Chapitre I - Kenshibu (3)

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Ils descendirent côte à côte et se rendirent jusqu’au jardin de la résidence où, chacun armé d’un bokken, ils firent quelques passes d’armes. Ichirō voyait l’escrime comme n’importe quelle autre forme d’art. En pur amateur, il se contentait de n’en apprendre que la surface sans en appréhender le fond, la véritable nature, ce qui en faisant une composante essentielle de la vie d’un samouraï. Ainsi, il pouvait parler de la ligne d’un katana comme il dissertait sur les motifs d’un kimono ou les dorures d’une pièce de vaisselle. Pourtant, Chinnosuke devait admettre qu’il ne se débrouillait pas si mal qu’il le laissait croire au premier abord. Ses mouvements étaient prévisibles mais souple, avec juste assez de puissance pour résister à ses assauts sans jamais le repousser. Il donnait l’impression de s’amuser avec lui. Ce traitement, qui au départ lui convenait tant qu’il pouvait porter des coups, eut tôt fait de l’agacer. L’échauffement était terminé, il voulait se battre pour de vrai !

— Arrête un peu de danser ! cracha-t-il au moment de reprendre son élan.

Ichirō se contenta de lui répondre d’un sourire joueur, ce qui attisa encore plus la colère de Chinnosuke. Il tenta de lui porter un coup, mais son aîné se déroba comme une carpe entre les mains d’un pêcheur. Chinnosuke jura entre ses dents. Qu’y avait-il de pire qu’un adversaire qui ne voulait pas l’affronter ? Il réussit finalement à lui porter un coup à la main, qui lui fit lâcher son arme. Si la lame avait été en métal, il lui aurait tranché quelques doigts au passage mais puisqu’il ne s’agissait que d’un simple sabre de bois, Ichirō n’en garderait sans doute que des contusions.

Chinnosuke attendit que l’autre ait repris son bokken pour repartir à l’attaque. Quand bien même il brûlait de le corriger, il avait trop d’honneur pour s’en prendre à un homme désarmé. Cependant, le coup précédent avait affaibli la prise d’Ichirō sur le manche, et il peina à répliquer. Chinnosuke finit par arrêter de lui-même. Dans un duel, celui qui abandonne signifie à son adversaire qu’il ne souhaite pas l’humilier davantage.

— Ça ne m’amuse plus, déclara-t-il, le nez tourné vers le ciel.

— Tu as fait de sacrés progrès depuis la dernière fois où nous nous sommes affrontés.

— Si j’avais mis en application tout ce que j’ai appris, je t’aurais défiguré.

— Oh, tu oserais ?

Chinnosuke lui répondit par un regard courroucé. Cette manie de le traiter comme un gamin l’irritait au plus haut point. La seule chose qui l’empêcha de répliquer fut le claquement de la canne de son oncle, qui résonnait sur le bois sec de la coursive. Quand il arriva à la hauteur des deux jeunes hommes, Ichirō s’inclina avec respect.

— Seigneur Gen’ichi, salua-t-il, je vois que vous avez l’air en meilleure forme.

— Oui, le médecin que tu m’as recommandé fait des miracles, je te remercie, mon garçon.

Ils commencèrent tous les deux à papoter de choses et d’autres dont Chinnosuke se fichait bien. Vexé de n’avoir pas trouvé un adversaire à sa taille, il se mit à répéter quelques mouvements de base, frappant l’air de son bokken. Comme il aurait aimé vivre comme les autres apprentis, à plein temps au dōjō. Là, il aurait toujours eu avec qui se battre et aurait discuté de sujets bien plus passionnants que les derniers cancans de la capitale. Plusieurs fois, il avait abordé le sujet avec son oncle, prétextant qu’il serait bien plus bénéfique pour sa formation de vivre en permanence aux côtés d’autres guerriers. Mais Gen’ichi considérait que ceux qui résidaient trop longtemps en koryū faisaient d’hommes de potentiel des brutes mal dégrossies. En outre, il appréciait déjà peu que, entre les murs de l’école, Chinnosuke fréquente en quasi-égaux des samouraïs de bien moins basse extraction que lui, il ne le laisserait jamais vivre au milieu d’eux. Dans leur province, les ashigarus, classe la plus basse de la caste samouraï, étaient à peine considérés comme des hommes à part entière et nombreux étaient ceux qui ne leur tenait pas plus d’estime qu’à un paysan. Pourtant, rien ne les empêchait de rejoindre une école de sabre, tant qu’ils pouvaient la payer ou que leur talent séduise le maître des lieux. Chinnosuke n’y voyait aucun inconvénient. Sur le champ de bataille, le sang n’est jamais que rouge.

