Chapitre II - Koryu (1)

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Les journées à l’école de sabre se suivaient et se ressemblaient. Hormis une poignée d’exercices exceptionnels, réservés aux meilleurs des disciples, chaque entraînement se déroulait toujours de la même façon. Après quelques minutes d’échauffement, pour préparer les corps à l’effort, tous les élèves répétaient les mouvements de base qui constituaient le cœur de leur art. Le style Gokuden reposait avant tout, non pas sur de la technique clinquante qu’il fait bon exposer devant une foule de spectateurs ébahis, mais sur une sobriété dont ils tiraient toute leur puissance. Malgré ce manque de clinquant qui leur avait donné, dans la bouche des moqueurs, une réputation d’ascètes plus rigoureux que des moines, les disciples de Gokuden en faisaient trembler plus d’un. Rares étaient ceux qui y entraient en se contentant de payer. Chinnosuke lui-même ne devait son admission qu’au potentiel que le maître avait vu en lui.

Il arriva ce jour-là, comme à son habitude, peu avant le début des hostilités. L’entraînement se déroula de la même façon que tous les précédents, à l’exception près que c’était le grand maître en personne qui le surpervisait. Gokuden Norikuni, fondateur de l’école, avait des années plus tôt cédé sa place à son cadet, afin de profiter au calme de ses vieux jours. C’était un vieil homme à la chevelure entièrement blanche, à l’exception d’une seule mèche sur le côté droit de son crâne qui semblait refuser de voir passer le temps. Ses petits yeux plissés ployaient sous d’épais sourcils et de lourdes paupières, donnant l’impression qu’il scrutait au loin. On l’apercevait parfois occupé à tailler son jardin ou à prendre le soleil en compagnie d’une tasse de thé. Encore solide sur ses jambes malgré son âge, il ne faisait toutefois aucun doute qu’il n’était plus aussi leste qu’autrefois et que ses jours d’escrimeur étaient loin derrière lui. Cela n’empêcha pas Chinnosuke de frissonner en sa présence, saisi par la puissance qu’il devinait sous ces mains couvertes de taches de son.

Après le premier entraînement du matin, on laissait les disciples se reposer un peu, se désaltérer et profiter d’un repas léger avant de poursuivre en début d’après-midi. À bout de souffle, Chinnosuke rejoignit un groupe d’une dizaine de novices rassemblés près de la fontaine. Un ruisseau, arrivé directement des bois attenants au dōjō, leur amenait une eau claire et glaciale, qui leur redonnait vie après de longues heures d’effort.

Mochitoki, que l’on appelait juste « Mochi » en raison de ses joues rebondies, était le deuxième disciple le plus jeune après Chinnosuke. Il était de quatre ans son aîné, ce qui constituait en soi un exploit quand la plupart des autres disciples arrivaient à Gokuden après leurs vingt ans. Selon la légende, le grand maître en personne aurait proposé à Mochi de rejoindre leurs rangs quand, au gré d’une promenade, il l’aurait vu terrasser une bande de brigands à mains nues. Connaissant le caractère bagarreur de son camarade, Chinnosuke ne doutait pas un seul instant de cette histoire même si, quand il la racontait, Mochi aimait y ajouter, au gré de son humeur, une dizaine d’adversaires supplémentaires, un véritable samouraï armé d’un sabre si tranchant qu’il avait sectionné sans effort le tronc d’un arbre ou encore un cavalier fou qui lui aurait foncé dessus à pleine vitesse. Les disciples de Gokuden avaient fini par accepter qu’ils ne connaîtraient jamais le fin mot de l’histoire, ni le nombre exact de belligérants.

Mochi tendit une louche remplie à ras bord d’eau fraîche à Chinnosuke, qui l’accepta avec plaisir. De grosses gouttes de sueur roulaient le long de son dos et, une fois sa soif étanchée, il imita les autres disciples autour de lui et se débarrassa du haut de son vêtement. Le vent sur sa peau nue lui arracha un frisson.

— Pas trop fatigué, j’espère ? lança Asukai, qui faisait lui aussi partie des plus jeunes. À ce qu’on dit, le grand maître aimerait nous voir nous affronter. Il veut nous jauger.

— Eh bien, soupira le dernier arrivé en regardant tour à tour Mochi et Chinnosuke, j’espère ne pas devoir me battre contre l’un d’entre vous, j’ai trop peur d’y laisser des os.

Sa remarque provoqua l’hilarité générale, et le jeune homme rit lui aussi, preuve qu’il n’était qu’à moitié sérieux. S’ensuivirent les provocations d’usage, les « je vais tous vous mettre à terre », illustrées d’anecdotes des dernières prouesses des uns et des autres. Mochi raconta encore une fois la fameuse bagarre durant laquelle le maître l’avait repéré, ajoutant une nouvelle fois une foule de détails censés le faire briller. Chinnosuke assistait à tout cela de loin, sans le moindre commentaire. Ils n’étaient que du menu fretin, ceux-là, de la petite friture qui, comme lui, apprenaient à se battre pour passer le temps, pour perpétuer une tradition familiale ou tout simplement pour se garantir un toit au-dessus de la tête. Mais aucun n’avait jamais mis le pied sur le moindre champ de bataille, et cela resterait ainsi pour le reste de leurs vies. Chinnosuke n’était d’ailleurs pas certain qu’aucun d’entre eux songe à participer à plus qu’une petite bagarre, par ci par là. À croire qu’ils ne s’entraînaient que pour s’amuser…

— Quelqu’un sait où est le maître Nobutoshi, d’ailleurs ? finit-il par demander, de crainte qu’on ne remarque son mutisme.

— J’ai entendu dire qu’il était parti assister à des funérailles dans sa belle-famille, répondit l’un.

— Mais non, il n’a pas quitté le domaine aujourd’hui, intervint un autre. Je suis sûr qu’il est malade.

— Ah bon ?! s’exclama un troisième. Malade ? Est-ce que c’est grave ?

— Bien sûr que c’est grave ! Notre maître est un battant, il ne se laisserait pas terrasser par un simple rhume ! Idiot !

Le débat se poursuivit sans lui, et Chinnosuke en vint à regretter sa question. Peu lui importait, en vérité, de savoir où le fils du grand maître était passé. On reprit l’entraînement peu après, lui évitant de poursuivre cette pénible discussion.

Bien disciplinés, les plus jeunes recrues du dōjō s’alignèrent sur ordre du maître. Chinnosuke était le plus petit d’entre eux, que ce soit en âge ou en taille, mais pas le moins féroce. Il ne rêvait que du jour où il ferait enfin partie des vrais membres de la koryū et où il pourrait enfin se mesurer à des guerriers dignes de ce nom plutôt qu’à des gamins.

Mais avant qu’ils commencent à s’affronter, la grande porte s’ouvrit et deux hommes, précédés d’un serviteur du dōjō, firent leur apparition. Il n’était pas rare que des épéistes errants viennent chercher querelle et renommée dans les écoles de sabre alentour, mais ils arrivaient rarement jusqu’à l’école Gokuden. D’ordinaire, les disciples d’une quelconque école de seconde zone s’occupaient de régler leur compte à ces profiteurs, qui repartaient la queue entre les jambes. S’ils avaient réussi à parvenir à leurs portes, songea Chinnosuke en voyant le premier rōnin s’avancer, ils avaient sans doute terrassé une bonne partie des combattants de la région.

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