Second témoin

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Après quelques jours de recherche, Max peut enfin cerner ce Francis Gauthier. Heureusement pour lui, pas d’homonyme dans la ville de Saint-Malo. 55 ans. Directeur financier dans un grand groupe international. Ancien directeur financier, tout au moins. Sa page LinkedIn ne semble plus maintenue depuis plusieurs années. Autant l’âge et la profession avaient rassuré Max, autant ce point l’inquiète un peu. Pas suffisamment toutefois pour renoncer à sa seule piste.

Il décide aussitôt de laisser de côté sa thèse pendant quelques jours pour aller le rencontrer directement. Pour ne pas revivre la même chose qu’avec ce Philippe Chauvet, il préfère ne pas passer par la case téléphone avant. Il prend le risque qu’il n’y ait personne, mais il est persuadé qu’en face à face, il sera plus facile de gérer son interlocuteur si celui-ci refuse également de lui parler. Aussitôt décidé, Max réserve un billet de train pour le lendemain matin. Environ 3 heures de voyage qu’il pourra tenter d’utiliser pour travailler, se dit-il, sans grande conviction.

Une fois arrivé, Max se rend directement à l’adresse de ce Gauthier. Par chance, il n’habite pas trop loin de la gare, il décide de s’y rendre à pied. Moins d’un quart d’heure plus tard, il se retrouve devant son immeuble. Un bâtiment assez ancien qui aurait bien besoin de rénovation. Pas vraiment le genre de résidence qui correspond au niveau de vie d’un directeur financier, se dit Max en avançant. Il se repasse en mémoire ce qu’il a prévu de dire pour entrer en matière sans risquer de brusquer ou d’effrayer son interlocuteur et s’apprête à sonner à l’interphone. C’est alors qu’une femme sort du hall. Il saute sur l’occasion et se faufile avant que la porte se referme. Allons directement à son appartement. Pas d’étape intermédiaire avant le premier contact physique, se dit-il en cherchant le numéro sur les boîtes aux lettres. Il monte aussitôt les quatre étages et se retrouve devant sa porte. Il sonne et tend l’oreille.

— Voilà, voilà, j’arrive, entend-il au travers de la porte alors qu’il sonnait une seconde fois.

L’homme entrebâille lentement la porte, bloquée par la sécurité et passe un œil.

— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez, lance-t-il sur un ton étrange que Max a du mal à identifier clairement.

— Je ne vous veux aucun mal, rassurez-vous. Je souhaiterais juste vous parler.

— De quoi ? demande-t-il en tentant de voir derrière Max malgré l’étroitesse de l’entrebâillement.

— De… D’une expérience étrange qui m’est arrivée récemment.

— Et qu’est-ce qui vous fait croire que ce qui vous est arrivé pourrait m’intéresser ?

Max perçoit cette fois-ci clairement de l’anxiété dans sa voix.

— C’est une connaissance commune qui m’a parlé de vous.

— Qui ça ? Je ne côtoie pas grand monde.

— Monsieur Philippe Chauvet.

Max remarque que son interlocuteur sursaute légèrement à l’écoute de ce nom. Il reste pourtant silencieux.

— Philippe Chauvet, de Strasbourg. Vous vous connaissez, n’est-ce pas ? ajoute-t-il, pour le faire réagir.

L’homme referme la porte sans un mot. Mince ! C’est raté. Une fois de plus, se dit aussitôt Max, alors que le porte se rouvrait déjà. L’homme avait simplement débloqué la porte.

— Entrez vite, dit-il, presque en le poussant à l’intérieur.

Après avoir rapidement jeté un œil sur le palier, l’homme referme aussitôt la porte. Il remet la sécurité en place et tourne le verrou. Quelque peu désappointé par cette attitude, Max préfère ne rien en dire.

— Suivez-moi, lui dit-il simplement en se dirigeant vers le salon.

Une petite pièce, assez sombre malgré la belle journée ensoleillée. A cause d’une vieille tapisserie sombre et des rideaux partiellement fermés, note-t-il. Ne sachant pas s’il va directement se mettre à lui parler, Max rejoint son hôte déjà installé dans un fauteuil. Il s’assied en face de lui dans le second fauteuil tout aussi défraîchi et reste silencieux quelques instants.

