Chapitre II - Koryu (4)

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Tandis que les eta, seule caste assez impure pour pouvoir toucher le sang, s’appliquaient à nettoyer les tatamis de leur souillure, les disciples se mirent en route pour la piste située au nord du domaine. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait vu la mort et ne servait plus guère qu’à des duels amicaux ou des combats d’entraînements entre disciples de l’école. Les daimyos, avides de paix, préféraient que l’on règle les conflits entre au fil de la plume plutôt qu’à celui du sabre. Ils n’autorisaient les duels qu’au compte-gouttes, dans des circonstances exceptionnelles. Ces jours-ci, plus personne ne comprenait la valeur du sang.

Les affrontements s’enchaînèrent, sous l’œil attentif du maître, comme si rien ne s’était passé. Les disciples ne pipaient mot, tous se focalisaient sur le duel en cours, notaient forces et faiblesses de chacun pour ensuite pouvoir s’en servir à son propre avantage. Tous les novices y passèrent, ainsi que quelques élèves plus confirmés, que le combat auquel ils venaient d’assister avait échauffés. Quand vint enfin son tour, Chinnosuke s’avança et attendit celui qui lui ferait face. Voyant que Shiroemon venait de refaire son apparition, il espéra un bref instant qu’il venait de trouver son adversaire. Mais à la place, ce fut le maître en personne qui se plaça quelques pas devant lui sur la piste.

— Mets-toi en position, mon garçon.

Un instant interloqué, Chinnosuke finit par obtempérer et lança l’assaut dès le signal donné. Norikuni Gokuden avait beau se trouver plus proche de la tombe que du berceau, l’adolescent savait qu’il n’avait aucune chance de le vaincre. Sa maigre année d’entraînements faisait bien pâle figure à côté des décennies d’expérience du fondateur de l’école Gokuden. Il ne s’agissait pas de gagner, puisque c’était impossible, mais simplement de faire montre de ses talents et de sa maîtrise.

Chinnosuke ne parvint même pas à bloquer le premier coup. Il voyait, juste à la bordure de son champ de vision, une silhouette incertaine, à la présence écrasante, dont il n’arrivait à se détacher. Il aurait voulu se tourner vers Shiroemon, le contempler de face pour pouvoir le comparer au samouraï de peinture qu’il admirait le soir. Que lui importait le sabre quand l’ombre de la mort planait là, à quelques mètres de lui, l’appelait, l’envoûtait ?

Le bokken s’écrasa sur son épaule, dans un choc si puissant qu’il le fit basculer en arrière. Quand il se redressa, le vieux maître le toisait de toute sa hauteur, la mine sévère.

— Quelle déception.

Un silence complet régnait dans l’assemblée. Chinnosuke, déjà honteux d’une telle défaite, sentit l’embarras redoubler quand il se rendit compte qu’aucun des autres élèves de l’école n’avait manqué une miette de cette humiliation.

— J’avais placé de grands espoirs en toi, dit Norikuni d’une voix glaciale, mais depuis que tu es là, je ne constate aucun progrès. Tu te comportes comme une petite brute et si, pour le moment, ta hargne seule te permet de remporter une poignée de victoires, tu arriveras bien vite au bout de ce qu’elle peut t’offrir.

Le visage baissé, Chinnosuke encaissa chaque mot de cette remontrance. Il préférait encore fixer le sable de la piste que d’affronter les regards impitoyables de son instructeur et de ses camarades.

— Tout n’est pas perdu, cependant. Nous verrons dans un an, jour pour jour, si tu auras pu te diriger sur la bonne voie. Si oui, l’école continuera à t’enseigner ses techniques. Si non…

Il laissa sa phrase en suspens, sans doute car il aurait été grossier de la terminer. Il laissa Chinnosuke se redresser et passa à la suite sans autre forme de procès.