Ichirō finit par couper court à la conversation, s’inclina une nouvelle fois puis prit la direction des bains. Chinnosuke leva les yeux au ciel ; il était plus précieux qu’une princesse impériale, celui-là. C’était déjà un miracle qu’il n’ait pas demandé à se changer avant leur petit échange.

Gen’ichi fit un petit geste de la main à l’adresse d’une servante, qui disparut à l’intérieur de la maison. Il invita ensuite Chinnosuke à s’asseoir auprès de lui, ce que fit le jeune homme, laissant pendre ses pieds dans le vide. Le soleil frappait fort et il se rendit compte, en s’installant à l’ombre, à quel point il avait chaud. L’été n’avait pas encore commencé, mais il s’annonçait déjà brûlant.

Gen’ichi eut, comme à son habitude, tous les maux du monde à descendre jusqu’au sol. La blessure dont il avait souffert durant la bataille de Sekigahara, quinze ans plus tôt, n’avait jamais guéri. Plusieurs années durant, la cicatrice n’avait cessé de se rouvrir et si désormais elle ne lui causait plus ce genre de désagrément, elle l’empêchait tout de même de bouger à sa guise. Chinnosuke lui accorda une indifférence pudique, évitant de souligner le fait qu’il aurait bien mieux fait de mourir durant l’assaut, comme l’avait fait le père de Chinnosuke, que Gen’ichi aimait comme un frère. Cela non plus, il ne s’en était jamais remis. Le père de Chinnosuke, pendant sa longue agonie, lui avait fait promettre de survivre et de revenir dans leur province, pour protéger sa progéniture et faire de lui un homme digne de ce nom. Pas une seule fois en quatorze ans Gen’ichi n’avait failli à ce serment.

La servante revint avec un plateau sur lequel étaient posées deux tasses de thé vert, qu’elle déposa à côté d’eux avant de disposer. Tous deux profitèrent du calme de la campagne et mirent plusieurs minutes avant d’ouvrir la bouche. Chinnosuke le savourait tout particulièrement car il savait qu’une fois le silence brisé, l’heure des remontrances aurait sonné.

— Tu t’entends bien avec Ichirō, cela fait plaisir à voir.

Chinnosuke se contenta de hocher la tête. Si son oncle pouvait le croire, cela l’arrangeait bien. Il pouvait même bien penser qu’ils étaient amants, si cela lui chantait, tant qu’il ne tenait pas à ce que ce soit la vérité.

— Je le trouve bien gentil avec toi, en tout cas. Il m’a demandé de ne pas te tenir rigueur de ce qui s’est passé tout à l’heure. Il craignait peut-être que je te fasse attacher dans la cour et battre par les serviteurs, qui sait…

Gen’ichi ponctua sa phrase d’un rire discret, qui donnait à son visage l’air d’un Bouddha jovial. Bien que ce fut une plaisanterie, Chinnosuke se demanda s’il n’aurait pas préféré cette punition à l’habituelle tirade qu’il voyait arriver.

— Shikakura est un ami de longue date, je suis certain qu’il ne te tiendra pas rigueur de cette incartade. Après tout, lui aussi avait la réputation d’être un sacré fauteur de trouble quand il avait ton âge. Si la moitié des histoires que l’on m’a racontées à son sujet sont vraies, alors tu fais bien pâle figure à côté de lui.

Chinnosuke réprima un tic nerveux. Comment ce vieux croulant qui lui servait de professeur pouvait avoir été un homme digne de ce nom, même cinquante ans plus tôt ? Il se demanda si, quand viendrait son tour de devenir un vieillard, il se tiendrait lui aussi courbé sur une canne qui se tordrait sous son poids, importunant de jeunes hommes pour les faire danser comme des femmes.

