#13 Le stylo
# 13.1. Le stylo - vie réelle
Je souffle dans le tube du célébre stylo orange, et hop, la petite boulette de papier humide s'envole pour se coller pile sur la Grèce.
Mon frère exhulte :
- "Pas de chance, je t'avais dit la Turquie
Allez ! C'est à moi.
Quel pays veux-tu que je vise ?"
Je m'approche alors de la grande carte planisphère collée sur le mur de la chambre de mon frère et je choisis le Costa Rica sur le continent américain.
Mon frère, Stéphane, déchire un morceau de la feuille, le roule rapidement en boulette qu'il met dans sa bouche pour l'humidifier quelques secondes.
Oui, je sais. Vous pensez :
Beurk, c'est degoûtant.
Nous aurions pu prendre un bol d'eau, mais on a huit et douze ans, et nous jouons tranquillement dans la chambre de Stéphane, rien que nous deux, et chacun a son propre stylo et ne souffle que ses propres boulettes. Et, l'hygiène n'est pas loin d'être le cadet de nos soucis tant que nous nous amusons.
Notre jeu est simple : viser et toucher le pays choisi par l'adversaire, en soufflant une boulette de papier du stylo orange dont nous avons enlevé le tube d'encre et le petit bouchon au bout afin d'utiliser le tube comme une sarbacanne.
Nous sommes assis tous les deux sur le lit, ainsi la distance est équitable.
Evidemment, le but est de choisir des pays peu étendus afin de restreindre la cible pour l'adversaire.
Pour gagner, le savoir faire et la technique sont indispensables.
La taille de la boulette a son importance : Trop petite, elle n'atteind pas la cible. Trop grosse, elle reste coincée dans le tube du stylo.
L'humidité est un autre critère essentiel : Trop mouillée, elle restera collée, pas suffisamment humide, elle ne collera pas sur le planisphère !
Et enfin, le savoir faire : il faut viser et surtout souffler, pas trop mais suffisamment, pour que la boulette soit éjectée et atterrisse sur le pays visé.
Mon frère a douze ans, et, il est très fort en géographie : il arrive à placer beaucoup de pays sur la carte. Il connait même de très nombreuses capitales.
Grâce à ce jeu, je progresse aussi dans cette matière, et, j'arrive bien à répèrer certains pays par contre les petits pays, cela reste toujours compliqué. En plus, il y a tellement !
Souvent, quand Stéphane me nomme un pays, je suis obligée d'aller voir sur la carte avant de souffler pour voir où il se trouve.
Il est gentil, Stéphane, car il ne me choissit jamais des pays tous petits car je n'ai que huit ans tout de même. De mon côté, je peux choisir n'importe quel pays. C'est le privilège d'être la plus jeune !
Une fois sa boulette prête, mon frère l'insère dans le tube. Il retourne le tube pour souffler de l'autre côté et vise toujours légèrement au-dessus de sa cible. En effet, il m'a dit que le vol de la boulette n'était pas tout à fait droit, plutôt en arc de cercle, et qu'il fallait toujours viser un peu au dessus de la cible.
Il inspire, gonfle ses poumons à fond, dirige le tube vers l'amérique centrale, et souffle un grand coup net.
J'ai oublié de vous préciser qu'il faut aussi éviter de postillonner dans le tube sinon l'intérieur devient trop collant et la boulette ne peut pas s'envoler.
Je vous ai prévenu : c'est technique ce jeu !
Je suis assise à côté de lui. Je le regarde se préparer, puis souffler.
En fait, je l'admire :
il est trop fort mon grand frère. Il s'y connait en géographie, il sait TOUS les placer sur le planisphère, et en plus, il connait la plupart des capitales.
Et puis, c'est lui qui a inventé ce jeu. J'adore quand on joue tous les deux, je me sens grande !
Mon regard quitte son visage pour regarder le bout de son stylo. J'essaye de suivre la boulette pendant son vol mais c'est bien trop rapide. Alors, à peine a-t-il terminé que je me lève d'un bond pour aller regarder sur la carte si la boulette est arrivée sur la zone ciblée.
