Chapitre II - Koryu (3)

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Cette réponse n’était de toute évidence pas celle qu’attendait Mitsuhisa, dont les traits se déformèrent de rage.

— Prends une arme, siffla-t-il, les dents serrées.

Shiroemon resta un instant immobile, comme s’il essayait de comprendre ce qu’on venait de lui demander, puis se dirigea à son tour vers le râtelier. Bokken en main, il revint face à son adversaire et le salua. Derrière Chinnosuke, un disciple plus âgé déglutit bruyamment. Quand il se tourna vers lui, le jeune homme constata que son aîné gardait les dents serrées et les yeux fixés dans le vide. De toute évidence, il n’avait aucune envie de voir ce qui était sur le point de se passer, mais ne pouvait s’offrir le luxe de détourner le regard. Chinnosuke lui aussi restait immobile, les mains crispées sur son hakama. Jamais encore il n’avait vu Shiroemon en plein combat. Les guerriers valeureux ne manquaient pas parmi les élèves de Gokuden, Chinnosuke avait ramené à la maison assez de bleus pour en attester. Si cet homme mince, qui semblait répugner à être remarqué les supplantait tous, il devait être exceptionnel.

L’assaut ne dura qu’un instant. D’ordinaire, on aimait jouer avec les ambitieux qui se croyaient assez doués pour croire qu’ils avaient la moindre chance. Il était clair que Shiroemon n’en avait aucune envie.

Mitsuhisa s’élança le premier, lame de bois levée, dans un grand cri qui emplit tout le dōjō. Le temps qu’il franchisse les quelques pas qui le séparait de Shiroemon, ce dernier avait eu le temps de ranger son arme à sa ceinture et s’était avancé lui aussi. Seulement, de son côté, pas de charge sauvage dans laquelle il aurait mis toute sa force. Il leva à peine le pied, basculant le corps en avant tandis que le rōnin fondait sur lui.

Assis comme il l’était, Chinnosuke avait une vue imprenable sur leur jeu de jambes. Fasciné par la délicatesse des mouvements de Shiroemon, il le vit à peine dévier le coup de bokken avec son avant-bras et saisir le poignet de Mitsuhisa. On dirait qu’il danse, songea-t-il, hypnotisé par le ballet qui se déroulait sous ses yeux.

Un craquement sinistre le força à relever la tête. Ce n’était pas la première fois qu’il entendait ce bruit, qui lui rappelait un pied écrasant une brindille sèche. Un accident arrivait si vite à l’entraînement. Il ne comptait plus le nombre de nez et de doigts cassés qu’il avait fallu remettre en place à la hâte pour éviter les dégâts à long terme.

Cette fois-ci, un bras venait de se briser. Sous la manche, que Mitsuhisa avait relevée juste avant de s’élancer, poignait un os d’un blanc sale au milieu d’un flot de rouge vibrant. D’un coup de talon, Shiroemon fit ployer le genou à son adversaire qui, terrassé par la douleur, ne songea même pas à résister. En un instant, ils se retrouvèrent face à face. Chinnosuke, le cœur battant, le ventre tordu et rempli de frissons, contemplait le visage de son condisciple. Aucune émotion ne transparaissait sur le visage de Shiroemon. À peine essoufflé, il ne riait, ni ne grimaçait. Pourtant, Chinnosuke voyait, à la lueur qui dansait dans ses yeux et grossissait de seconde en seconde, comme un incendie naît de la flamme d’une bougie, qu’il prenait du plaisir à cet affrontement. Non, mieux : il s’amusait.

Ce ne fut qu’ensuite que le garçon baissa le regard et vit que Shiroemon tenait, entre son pouce et son index, l’œil droit du rōnin. Le globe, toujours accroché à son propriétaire par un épais nerf rose, faisait couler sur les tatamis du dōjō un liquide épais et translucide. Chinnosuke pensa d’abord qu’il s’agissait de larmes, avant de remarquer que l’ongle du pouce de Shiroemon, planté dans l’œil de sa victime, y avait ouvert une plaie dont s’échappait l’humeur vitrée.

Dans un souci de préserver la paix, un édit datant de quelques années auparavant interdisait que les disciples d’école de sabre en tuent d’autres lors de duels comme celui-ci. Cependant, il restait permis de blesser, amputer ou défigurer son adversaire. On s’en accomodait bien. Au fil du temps, les maîtres de koryū s’étaient rendus compte qu’il n’existait pas de meilleur hommage à la puissance de leur style qu’une balafre se baladant de ville en ville, de province en province, gravée à jamais sur le visage du perdant. Disposez de votre adversaire et on ne le verra que le temps qu’il faudra aux serviteurs de préparer son bûcher crématoire ; un homme vivant, lui, parlerait de vous sans le vouloir pendant encore bien des années.

— L’homme sans armure est comme un crabe sans carapace, dit-il d’un ton neutre, sans la moindre trace d’émotion. La chair molle est si facile à déchirer.

La voix de Shiroemon résonna dans le silence glacé du dōjō, tandis qu’il enfonçait d’autant plus son ongle dans l’œil de Mitsuhisa. Le plus discrètement qu’il put, Chinnosuke pressa son poing fermé contre son ventre, dans l’espoir de faire taire les vagues qui s’y agitaient. Il sentait dans tout son visage une chaleur intense, comme après un coup de soleil, et pria pour que personne d’autre ne l'ait remarqué. À chaque geignement de douleur de Mitsuhisa, son trouble augmentait, le brûlant de l’intérieur. Il s’imagina à sa place, à genoux, le bras brisé, incapable du moindre mouvement tandis que Shiroemon passait ses longs doigts sous sa paupière pour en extraire l’œil. Il ne se lassait pas d’observer sa main, de laquelle l’humeur gouttait avant de s’écraser, mêlée de sang, sur le tatami. Tout autour de lui, le monde disparaissait dans des contours flous. Il ne restait plus que lui, Chinnosuke, assis immobile, le corps empli d’une délicieuse tension laissant le feu le consumer, et devant lui, Shiroemon ceint d’une glace tirée des plus froids mois d’hiver. Il n’avait qu’à tendre le bras pour l’atteindre. Un simple geste.

Tendre le bras.

— Allons, il suffit, déclara le maître, et sa voix sonna aux oreilles de Chinnosuke comme le chant du coq qui éclate la bulle des rêves.

La magie du moment était brisée, la fleur fanée à peine éclose. Chinnosuke laissa tomber sur ses genoux la main qu’il avait commencé à lever. Shiroemon lâcha l’œil, qui vint rebondir contre la joue de son propriétaire, et recula d’un pas. L’autre rōnin qui était venu avec lui prit Mitsuhisa par l’épaule et le traîna tant bien que mal vers la sortie. Jusqu’à l’instant où il disparut derrière les grandes portes du dōjō, il ne cessa de darder des regards nerveux par-dessus son épaule, de peur sans doute que Shiroemon ne décide de terminer ce qu’il avait commencé.

— Nous poursuivrons l’entraînement sur l’aire de duel à l’extérieur, continua Norikuni, sans prêter la moindre attention aux importuns qui s’en allaient.

Il se tourna vers Shiroemon, à qui il tendit un mouchoir qu’il avait tiré de sa manche.

— Va donc te purifier et te changer. Tu nous rejoindras dès que tu seras plus présentable.

Shiroemon hocha la tête et sortit. Chinnosuke le suivit du coin de l’œil, mais dut vite s’arracher à sa contemplation pour rejoindre les autres.

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