— J’ai du mal à comprendre ce que tu veux, Chinnosuke, poursuivit Gen’ichi, voyant que son neveu ne répondait pas.

— Ce que je veux c’est me battre.

Les récits sanglants de Sekigahara avaient bercé toute son enfance. Si Gen’ichi n’en disait jamais rien, et se renfermait dès que l’on abordait le sujet, cela n’avait pas empêché ses amis de lui raconter en long en large et en travers tous les détails de la bataille la plus meurtrière que le Japon ait jamais connu. Depuis, il ne rêvait que de participer à un tel affrontement ; il voulait sentir le sang bouillir dans ses veines tandis qu’il tranchait un ennemi en deux, entendre battre son cœur dans l’incertitude d’en réchapper, vaincre le tremblement de ses jambes pour continuer de se battre encore et encore. Il songeait aux entraînements de la koryū, à ce rōnin qu’il aurait pu massacrer si seulement il ne s’était pas enfui comme un lâche. Le frisson qu’il ressentait en affrontant un seul homme le saisissait déjà tout entier, il n’osait imaginer ce qu’il ressentirait face à mille, à dix mille samouraïs ennemis. Pourtant, depuis sa naissance, tout le monde n’avait que la paix à la bouche. Lassés de siècles de conflits permanents, les instances qui gouvernaient le Japon n’avaient plus en tête qu’une unité qui mettrait fin aux conflits. Il se chuchotait que bientôt, le shogun Ieyasu Tokugawa écraserait pour de bons ses rivaux Toyotomi. Chinnosuke l’avait entendu de la bouche d’Ichirō, alors que celui-ci tentait de le convaincre qu’il n’aurait jamais à participer à une bataille. Pour lui, ce temps de barbarie du Sengoku était révolu, bon à mettre au placard. Chinnosuke priait pour qu’il se trompe. Quelle perspective de vie que celle qui l’attendrait alors. Il terminerait une formation martiale qui ne lui servirait jamais à rien sinon à faire le beau devant une cour, épouserait Akemi et lui ferait une poignée d’enfants qui deviendraient tout aussi mollassons. Il préférait encore mourir tout de suite.

— C’est bien normal de chercher la bagarre quand on a ton âge, Chinnosuke, dit Gen’ichi sur un ton affable. Mais quoi que tu t’imagines être la guerre, crois-moi que la réalité est bien moins plaisante. Il n’existe rien de pire que de voir mourir ceux qui nous sont chers, peu importe la cause.

Chinnosuke s’apprêtait à répliquer, mais son oncle ne lui en laissa pas l’occasion.

— La fougue de la jeunesse est un cadeau du ciel, mais le travail de l’homme que tu es en train de devenir est d’apprendre à la canaliser et à la diriger dans le bon sens. J’ai bien conscience de passer pour le pire des rabats-joie en te faisant subir tous ces enseignements dont tu ne vois pas encore l’intérêt. Tu verras, un jour, tu comprendras pourquoi je te force à faire tout cela.

Chinnosuke ne répondit pas. Il était habitué à ce discours, désormais et savait que, quoi qu’il répondrait, cela ne changerait rien. Gen’ichi et lui n’étaient pas fait du même bois, voilà tout. Certains étaient nés pour combattre, d’autres non. Il pouvait bien essayer de lui ôter cette évidence de l’esprit.

— Me promets-tu de t’appliquer davantage ?

— Je tâcherais de faire de mon mieux.

Chinnosuke ne mentait pas ; du moins, il n’en avait pas l’intention. Qui sait, se disait-il, si je joue le jeu, il acceptera peut-être mes demandes. Ils terminèrent de boire leur thé sans un mot, le regard perdu dans la canopée de la forêt voisine. Les fleurs roses des cerisiers avaient depuis longtemps laissé place à un feuillage verdoyant, qui ne manquait pas de charme.

Chinnosuke ne tarda pas. Le silence qui pesait et la sueur qui poissait sous ses vêtements l’emplissaient de malaise. Il posa sa tasse sur le plateau et, après une courbette polie, expliqua qu’il partait se laver.

— Oh, dit Gen’ichi avant que son neveu ne s’en aille, il me semble qu’Ichirō t’a fait déposer un petit cadeau, il faudra que tu penses à le remercier.

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