Chapitre I - Kenshibu (fin)

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Bain et repas pris, Chinnosuke se glissa dans sa chambre. On avait aménagé pour lui une pièce certes peu spacieuse, mais aussi loin des autres pièces à vivre, ce qu’il appréciait tout particulièrement. Il s’isolait souvent quand une rage folle s’emparait de lui, au bas mot trois fois par semaine. Ne pas entendre les allers et venues du personnel de maison, des invités, de son oncle ou encore de sa jeune cousine Okoe lui avait évité à de nombreuses reprises d’attiser le feu de sa colère. Et puis, les servantes ne passaient que peu dans ces couloirs, une fois le soir tombé. Aussi, la plupart du temps, il pouvait veiller autant qu’il le souhaitait ; personne ne verrait danser la flamme de la lanterne derrière les panneaux en papier de riz.

Chinnosuke sentait la tension lui vriller les muscles, même après un long repos dans l’eau chaude. Enfin, pas si long que cela car il avait dû se résoudre à sortir après que le sang lui fut monté à la tête pour ressortir par son nez. Deux gouttes écarlates étaient tombées dans le bain, leur couleur rouge vif s’estompant à mesure qu’elle se diluait dans l’eau. Alors qu’il s’agenouillait près de son lit, Chinnosuke sentit de nouveau ce vertige si caractéristique. Il porta un mouchoir de soie à sa narine et, quand il le regarda, deux taches y étaient apparues, semblables à deux pétales sur un manteau de neige. Il appuya de nouveau le morceau de tissu sous son nez et attendit que le saignement passe, le regard plongé dans le paysage du crépuscule.

Le cadeau d’Ichirō était posé sur le futon, enveloppé dans un tissu rose pâle. Chinnosuke l’entrebâilla pour regarder à l’intérieur. C’était, à première vue, un kimono. Sans doute un furisode, ce vêtement aux manches longues portées aussi bien par les jeunes femmes en âge d’être mariées et par les wakashū. Quand il ne choisissait pas le hakama, bien plus pratique pour s’exercer, Chinnosuke ne rechignait pas à revêtir des tenues féminines, comme c’était la coutume pour les garçons de son âge. Mais s’en voir offrir un par un homme qui le courtisait, avec l’idée qu’il le devrait le porter à leur prochain rendez-vous, le remplissait de nausée. Il tira sur le nœud du paquet, révélant ainsi le reste de son contenu. En plus du kimono clair, agrémenté de fleurs blanches et de grues en vol, Ichirō lui avait fait confectionner une ceinture décorée de fleurs de camélia. S’ajoutait à cela un lien tressé, pour attacher le tout, ainsi qu’un sous-vêtement d’un rouge de cerise parfaitement indécent. Chinnosuke poussa un soupir, referma le paquet et le posa à côté de son lit, décidant qu’il y songerait plus tard.

Une fois que la chaleur eut fini de lui monter à la tête, il referma tous les shōjis et se cloîtra dans sa chambre pour la nuit. Tendant l’oreille, Chinnosuke tenta de déterminer si quelqu’un passait près de sa chambre ou non. Quand il fut clair qu’il était seul, il sortit du placard la boîte qu’il y cachait. Le coffret ne payait pas de mine, en bois laqué sombre sans le moindre motif ni fermoir travaillé. Il ne contenait rien de précieux non plus, du moins, rien qui ne vaille beaucoup d’argent. Pourtant, Chinnosuke sortit le rouleau avec d’infinies précautions, comme s’il tenait un chef d'œuvre.

C’était la reproduction bon marché d’une peinture de grand maître. Non pas que Chinnosuke, ou tout du moins Gen’ichi, n’aurait pas eu les moyens de se procurer l’original s’il l’avait voulu. La maison regorgeait de rouleaux peints, estampes et autres paravents décorés avec le plus grand goût. Gen’ichi aimait à collectionner les représentations de femmes, d’animaux ou de scènes du quotidien, la plupart achetées à d’autres amateurs, certaines offertes par ses amis. Amateur de l’image pour elle-même, aucun sujet ne lui semblait trop trivial ou trop vulgaire. Ainsi, de magnifiques paysages de mer côtoyaient des yokai à la recherche de leur prochaine victime, des carpes aux écailles si travaillées qu’on les croyaient vivantes, et même des sujets d’une vulgarité sans nom comme le fameux rouleaux montrant une bataille de pets entre deux bastions de trois samouraïs et qu’il ne sortait que quand le saké avait déjà un peu trop coulé. Il gardait aussi un certain nombre d’estampes érotiques, des dessins d’hommes et des femmes, parfois d’hommes et d’hommes, enchevêtrés les uns dans les autres, leurs sexes disproportionnés attrapant l’œil du spectateur qui ne pouvait voir qu’eux. Il les avait volontiers montrées à Chinnosuke dès lors qu’il avait eu l’âge de se poser des questions sur les choses de la vie. Chinnosuke en gardait un souvenir confus et vaguement dégoûté, se rappelant s’être demandé auquel des amants appartenaient tel pied, telle main, telle épaule, tant les deux corps étaient indissociables. Il était resté songeur devant ces jambes de femme écartées, qui laissaient contempler, sous le duvet, un coquillage ouvert. Etait-ce vraiment cela que certains hommes considéraient comme le trésor le plus précieux du sexe faible ? Akemi, sa future épouse, cachait-elle elle aussi cette huître débordant de sucs sous les pans de son kimono ?

