Chapitre II - Koryu (2)

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L’homme qui venait d’arriver n’en était certainement pas à son premier combat. Son visage, à la mâchoire carrée, se noyait sous les cicatrices, dont une, la plus proéminente, lui barrait la face d’une oreille à l’autre, tranchant son nez en deux. Ce solide gaillard, bien campé sur deux jambes épaisses, toisait toute la salle. Celui qui l’accompagnait, bien qu’il fut un homme de corpulence tout à fait ordinaire, semblait maigrelet et maladif à ses côtés. Le plus grand darda un regard sévère sur chacun des disciples présent avant de se tourner de nouveau vers le vieux Norikuni.

— Je me nomme Mitsuhisa Shijō, annonça-t-il. Je viens me mesurer à Gokuden .

Un murmure parcourut l’assemblée. Ce n’était pas la première fois que bien d’entre eux entendaient ce nom. La rumeur prétendait qu’un bretteur dont le génie n’avait d’égal que la sauvagerie s’était mis en tête de faire ployer le genou à toutes les écoles de la région, et qu’il n’aurait de repos avant de s’être mesuré au pays tout entier. Ne voyant pas l’homme arriver, la plupart d’entre eux, Chinnosuke compris, n’avaient accordé que peu d’importance à ces racontars. Mais voilà qu’il se tenait au milieu d’eux, en chair, en os et bien décidé à en découdre.

Norikuni ne se laissa pas impressionner pour autant, et Chinnosuke s’efforça de suivre son exemple. Il ne servait à rien de s’effrayer avant d’avoir vu l’homme en action.

— Vous choisissez mal votre jour, dit Norikuni avec un sourire paisible. Le jeune maître est absent aujourd’hui et je suis quant à moi un vieillard qui s’est retiré de la pratique des armes depuis fort longtemps. Je crains que vous ne deviez repasser un autre jour.

Mitsuhisa le dévisagea un instant, interloqué, avant d’éclater d’un rire gras.

— Pfeuh ! Je vois que vous tremblez déjà, c’est pitoyable ! Je repartirai pas d’ici avant d’avoir écrasé le plus puissant de tes disciples, grand-père !

Cette fois, ce fut au tour de Norikuni de demeurer silencieux un instant, sans jamais se départir de ce rictus amusé. Chinnosuke se demanda ce qu’il pouvait bien trouver de si drôle.

— Bien, si c’est ce que vous souhaitez.

Il balaya ses disciples du regard, avec une lenteur que l’on sentait calculée.

— Shiroemon, mon garçon, voudrais-tu bien te dévouer ?

Le maître s’était tourné vers l’un des disciples qui se tenait au fond de la salle. Chinnosuke l’avait vu souvent, sans jamais le voir tant il lui semblait ordinaire. Il entendait son nom pour la première fois. Jamais on n’avait chanté les louanges de ce disciple en particulier, jamais on ne s’en plaignait non plus. À vrai dire, maintenant que Chinnosuke y songeait, tout le monde semblait s’être accordé pour ignorer jusqu’à l'existence de cet homme qui vivait comme une ombre dans les murs du dōjō. Que le maître l’appelle lui plutôt qu’un autre l’intrigua au plus au point. Pourtant, il sentait aussi que cet appel n’était dû ni au hasard, ni à la volonté de sacrifier un disciple quelconque à la soif de sang du rōnin. Au moment-même où le vieux Norikuni prononça son nom, la température dans la pièce chuta de plusieurs degrés. Il n’était plus cette fois question d’un frisson exalté, aussi affolé que pressé à l’idée d’assister à une bonne bagarre, mais du souffle glacé de la mort qui se répandait parmi les disciples.

Shiroemon s’avança vers le milieu de la pièce, donnant à Chinnosuke une opportunité de l’observer plus en détail. Banal fut le premier et seul mot qui lui venait à l’esprit. Mince et très légèrement plus grand que la moyenne, il portait une tonsure au-dessus de laquelle il avait rabattu une queue de cheval huilée, comme la plupart des hommes adultes. Ses joues creusées par des pommettes proéminentes, ainsi que les coins tombants de ses lèvres fines lui donnaient un air grave, et perpétuellement ennuyé. La peau sous son menton commençait à se relâcher et les rides encore peu profondes au coin de ses yeux trahissaient le passage des années. Rien dans son apparence ne justifiait le malaise qu’il suscitait.

Pourtant, Chinnosuke le sentit aussi, sans bien savoir pourquoi. Il croyait déceler dans son expression celle du chat impatient de s’amuser avec la souris qu’il vient de repérer. Shiroemon posa un instant les yeux sur lui, leurs regards se croisèrent. Chinnosuke déglutit, incapable de s’en détacher. Son estomac se creusa et il ne sut s’il voulait plutôt rire ou éclater en sanglots. Sans savoir le définir — pas encore, du moins —, il ressentait une impression d’inconnu, tout autant que d’une étrange familiarité. Il repéra, dans les iris noires qui lui faisaient face, une lueur chancelante, qui le happa comme on s’embourbe dans des sables mouvants.

Tout cela n’avait duré qu’une seconde. Shiroemon se détourna de lui et salua son adversaire, avant de se tourner vers le râtelier sur lequel on rangeait les sabres de bois.

— Je vous en prie, prenez-en un. Le vôtre est abîmé.

Sa voix était douce, posée, plutôt grave sans toutefois descendre vers l’outre-tombe. Mitsuhisa lorgna son bokken, avant de reporter son attention vers Shiroemon. Comment diable a-t-il fait pour en deviner l’état d’un seul coup d’œil, voilà ce qu’il se disait, devina Chinnosuke. Lui-même n’aurait su faire la différence entre l’arme du rōnin et un sabre flambant neuf.

— Vous aussi, prenez une arme, lança-t-il une fois qu’il se fut servi.

Shiroemon déclina poliment, d’un geste de la tête.

— J’ai toujours préféré me battre à mains nues.

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