Chinnosuke attendit que la plupart des disciples soient partis pour s’accroupir près du puits et puiser un peu d’eau au creux de ses mains. Il y plongea le visage, dans l’espoir que la fraîcheur l’aide à remettre ses idées en place. Lui qu’on considérait comme l’un des novices les plus prometteurs de l’école, à en croire le jeune maître Nobutoshi, venait d’essuyer l’un des échecs les plus cuisants de sa vie. Il n’avait fallu qu’un instant, qu’un bref échange de regard, qu’un seul combat de quelques secondes, pour que son esprit n’arrive plus à se focaliser que sur Shiroemon. Il se repassa l’affrontement en boucle, revit comme s’il y était l’œil tout juste sorti de son orbite, remarqua de nouveau la lueur de plaisir dans le regard de Shiroemon, sentit encore la chaleur naître au creux de son ventre.

Il plongea de nouveau dans l’eau glacée, tentant en vain de chasser ses pensées obsédantes. Mochi choisit — bien mal — ce moment pour surgir dans son dos et s’accroupir à côté de lui.

— Allez, t’en fais pas, va… Le vieux maître a toujours été comme ça. S’il m’avait jeté dehors à chaque fois qu’il avait promis de le faire…

Mochi s’interrompit pour compter sur ses doigts, laissant sa phrase en suspens. Chinnosuke, lui, haussa les épaules. Un peu d’eau avait trempé la mèche sur son front ; il en coulait des gouttes lourdes, mêlées à la transpiration. Par habitude, il la lissa du plat de la main et la plaça proprement sous son chignon.

Mochi voulut ajouter quelque chose, mais à peine eut-il prononcé la première syllabe du premier mot qu’un cri de stupeur lui échappa. Chinnosuke se tourna vers lui et comprit tout de suite la cause de sa surprise. À côté d’eux se tenait Shiroemon, un camélia à la main. Il venait sans doute de le cueillir dans l’un des nombreux buissons qui fleurissaient sur le domaine. Ignorant Mochi, il s’accroupit près de Chinnosuke et lui tendit ce présent. Ses lèvres s’étiraient en ce qu’il devait vouloir être un sourire mais qui, sur son visage d’habitude inexpressif, ressemblait davantage à une grimace.

— Tu as fait preuve de combativité, mais cela ne fait pas tout. Un guerrier doit allier la férocité du tigre à la délicatesse du camélia. L’un sans l’autre ne sert à rien.

En de toutes autres circonstances, Chinnosuke se serait agacé de ce jeu de mots sur son nom, mais cette fois, cela ne lui vint même pas à l’esprit. Il se contenta de hocher la tête et accepta la fleur que Shiroemon lui tendait. Il songea, en effleurant le bout de ses doigts, qu’à peine une heure auparavant, ces mains s’appliquait à infliger un tourment d’une violence inouïe. Les phalanges remplies de picotements, il observa l’homme qui lui faisait face, et qui était si proche qu’il pouvait saisir tous les détails de sa physionomie, de son grain de peau à l’implantation de ses sourcils. De l’extérieur, Shiroemon semblait toujours aussi ordinaire, du genre d’homme qu’on aurait pu confondre avec mille autres. Mais Chinnosuke se sentait en sa présence comme devant un tigre, aux crocs acérés sous une souplesse toute féline.

Shiroemon ne s’attarda pas. Une fois qu’il eut donné la fleur, il se leva et partit vers les quartiers des disciples, où il vivait. Mochi attendit qu’il ait disparu derrière un bâtiment pour pousser un long soupir de soulagement.

— Oh là… ricana-t-il. Je crois que tu as une touche…

Chinnosuke aurait pu croire à une moquerie bon enfant si la voix de Mochi n’avait pas autant tremblé. Il plongea le regard au cœur du camélia, dont les étamines jaunes étaient couvertes de pollen. Ichirō aurait sans doute eu quelque chose de fort intelligent à dire à son sujet, peut-être un haïku improvisé par sa symbolique dans le langage des fleurs, ou une anecdote qu’il aurait lu dans un livre.

— Fais attention, ajouta Mochi, plus sérieux que jamais. Je sais que tu arrives à l’âge de ce genre de choses et que tu leur fais tous tourner la tête avec ta petite tronche pleine de boutons. Mais lui, le laisse pas te conter fleurette et le laisse encore moins penser qu’il a une chance. Il est dangereux.

Constatant que Chinnosuke ne lui rendait qu’un regard perplexe, Mochi lui raconta le peu qu’il savait de Shiroemon.