Malgré cette impressionnante collection, un sujet ne trouvait aucune grâce aux yeux de Gen’ichi, celui de la guerre. C’était à peine s’il supportait la vue de deux duellistes prêts à s’affronter. La seule fois où Chinnosuke avait vu son oncle véritablement furieux, un de ses invités lui avait offert pareille toile, pensant lui faire plaisir. Il ne songeait pas un seul instant à lui demander de s’en procurer quelques-unes.

Il avait acheté celle-ci pour pratiquement rien, à un artiste qui vivait non loin du dōjō et s’occupait principalement à reproduire de mémoire les œuvres des maîtres. Il y ajoutait toujours sa petite fantaisie, soit suite à un réel influx de créativité, soit tout simplement parce qu’il avait oublié une partie de la peinture d’origine. Chinnosuke avait découvert ce rouleau qu’il aimait tant tandis qu’il accompagnait à l’atelier une poignée d’autres disciples de Gokuden, qui cherchaient à se rincer l’œil sur des images polissonnes.

Il ne se lassait pas de la regarder. Deux samouraïs s’y battaient à mort au milieu d’un jardin. On apercevait en arrière-plan une lanterne en pierre, qui baignait de sa lumière calme toute la scène, ainsi que le tronc et quelques aiguilles d’un pin. Mais tout l’intérêt résidait dans les personnages.

Leur combat avait été féroce, comme le montrait le sang qui coulait sur chacun de leurs corps. Le personnage de gauche, échevelé, se contorsionnait pour une raison inconnue, le visage tordu de colère et de détermination. Son habit était défait, laissant apparaître son torse. Son pied nu portait une ecchymose. L’artiste avait expliqué à Chinnosuke que ce n’était qu’une bavure de la peinture, raison pour laquelle il la lui avait cédée à si bas prix. Le garçon, lui, préférait croire que le combattant avait reçu un vilain coup du talon de son adversaire et que c’était la raison de sa pose si étrange. Cela ne l'avait pas empêché, faisant fi de la douleur, de transpercer son ennemi de part en part.

Le samouraï de droite, dans ses derniers instants, semblait pourtant bien plus fringant que son assassin. Cheveux bien mis, mine à peine surprise, vêtements en ordre, il ne s’indignait pas de sa bien mauvaise posture. Plus que de la résignation, Chinnosuke voyait dans son expression de la sérénité, voire une certaine euphorie. Le sang coulait à flots sur son vêtement azur, de la plaie sur son torse jusqu’à ses pieds, dans un contraste saisissant.

Chinnosuke connaissait déjà si bien tous les détails de cette estampe qu’il lui suffisait de fermer les yeux pour la visualiser à la perfection. Pourtant, il continua à la fixer sans la décrocher du regard pendant de longues minutes. Chaque fois qu’il la contemplait, un frisson naissait sous sa peau. Il partait d’un point indistinct entre son pubis et son nombril pour se diffuser dans tout son corps, tiède et délicieux. Comme à son habitude, Chinnosuke imagina le mouvement des combattants, écouta le tintement des lames qui se heurtent l’une contre l’autre, huma l’odeur ferreuse de la mort qui planait au-dessus d’eux. Il joua à se mettre à leur place, aimant par-dessus tout celle du samouraï de droite, dans son kimono bleu. Il gémit quand la lame entra en lui pour lui déchirer les viscères, et qu’une douleur sourde et brûlante le saisit tout entier. Il avait répété cette scène tellement de fois en esprit qu’il sentait le froid du métal contre ses intestins, aussi vrai que nature. Il serra les cuisses, ne sachant que faire de ce sexe dressé qui palpitait tandis qu’il se serrait le ventre, mimant le geste désespéré d’un homme dans ses derniers instants, en proie à une douleur sans nulle autre pareille. Son ennemi imaginaire, bien décidé à le terrasser, enfonça d’un coup sec la lame qui ressortit dans son dos. Chinnosuke rejeta la tête en arrière, le visage en feu. Un cri se forma dans sa gorge, mais seul un long gémissement saccadé franchit la barrière de ses lèvres.

La vague passa, laissant derrière elle une félicité sereine. Appuyé sur ses bras tremblants, Chinnosuke reprit son souffle. Il pesta contre le fluide poisseux qui lui collait l’entrejambe. C’était comme ça à chaque fois et il n’avait encore trouvé aucun moyen de l’éviter ; alors, faute de mieux, il faisait avec. L’endroit de son ventre, un peu à gauche du nombril, là où il avait imaginé que l’épée le pénétrait était encore sensible au toucher. Il rangea le rouleau dans son écrin, craignant que quelqu’un n’arrive et le voie. Il ferma le couvercle et soupira. La peau de son visage cuisait toujours, ses joues étaient inondées de sueur. Il les essuya du revers de sa manche et se sentit pris d’un vertige.

Trois petites gouttes de sang tombèrent sur le plancher.

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