comme une prune séchée au soleil, le sommet de la tête couvert de taches de son qui ne faisaient que se multiplier avec l’âge. Il devait s’appuyer sur une canne pour ne pas chanceler durant ses leçons. De l’avis de Chinnosuke, et avec tout le respect qu’il vouait à ses aînés, quand on ne tenait plus debout sans une aide extérieure, c’est qu’on avait dépassé le temps que les cieux nous avaient alloué.

Renonçant à frapper la jeune religieuse, puisque ça ne lui apporterait que des problèmes pour une mince satisfaction, il tourna les talons, jeta son éventail au sol et sortit de la pièce. Le professeur tenta de l’alpaguer pour le retenir mais, incapable de le rattraper, abandonna vite toute tentative. Sur le chemin de la sortie, il s’empara d’un bokken puis, après s’être chaussé, sortit du domaine.

Hors des murs de la propriété de son oncle se trouvait une colline à l’orée d’un bois. Il y faisait bon en cette fin de printemps, les arbres donnaient une ombre fraîche et un vent agréable s’engouffrait dans les chemins. Personne n’y passait plus guère, préférant les nouvelles routes, plus larges et plus lumineuses, pour se rendre dans les villes et les villages alentour. Ils restaient bien pratiques pour se promener si l’on voulait un peu de solitude. Du domaine de l’oncle de Chinnosuke, on pouvait suivre le sentier pendant une dizaine de minutes et rencontrer une rivière. Elle s’enfonçait dans les bois et sinuait en petits ruisseaux sur des kilomètres. Avant son arrivée à l’école de sabre Gokuden, Chinnosuke y passait le plus clair de son temps. Ainsi, il échappait à l’ennui des précepteurs et autres invités que son parent recevait en permanence. Le jeune homme ne comprenait pas comment on pouvait aimer rester en compagnie de gens aussi barbants. Qu’avaient-ils de si spécial, tous ces gribouilleurs et ces décorateurs de boîtes laquées ? Si au moins il conviait des fabricants de sabre, Chinnosuke aurait pu y trouver un intérêt.

Cette fois-ci, il décida de rester à l’orée de la forêt plutôt que de s’y aventurer. Sa frustration avait besoin de se déchainer, là, tout de suite. Il s’arrêta au pied d’un grand arbre dont il ne reconnut pas l’espèce. Il fallait dire qu’il s’en fichait pas mal. Le seul arbre qu’il savait reconnaître entre tous était le camélia, qui lui avait donné son nom, et ce n’était même pas un vrai arbre.

D’un coup de bokken rageur, il fit voler en éclat une partie de l’écorce, qui vola sur le côté. Il recommença, encore et encore, jusqu’à ce que sa lame de bois entame la chair blanche du tronc. Bien sûr, il ne ferait pas grand dégât, mais il n’avait aucune envie d’abattre l’arbre. Tout ce qu’il voulait, c’était trouver un exutoire à la rage que lui avait provoqué cette pitoyable musicienne. Il ne s’arrêterait pas tant qu’il entendrait encore ce sifflement criard lui vriller les oreilles. En même temps, il se vengeait sur cet ennemi immobile de toutes les offenses qu’il avait subies depuis le début de l’année, et bien avant encore.

Ils ne comprenaient rien à rien, tous autant qu’ils étaient. Tous ceux qui le regardaient de travers, qui le considéraient comme un petit sauvage sans cœur, tous ceux qui se donnaient pour mission de le dompter. Les pires étaient ceux qui le prenaient en pitié, lui, le pauvre orphelin qui avait d’abord perdu son père, abattu par un samouraï allié aux Toyotomi pendant la bataille de Sekigahara, trois mois à peine avant sa naissance, puis qui avait vu sa mère dépérir de chagrin à peine décroché de son sein. Chinnosuke se fichait bien de ces deux-là, qu’il n’avait jamais connus. Pire, il leur en voulait d’être morts et d’avoir fait de lui un objet d'apitoiement et de l’avoir soumis à l’éducation de son mollasson d’oncle. Ils n’auraient pas pu choisir pire tuteur.

— Ah, te voilà, dit une voix dans son dos. J’ai bien failli croire qu’il me faudrait crapahuter dans les bois pour te trouver.

Chinnosuke n’eut même pas besoin de se retourner pour savoir qui venait à sa rencontre. Le destin venait de le détromper. Il aurait pu, finalement, tomber chez un pire tuteur et passer toute son enfance en compagnie d’Itakawa Ichirō, de sa voix doucereuse et de ses airs sournois. Il s’efforça de ne lui accorder aucune attention et continua à frapper le tronc. Encore. Et encore. Et encore et encore. Ses mains le brûlaient, à force de frottements et de contact avec le manche rugueux de l’arme. Ses mains seraient sans doute couvertes d’ampoules pendant plusieurs jours après cela.

Quand il s’arrêta, à bout de souffle, les dents et les poings serrés, Ichirō l’observait toujours, appuyé contre un arbre non loin, les bras croisés et un insupportable sourire aux lèvres. D’instinct, Chinnosuke couvrit la mèche qui poussait sur son front, comme pour la dissimuler. Il fit mine de se recoiffer et la rabattit sur son crâne glabre pour la coincer sous son chignon, à l’arrière de sa tête. Comme il lui tardait de pouvoir la raser et d’en finir avec tout cela.

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