Chapitre I - Kenshibu (2)

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L’année précédente, alors que les premiers boutons apparaissaient sur son visage, Chinnosuke était passé de petit garçon à wakashu. Ce qui signifiait certes un pas de plus vers l’âge adulte mais aussi et surtout une attention toute particulière de la part de ses aînés. Enfant, jamais il n’avait ignoré l’admiration que les wakashū suscitaient chez les hommes adultes. Son oncle, au jour de ses douze ans, l’avait fait asseoir devant une tasse de thé et lui avait expliqué tout ce qu’on attendrait de lui une fois qu’il serait passé à cette étape de sa vie. Comment il devrait se comporter, assez distant pour garder cet attrait juvénile mais aussi prêt à concéder son affection à qui le demanderait. En échange de l’éducation de son mentor, qui le guiderait sur la voie du monde adulte, on attendrait de Chinnosuke tendresse et reconnaissance. Deux choses qui s’appliquaient bien évidemment dans une chambre à coucher. Pas qu’il doive apprécier la besogne, au contraire, ç’aurait été bien mal vu. Il n’aurait qu’à attendre que le moment passe, retenant juste assez ses grimaces d’inconfort. Après tout, il ne s’agissait que de montrer sa dévotion corps et âme à l’homme qui s’occupait de lui, pas à passer pour un petit pervers. Chinnosuke avait écouté tout ce discours d’une oreille distraite, ne mesurant pas à l’époque l’ampleur de ce qu’on attendait de lui. Gen’ichi avait, non sans bien des subtilités, fait comprendre à son neveu qu’Ichirō serait un amant tout indiqué. Il vivait sur le domaine, dans une dépendance qui leur garantirait de la tranquillité, et ses nombreux talents artistiques seraient de précieux atouts qu’il pourrait lui enseigner. De plus, il n’était pas beaucoup plus vieux que lui, seulement huit ans de différence, donc ils ne pourraient que mieux s’entendre avec lui — qu’il connaissait au demeurant depuis l’enfance — qu’avec un homme approchant de la trentaine. Pour ne rien gâcher, Ichirō était beau garçon, au point de faire tourner la tête des femmes qui passaient sur son chemin ; puisque Chinnosuke passait lui aussi pour un charmant éphèbe, ils formeraient un couple harmonieux. Gen’ichi avait terminé sa tirade en évoquant Akemi, la jeune sœur d’Ichirō, avec qui il était de notoriété publique que le garçon serait marié une fois devenu adulte. Certes, encore aucune fiançaille officielle n’avait été conclue, mais c’était tout comme. Chinnosuke soupçonnait que leurs deux tuteurs s’étaient entendus sur leur union avant même qu’ils sachent marcher. À l’issue de cette entrevue, Chinnosuke n’avait conclu qu’une chose : jamais il ne prendrait un amant, et encore moins Ichirō. Jouer les bellâtres effarouchés, très peu pour lui.

Il devait admettre cependant, que son oncle ne lui avait pas menti lorsqu’il lui avait expliqué que les demandes ne cesseraient jamais tant qu’il n’aurait pas cédé à un prétendant. Dès lors qu’on lui avait rasé le crâne, une foule de messieurs s’était agglutinée autour de lui, minaudant, lui offrant cadeaux et services pour attirer son attention, mettant en avant leur richesse ou leur statut. Il ne pouvait plus faire un pas en ville sans se retrouver assailli par ces importuns. Heureusement, son inscription à l’école de sabre Gokuden et son rejet systématique de toutes les avances qu’on lui faisait réussissaient peu à peu à décourager même les plus déterminés. Il se fichait bien de passer pour un garçon cruel, au cœur glacé, sans aucune considération pour les sentiments de ses aînés, si cela pouvait lui acheter un peu de tranquillité. C’était sans compter sur Ichirō, bien sûr.

Peu habitué à ce qu’on se refuse à lui, il semblait ne pas entendre ni le mot « non », ni les piques acerbes de son cadet. Il le traitait comme s’ils s’étaient déjà échangé des vœux de fidélité et ne cessait de l’importuner. Réclamant sans cesse des gentillesses, il paradait avec le garçon à son bras comme s’il était sien. La seule raison pour laquelle Chinnosuke le tolérait était qu’au moins, de cette façon, il tenait les autres hommes à distance.

