#14 Mimétisme
#14 Mimétisme - vie réelle
" Faime, aie ame go maique to heaven
Faime
Aie file come in touguezer
Faime
Aie ame live in for ever
rimember rimember rimember..."
Je chante dans le micro imaginaire que je tiens fermement dans ma main droite.
Le son de mon radio-cassette est poussé à fond. Je fais un play back, avec mon anglais yaourt qui essaye tant bien que mal de suivre les paroles d'Irene Cara, avec sa chanson "Fame" bande originale du film du même nom.
Je te rappelle que je fais allemand en première langue, alors l'anglais ce sera pour l'année prochaine. Donc je chante plutôt en phonétique. Deezer (c), avec sa fonction parole, n'existe pas encore, je ne peux donc me fier qu'à mon oreille, et, dans la famille, on joue plutôt au rugby que du piano, donc autant te dire que je n'ai pas vraiment l'oreille musicale.
J'adore cela : je suis la star du moment, seule dans ma chambre debout face à un public imaginaire qui m'écoute, m'admire. Je danse en rythme dans la largeur de la pièce comme si j'étais sur scène.
Je lève la jambe, ondule des hanches dans le rythme de la musique, je tourne sur moi-même et fais des petits pas de danse pour me déplacer d'un bout à l'autre de la piece.
La sensation d'être la chanteuse de ce morceau est exhaltant, euphorisant même.
Je m'évade en incarnant la chanteuse et les danseuses du film.
Je suis transportée dans le scénario, toutes mes forces, toute mon énergie défilent dans ce titre.
Quel pied !
C'est un ensemble de sensations qui se télescoppent : je me sens physiquement plus légère, je vole avec mon corps comme les danseurs dans le film qui escaladent les voitures dans la rue de New York pour danser sur leur toit.
Je me sens belle, adulte et adulée par ce public virtuel qui me regarde, m'admire.
L'énergie de la musique m'envahit, je suis gonflée à bloc !
Je me sens vivante et tellement heureuse.
Le second titre, plus calme au début du morceau, s'enchaine sur ma casette : What a feeling.
A ce moment là, je pose le micro, et je commence la scène de danse agenouillée comme la danseuse lors de son audition.
Le sol me gratte les genoux, et déjà je me relève doucement. Je tente de glisser doucement pour enchainer sur un grand écart en trichant un peu avec ma jambe arrière repliée, puis me voilà debout lançant les bras vers le haut.
Les pas que je préfère reproduire sont ceux où la danseuse recule énergiquement pour se replacer au milieu de la salle. Ils sont assez facile à imiter.
J'aime beaucoup aussi m'approcher de chaque jury (virtuel) et les designer du doigt en glissant de gauche vers la droite afin de les emmener avec moi quand le rythme s'accélere.
Evidemment, je ne parviens pas à imiter le superbe plongeon qui se termine en galipette au sol réalisé par la danseuse dans Fame.
En effet, je n'y arrive pas, car dans ma chambre il y a de la moquette au sol, alors, ça ne glisse pas du tout.
Ok, c'est un peu (beaucoup) de mauvaise foi, mais, je t'assure que c'est vrai : je n'y arrive pas !
Lorsque je suis lancée dans ces imitations peu m'importe que ce ne soit pas parfait ou pas exactement semblable à la réalité.
J'ai seulement besoin de me sentir habitée par l'énergie qui se dégage des acteurs-étudiants-danseurs et chanteurs. Leur vie semble tellement passionnante. Elle n'a rien à voir avec ma vie de collègienne tristounette de sixième.
Ce jeu de mimétisme est finalement très proche de celui que je faisais plus jeune lorsque je me déguisais en princesse ou en Casimir. Se mettre dans la peau de son idole ou de celles qui me font rêver, c'est incarner leur vie et laisser la sienne de côté.
Sauf que là, je suis seule avec moi-même, contrairement à mes après-midi déguisement, avec mon frère ou avec mes amies.
Personne ne me voit (même pas Sarah), n'y ne me juge, je n'ai pas besoin de déguisement : tout se passe dans ma tête et avec la musique !
Ce jeu d'introspection fonctionne aussi très bien avec le play back de la chanson de Diane Tell "Si j'étais un homme".
Quand les premières notes de piano commencent, j'ai l'impression qu'elles pénétrent dans chaque pore de ma peau.
Ces notes m'habillent en Diane Tell, me donnent la douceur et la force de sa voix. Le piano accompagne la montée d'une nostalgie pourtant inconnue dans ma vie.
Les paroles me touchent au plus profond de mon petit être même si je ne sais pas pourquoi. Je peux seulement dire que je trouve cette histoire vraiment belle, cela semble merveilleux d'être comprise ainsi.
"Moi si j'étais un homme je serais capitaine d'un bateau vert et blanc
...
Je t'emmenerai en voyage, voir les plus beaux pays du monde
...
Je suis femme et quand on est femme on ne dit pas ses choses là"
Je ne comprends pas le sens de toutes les paroles, je suis encore trop jeune, mais je ressens l'émotion de Diane Tell interprétant ce titre.
L'histoire me plait également car elle n'est pas débilisante : elle parle de réalité et de modernité.
"Ces histoires d'amour démodées
n'arrivent qu'au cinéma."
Ainsi, DianeTell avoue qu'elle aussi, elle rêve, et, j'adore celles, qui comme moi, rêvent !
Rêver d'un amour absolu et magnifique, dans lequel tous mes désirs seraient comblés, voir devancés
"je t'appelerais mon amour
insisterais pour qu'on se voit
je t'inventerais un programme à l'allure d'un soir de gala"
Je ressens en chantant ses paroles la force de l'amour que je ne connais pas encore et que je découvre à travers cette chanson.