- "Pff! Tu as encore réussi. Tu es vraiment trop fort.
Cela fait deux points à zéro.
Zéro pour moi bien sûr".
Stéphane me sourit, content de lui, et ravi de me prouver qu'il règne en maitre sur le jeu qu'il a inventé. L'âge et l'expérience sont respectés, c'est toujours lui qui gagne à ce jeu, et à travers lui, il peut jouer son rôle de grand frère en m'apprenant des choses !
Mon frère s'approche de la carte planisphère et me désigne la Pologne.
- "Voilà ta nouvelle cible. A toi de bien viser.
Je suis certain que tu vas y arriver ce coup ci."
Il est cool mon frère (enfin pendant ce jeu) car non seulement il accepte de jouer avec moi à un jeu de grand, il m'apprend des trucs, et en plus il m'encourage.
Bien sûr, nous ne nous entendons pas toujours aussi bien. Les disputes sont fréquentes comme dans toutes les fratries. Nous exaspérons nos parents lorsque je me met à hurler ou à pleurer pour dire qu'il m'a embêtée. Ce n'est jamais simple pour eux de trouver le véritable responsable en cas de bagarre. Alors, bien souvent, ils nous punissent tous les deux.
Mais n'est ce pas cela au fond ce que nous cherchons ? Nous retrouvez, unis, face aux deux adultes en charge de notre éducation, eux qui semblent avoir tant de pouvoir sur nos vies ? Une famille de quatre personnes permet un équilibre harmonieux entre les adultes et les enfants, avec des duels fréquents deux contre deux. Même si le pouvoir, et donc la victoire, sont majoritairement du côté des adultes, la défaite vécue à deux est réellement plus supportable que lorqu'on la vit seul.
Revenons à nos boulettes. Je déchire un bout de papier sous l'oeil de mon coach bienveillant. La taille du morceau de papier semble correcte puisque Stéphane ne me formule pas de remarque.
Je roule le papier dans ma petite main en veillant à ne pas trop l'écraser afin qu'elle garde une forme bien ronde. Je mets la boulette dans mon bouche. Mon frère me dit de la recracher quelques secondes plus tard afin qu'elle ne soit pas trop humide. Il me regarde la placer dans le tube et me dit
- "Pense bien à ne pas cracher dans le tube mais bien juste à souffler. Tu vises légèrement au dessus de la Pologne, tu te souviens ?"
- "Oui, je lui répond, je sais ce que je dois faire. Je ne suis plus un bébé."
Je porte le stylo à ma bouche, gonfle mes joues et bim
La porte de la chambre s'ouvre.
Cela me coupe net dans mon élan.
La tête de notre maman apparait dans l'embrasure de la porte :
- "Qu'est ce que vous fabriquez tous les deux ? Pas de dispute ce matin ?"
Et voilà, quand on joue calmement, sans bruit, tout de suite cela devient suspect.
Ce n'est pas facile la vie d'enfant.
Sur nos visages, nous faisons apparaitre celui de tête d'ange. Puis, j'explique à notre maman que
-" Stéphane m'apprend à placer les pays sur son planisphère. Et que c'est très interessant car je sais déjà placer la Grèce, la Turquie, le Costa Rica, la Pologne."
Les adultes sont curieux et parfois si naifs. Si on détourne leur attention sur une activité éducative, ils ne font pas attention à la manière dont on s'y prend mais enregistre uniquement le résultat. Et cela leur convient tout à fait.
Notre maman ne nous demande pas pourquoi on tient, chacun, un stylo dans la main, comme elle ne remarque pas non plus pourquoi il est vide. Peut-être que lorsqu'on devient adulte, notre imagination a complètement disparu ?
La vie d'adulte semble faite d'injonctions, de corvées, de pressions permanentes sur le temps car déjà ma mère referme la porte en nous disant :
- "C 'est bien les enfants, continuez. Je vais préparer le déjeuner."