Ichirō s’approcha de Chinnosuke pour essuyer du pouce une goutte de sueur qui perlait sur sa joue. Il porta son doigt trempé à sa bouche et le suçota, un sourire malicieux aux lèvres, sous le regard de Chinnosuke qui cachait à grand peine son dégoût.

— Ton coup de colère a fait plutôt forte impression, je crois que cette pauvre fille a pleuré toutes les larmes de son corps.

— Si tu es venu pour que je lui présente des excuses, tu peux repartir tout de suite.

Qu’il s’en aille dans tous les cas, voilà qui aurait plu à Chinnosuke. La simple présence de cet abominable dilettante suffisait à faire remonter la rage dans sa gorge. Il l’aurait volontiers abattu d’un coup de lame, si seulement il avait eu autre chose qu’un sabre en bois entre les mains et la garantie qu’on ne lui tiendrait pas rigueur d’éliminer un des symptômes de ce monde en pleine décadence.

— Ne t’en fais pas, je m’en suis chargé à ta place. Je sais que tu n’es pas friand des courbettes.

Chinnosuke maugréa un « Merci » qui lui coûta bien plus qu’un peu de souffle. Ce n’était qu’un prêté pour un rendu, Ichirō attendrait quelque chose en retour.

— En vérité, je m’inquiétais de te voir partir. Est-ce vrai que tu as tué un rōnin qui rôdait dans les parages, l’autre jour ?

Il regardait vers le cœur de la forêt, là où venaient parfois se dissimuler des rebuts de la société en quête d’un coin tranquille. La colline se révélait pour beaucoup un repaire stratégique. Ses chemins sinueux et sa végétation épaisse rendaient difficiles les battues, mais ils restaient suffisamment proches des villes alentours pour profiter de leurs ressources — et bien sûr, y commettre quelques larcins quand la nourriture venait à leur manquer ou que l’envie leur en prenait.

Une semaine plus tôt, de retour du dōjō, Chinnosuke était tombé nez à nez avec l’un d’entre eux, un véritable déchet qui ne méritait pas le nom d’homme. Chinnosuke se souvenait comme s’il y était encore de ce crâne dégarni non par choix mais par l’âge, de ce rictus aux dents manquantes et aux autres aussi noires que celles d’une femme et de ce regard de bête aux abois prêt à tout pour protéger sa pitance. L’esprit encore échauffé par les entraînements de la journée, le garçon n’avait pas hésité un instant avant de dégainer son sabre et de mettre en pratique ce qu’il avait appris ; l’occasion était trop belle. La lame avait pénétré la chair sans un bruit, le sang avait jailli. Chinnosuke, hypnotisé par le spectacle, n’avait pas eu l’occasion de porter un deuxième coup.

— Non, il s’est enfui avant que j’aie pu l’achever, répondit Chinnosuke, l’air maussade, avant de relever la tête et d’annoncer, sur un ton fier : Enfin, il a dû se vider de son sang dans la nuit, je l’avais bien amoché.

La frustration de ce souvenir s’ajouta à celle de devoir composer avec la présence d’Ichirō. Ce dernier approcha une nouvelle fois sa main du visage de Chinnosuke, mais cette fois-ci, il se contenta de replacer une mèche folle sur le sommet de son crâne. Puis il soupira et replongea son regard entre les arbres. Chinnosuke crut un instant qu’il allait lui resservir un énième discours sur la beauté de la nature, la place de l’homme au sein de ce complexe système, sans oublier bien sûr les grasses métaphores sur les fleurs qui ne sont belles qu’un temps, avant de se flétrir et de retourner à la terre.

— Quel petit guerroyeur tu fais… En tout cas, moi, ce que j’en conclus, c’est que ces bois ne sont pas sûrs. Que dirais-tu de redescendre au domaine et de te défouler sur un vrai adversaire, plutôt que sur ce pauvre chêne ?

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