— Que vous a dit Chauvet ? demande finalement Gauthier.

Soulagé de pouvoir entrer directement dans le vif du sujet, Max se lance et lui explique ce qui lui est arrivé lors de sa randonnée au refuge de la pointe de la Combaz. L’homme ne pose aucune question. Il reste silencieux, mais tout montre dans son attitude qu’il est très attentif. Max enchaîne donc rapidement sur sa discussion avec Philippe Chauvet. En essayant de minimiser le fait qu’il n’a en fait rien appris d’autre que l’existence de l’homme en face de lui.

— Ça vous est donc arrivé aussi ! lui dit-il en s’enfonçant profondément dans le dossier de son fauteuil.

— Qu’est-ce qui m’est arrivé exactement ? J’ai beau cherché à comprendre, je n’ai aucune explication censée.

— Peut-être tout simplement parce qu’il n’y en a pas, répond-il en se levant subitement pour se diriger vers la pièce voisine.

Max n’ose pas le suivre et préfère attendre son retour. Il revient finalement quelques longues et silencieuses minutes plus tard avec deux petits verres emplis d’une sorte de liqueur rougeâtre. Il les pose sur la petite table entre les deux fauteuils sans dire un mot et s’installe à nouveau dans son fauteuil.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé à vous exactement ? demande Max.

— Sans entrer dans les détails, exactement la même chose. Cette sensation indéfinissable de froid, de vertige et d’autre chose pour lesquelles il n’existe pas vraiment de mot. Tout comme à Chauvet et probablement beaucoup d’autres.

— Beaucoup d’autres ! Vous connaissez d’autres personnes à qui c’est aussi arrivé ? Vous avez des noms ? J’aimerais les rencontrer.

— Doucement jeune homme. Calmez votre enthousiasme. Sûrement beaucoup d’autres, mais, pour la plupart, vous ne les retrouverez jamais.

— Comment ça ?

— Chauvet, vous et moi, on fait partie des chanceux.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez me dire. Si vous pouviez me donner plus de détails…

Il commence alors à lui expliquer son aventure. De temps en temps, il s’arrête pour aller à la fenêtre quelques secondes sans dire un mot. Max a bien remarqué quelques incohérences dans ses propos, mais il préfère ne rien en dire de peur qu’il s’arrête là et le mette à la porte. Il a l’impression qu’à force de ressasser ses souvenirs, il a ajouté des éléments issus de son imagination. Une fois arrivé à la fin du récit de son transfert, comme il dit, il s’arrête soudainement. Il regardait Max droit dans les yeux, sans dire un mot.

— Ma vie s’est écroulée après ça, reprend-il.

— Comment ça ? Ça vous est arrivé à d’autres reprises ? Vous voulez dire que ça va encore m’arriver ? ajoute-t-il, paniqué, sans même attendre de réponse à sa première question.

— Non. Enfin, pas impossible, mais ça ne serait vraiment pas de chance.

— Vous me rassurez. J’ai soudainement cru que c’était comme une sorte de…

— Tout le monde me prenait pour un fou au bureau, le coupe-t-il. Ils ont fini par me virer. Et avec la réputation qu’ils m’avaient faite, impossible de retrouver quoi que ce soit dans ma branche. Même ma femme a fini par craquer et elle est partie avec les enfants.

— Oh ! Je suis sincèrement désolé.

— Ne le soyez pas. C’est de toute façon trop tard. J’ai trouvé des p’tits boulots sans intérêts. Il fallait bien se nourrir. Malgré ça, j’ai continué à chercher. Mon entourage s’en est mêlé et ils ont considéré que je devais me faire soigner. Pour mon bien qu’ils disaient. Plus je me défendais en essayant de leur expliquer, plus les médecins me rajoutaient des médicaments. Pour être certains que je les prenais bien, ils m’ont interné. Psychose paranoïaque, qu’ils disaient.

— C’est horrible !

— Ils disaient que je devenais dangereux pour ma famille et pour moi-même. Comme si je pouvais être dangereux pour ma famille. Elle ne me laissait pas voir les enfants. Et de toute façon, elle avait déménagé le plus loin possible.