La porte refermée, nous attendons quelques minutes en silence afin d'être certains de ne pas être écoutés, puis nous éclatons de rire tous les deux, ravis et fiers de notre petit mensonge.
Ce jour là, ma troisième et dernière boulette est arrivée sur la Roumanie au lieu de la Pologne.
Mon frère, quant à lui, a reussi du premier coup à toucher sa dernière cible le Kenya.
Le jeu a été une fois de plus remporté par Stéphane mais peu m'importe, j'adore ces moments partagés avec lui.
Il m'a d'ailleurs promis de m'apprendre à jouer aux courses de voiture avec une feuille et deux stylos la prochaine fois. J'ai trop hâte.
Notre maman nous appelle, c'est l'heure d'aller déjeuner. Et pour une fois, ce déjeuner se déroulera dans le calme, enfin jusqu'au dessert.
Mon frère se remet à se moquer de moi, car parfois, je suce encore mon pouce quand je suis fatiguée. La cycle de la vie familiale reprend alors son cours avec mes pleurs d'impuissance et notre mère qui râle pour le fin de ce déjeuner gâché.
# 13.2. Le stylo - vie rêvée
Rêver à ce moment, à ce jeu, c'est rêver que je connais déjà tous les pays, que je sais où les placer aussi bien que mon frère.
Nous aurions de véritables sarbacannes comme les peuples qui vivent dans la jungle amazonienne.
Et évidemment, je réussis à atteindre systématiquement la cible désignée par mon frère.
Pour nous départager, avec Stéphane, nous choisissons de tous petits états comme Monaco, Andorre ou même le Vatican !
Cela se jouerait à quelques millimètres ! Il y aurait du suspens à chaque partie ! On rigolerait bien !
D'ailleurs, ce jeu tellement amusant qu'il est développé et mis en place dans les écoles pour apprendre la géographie.
Les professeurs ont compris qu'il est beaucoup plus pertinent d'apprendre en jouant surtout dans les écoles primaires et au collège.
Cette discipline donne également lieu à des concours nationaux puis internationaux. Des équipes de nombreux pays du monde s'affrontent tous les ans pour gagner le trophée des "sarbacannes du monde".
Avec Stéphane, nous sommes reconnus comme les précurseurs de ce jeu. Nous sommes désormais invités à travers le monde pour parrainer des manifestations, des concours. Evidemment ce n'est pas l'argent qui nous motive mais bien le fait de partager avec tous ce jeu. De faire découvrir à tous les habitants de la planète, là où se trouvent les autres pays sur d'autres continents.
Le championnat du monde donne lieu à un tel engouement que les vainqueurs gagnent un voyage dans chacun des pays sur lesquels ils ont visé juste lors de la finale.
C'est formidable que ces championnats générent des bénéfices et permettent de réaliser et d'offrir de tels gains aux participants chaque année plus nombreux.
Bien des décennies plus tard, quand l'homme aura trouver comment voyager dans l'espace, on ne jouera plus seulement sur une carte terrestre mais bien sur toute notre galaxie. Ainsi, on visera Mars neptune ou même Saturne. Les gagnants pourront partir en voyage dans l'espace toujours grâce à un stylo sarbacanne !
Et encore bien des siècles plus tard, on aura des cartes du temps. Je ne parle de la météo mais bien du temps qui passe : le passé ou le futur. Ainsi, on pourra choisir dans quel pays et dans quelle époque on veut aller, façon "retour vers le futur".
La seule chose qui ne changera pas malgré le boom de nouvelles technologies, ce sera la sarbacanne. Je pourrai rêver que les boulettes soient envoyées par télépathie, avec uniquement la force du cerveau, mais non !
Continuer à souffler pour envoyer des boulettes minutieusement préparées par chacun, me semble être la clé pour la réussite et le plaisir de ce jeu.
D'ailleurs, même les habitants des nouvelles galaxies adorent ce jeu et le pratiquent désormais en famille tous les week end !
Le dernier concours inter-galaxie s'appelle "les sarbacannes des galaxies".
Et les derniers vainqueurs venaient de la galaxie Tucana Dwarf...
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