C’était un ashigaru, un combattant de basse classe à peine plus haut dans l’échelle sociale qu’un simple paysan. Le daimyō de la province, progressiste dans l’âme et soucieux de récompenser au juste prix ses troupes, leur accordait un peu plus de droits que dans le reste du Japon, il n’avait rien d’un samouraï. Dans le grand ordre des choses, il était plus proche d’un chien qu’il ne l’était de Chinnosuke.

Sa réputation lui venait de la bataille de Sekigahara, à laquelle il avait participé quinze ans plus tôt, dans le camp des vainqueurs. Le seigneur de leurs terres, dans un éclat de lucidité sans doute, avait retourné sa veste à l’aube de la bataille, pour rejoindre les forces des Tokugawa. C’était sans doute cette allégeance de dernière minute qui avait épargné sa famille, et permis à tous ses samouraïs de conserver leur tête sur leurs épaules et leurs tripes à leur place une fois Ieyasu arrivé au pouvoir. Shiroemon, à ce moment, était bien loin de ce genre de considérations. Dans les bas rangs, entouré de péons de son espèce, il tuait qui on lui disait de tuer, sans poser la moindre question.

Lors des mêlées, lorsque les ashigarus venaient, par mégarde, à briser la longue hampe au bout de laquelle était fixée la pointe de métal qui leur servait à briser les lignes ennemies, les pauvres hères n’avaient d’autre choix que de sortir leur sabre et de se jeter au corps à corps sur l’adversaire. Bien souvent, ils n’étaient mus que par l’énergie du désespoir, car ils savaient que dans le meilleur des cas, ils emporteraient un autre combattant dans la tombe.

Shiroemon, lui, s’était fait une spécialité de ces combats rapprochés. Il se jetait sur l’adversaire, toutes griffes dehors, prêt à en découdre, même face à un samouraï bien mieux armé que lui. Malgré les nombreuses blessures qu’il avait subies au fil des années, il semblait toujours aussi terrible, toujours aussi incoercible. Les récits des batailles auxquelles il avait participé évoquaient un démon sanguinaire, que rien ne semblait arrêter, ni les sabres, ni les armures, ni les balles. Mochi raconta, la voix basse, comme s’il craignait qu’on ne l’écoute, toutes les rumeurs qui couraient à son sujet. Il parla de victimes lacérées à coups de poignard court, par une main qui n’avait pas son pareil pour trouver la moindre petite parcelle de gorge découverte, de crânes écrasés d’un coup de talons, de membres tranchés et de hurlements d’agonie. Chinnosuke écouta toutes ces histoires, captivé. Il ressentait dans les mots de Mochi le tumulte de la bataille, le tintement des armes qui s’entrechoquent, l’odeur de la chair à vif et de la poudre, puis, au milieu du charnier, un homme aux allures de monstre campé fièrement sur ses jambes, à la recherche de sa prochaine proie. Son cœur battait contre ses côtes. Comme il aurait aimé s’y trouver…

— On raconte qu’une fois, ajouta Mochi, comme un samouraï l’avait désarmé et que ses bras étaient trop blessés pour continuer le combat, il s’est jeté sur lui, l’a mordu au cou et l’a regardé se vider de son sang, la bouche toute peinte en rouge comme un démon.

Chinnosuke tourna la tête vers les quartiers des disciples, dans l’espoir d’apercevoir Shiroemon. Tous ces avertissements ne parvenaient qu’à lui confirmer une chose : il venait de trouver son samouraï de peinture, un barbare assoiffé de violence, qui tuait comme on cueille une fleur. Celui qu’il attendait depuis si longtemps se trouvait là, à quelques mètres seulement. Il aurait voulu se lever et courir le chercher, lui poser mille questions sur ses exploits, mais à la simple idée de se trouver de nouveau près de lui, sachant ce qu’il avait fait par le passé, ses jambes se mettaient à trembler et il se trouvait incapable du moindre mouvement. Et puis, le soleil déclinait vers l’horizon. Il était temps de rentrer.

En partant, Mochi le mit une dernière fois en garde, et de ce fait, l’encouragea encore davantage :

— Ne t’approche pas de ce type. C’est une bête.

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