— Vous avez dit tout à l’heure qu’on était des chanceux. Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Tout simplement parce qu’on est encore là pour en parler. On est des chanceux pour notre plus grand malheur en fait.

— Vous voulez dire que d’autres en sont morts !

— Ça vous est arrivé combien de fois ?

— Où voulez-vous en venir ? demande Max, surpris par cette question sans lien. Deux fois. Comme vous.

— C’est là où je veux en venir. Un aller et un retour. Pour beaucoup d’autres, pas de retour. Ils sont classés dans les personnes disparues.

Comme si cette phrase avait généré une bouffée d’angoisse, il s’est aussitôt levé pour retourner à la fenêtre.

— Mais, enfin, toutes les personnes disparues n’ont pas subi un… un transfert, comme vous dites.

— Appelez ça comme vous voulez. Peut-être pas toutes, mais est-ce que vous êtes capable de dire combien ?

— Non, bien sûr, mais…

— Moi non plus, je ne peux pas dire combien, mais au moins, moi, j’ai compris. Ils nous enlèvent ! hurle-t-il en se levant alors qu’il venait à peine de revenir à son fauteuil.

— Qui ça ils ? demande Max de plus en plus angoissé.

— Ils sont partout ! Partout, je vous dis. En ce moment même, je suis certain qu’ils me surveillent, ajoute-t-il de plus en plus excité et nerveux.

— Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste ? demande Max. Qui sont-ils ?

— C’est évident ! Vous avez une autre explication peut-être !

— Non, mais…

— Ça vient juste de vous arriver, mais vous savez déjà tout !

— Je n’ai pas dit ça. Je suis venu vous voir pour essayer de comprendre. Je vous l’ai dit.

— C’est eux qui vous envoient ! C’est ça.

— Mais… commence Max en se levant.

L’homme en face de lui est de plus en plus nerveux. Il tourne en rond dans la pièce. Passe d’une fenêtre à l’autre.

— Vous ne m’aurez pas. Jamais je ne céderai ! Vous m’entendez ! lance-t-il en regardant en l’air.

Max a l’impression que Gauthier n’a presque plus conscience de sa présence à certains moments.

— Vous n’avez pas réussi à me briser. Pas comme cette poule mouillée de Chauvet qui essaie de se convaincre qu’il ne s’est rien passé. Et vous ? hurle-t-il soudainement en se tournant vers Max.

— Calmez-vous, je vous en prie, implore Max.

— Que je me calme ! Vous voudriez bien que je me calme. Que je me taise, c’est ça ? Dites-leur que je ne renoncerai jamais ! Jamais, vous m'entendez ! hurle-t-il.

— Personne ne m’envoie. De qui parlez-vous ?

Max se demande s’il ne risque pas de devenir violent. Il commence à s’éloigner lentement vers la porte en reculant. L’homme l’a remarqué.

— Ils n’ont pas envoyé un grand soldat cette fois. Plutôt une jeune recrue incapable.

Son regard est de plus en plus noir. Ses gestes de plus en plus brusques et désordonnés. Max profite d'un nouveau va-et-vient à une fenêtre pour se diriger rapidement vers la porte. Oubliant les sécurités, il secoue plusieurs fois vainement la porte avant de réagir. Il tourne rapidement le verrou et débloque l’entrebâilleur en regardant par-dessus son épaule. A son grand soulagement, l’homme continue de parler en l’air sans lui prêter attention. Il n’attend pas une seconde de plus pour sortir. Il descend quatre à quatre les escaliers.

Une fois dehors, il continue d’un pas rapide, sans s’occuper de la direction qu’il prend. Au bout d’un bon quart d’heure, maintenant plus essoufflé par la marche rapide que par la frayeur, il décide de s’arrêter un moment. Il se pose sur un banc pour reprendre son souffle. Un fou ! Je suis tombé sur un fou. Cet homme est totalement paranoïaque. Au bout d’une dizaine de minutes, Max se lève et cherche son chemin vers la gare, bien décidé à prendre le premier train pour Paris. Il n’avait prévu de rentrer sur Paris que pour le lendemain soir, mais il ne tient pas à rester dans cette ville plus longtemps que nécessaire.

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