L'amour semble si fort, si puissant, si enivrant. J'ai hâte de le ressentir aussi fortement que le chante Diane Tell.
Sentir ma peau frémir de plaisir quand les dernières de notes de piano terminent la chanson est une découverte nouvelle et mystérieuse pour moi.
Je quitte doucement le monde de l'enfance pour un monde nouveau fait de musique et de danse. Ce monde est celui des adultes mais je suis encore bien protégée dans ma chambre d'adolescente.
Je parviens donc à voyager en restant chez moi ! En fait, je rencontre l'introspection avec la capacité de découvrir, d'accueillir et de savourer de nombreuses nouvelles émotions enfouies en moi.
Parfois, je me dis que je suis seule à les ressentir mais très vite je suis rejointe par le chanteur ou la chanteuse dont j'ai revêtu le costume émotionnel.
A l'école, avec mes parents, toutes ces émotions ne sont pas vraiment expliquées.
Je découvre simplement qu'elles me renversent et me transportent tant physiquement que mentalement,
et j'adore cela même si je ne comprends pas tout !
#14 Mimétisme - vie rêvée
Rêver des rêves : c'est possible ça ?
Bien sûr, je pourrais rêver que je suis vraiment Irene Cara ou la superbe danseuse dans le film Fame. Que je sais faire des plongeons en prenant mon élan au bout de la salle de danse et finir en galipettes souples et légères, faire le grand écart et envouter un jury d'expert de danse moderne à New York.
Que ma voix est belle et parvient à restituer les émotions de l'amour, de la passion comme le fait si bien Diane Tell.
Que mes cheveux sont aussi beaux et longs que ceux de Dalida.
Que je danse aussi bien Karen Cheryl, avec autant de style qu'elle (enfin que je trouvais fabuleux à l'époque), surtout avec ses tenues tellement sexy sur les pochettes de ses quarante cinq tours !
Dans la réalité, je n'ai jamais rêvé plus loin que ma vie réelle déjà rêvée.
Vous me suivez toujours ?
Mes nombreux épisodes, spectacles réalisés seule dans ma chambre ont suffi à combler mes envies de "ressembler à" ou plutôt "d'être une telle ou une telle".
Je ne sais plus trop quand a eu lieu ma dernière représentation, et que donc mon introspection s'est arrêtée.
C'est dommage, en fait.
Je suis devenue adulte, je ne peux désormais plus qu'être moi-même et cela m'occupe déjà pas mal. D'ailleurs, où trouverais-je le temps d'imiter Karen Cheryl en chantant "Les nouveaux romantiques" ?
Il me reste la voiture, quand je conduis seule, sur des longs trajets : je peux mettre ma playlist spéciale année quatre-vingt et chanter à tue-tête.
Mais cela n'a vraiment pas le même goût, ni les mêmes saveurs que mes spectacles montés en quelques secondes dans ma chambre d'adolescente.
Pourquoi mes émotions se sont-elles autant amoindries ?
J'ai l'impression qu'elles sont étouffées dans une grande boite, avec un couvercle bien fermé afin qu'elles ne s'échappent pas.
Est ce la faute à la pression de la vie d'adulte ? A la pression de la société ?
Je suis pourtant parfois seule à la maison, et plus jamais je ne monte de spectacle.
Le dernier remonte à l'anniversaire des trentes ans de mon ami, et depuis plus rien.
RIEN ! NADA !
Il reste juste des chansons ringardes, mais tellement remplies de ma jeunesse, chantées en voiture. Mais même cela, leur fréquence a diminué depuis que les années avancent.
Alors, je me souviens de mes rêves d'imitation.
Je souris, je me souris et je cherche à récupérer des petits morceaux de plaisir générés par mes spectacles.
Ils sont tellement loin désormais.
Je rêve que je parviens à ouvrir la boite aux émotions, aux plaisirs dont le couvercle semble verrouillé si fortement.
J'y suis enfin parvenue : Je respire, je hume, j'inspecte, je savoure chaque émotion comme des photos longtemps cachées dans une boite qu'on rédécouvre bien des années plus tard.
Chaque souvenir jaillit et m'enveloppe entièrement. Je me roule dedans, je le déguste, j'en profite. Il me transperce le coeur,le corps, la tête.
J'écoute la chanson d'Ennio Morriconne, "il était une fois dans l'ouest". J'avais emprunté le quarante cinq tours à mon père, et je l'écoutais en boucle dans ma chambre d'adolescente en laissant les larmes monter et couler sur mes joues transportée par les voix et la mélodie.
Ce voyage au centre de moi même, j'ai réussi, dans mon rêve, à le refaire plus de quarante ans après!
Ressentir des émotions aussi fortement est un plaisir à lui tout seul.
Le rêve, en fait, est de redécouvrir des émotions comme si c'était la première fois que je les ressentais.
Tout comme dans le roman "La première gorgée de bière" de Philippe Delerm, la virginité est un vecteur tellement fort, tellement amplifiant de l'émotion qu'il permet de la décupler !
Et dans mon rêve, j'en prends d'autant plus conscience que je connais la valeur de la première fois. Cette valeur que je n'ai pas su apprécier à sa juste valeur quand j'étais adolescente, tant j'étais surprise par ces nouvelles sensations.
Avoir la chance de ressentir aussi fortement une émotion car c'est la première fois que je la ressens à travers l'envoutement de la mélodie de la chanson, c'est tout simplement magique. Cette puissance m'emporte comme une vague emportant un voilier au large.
C'est fort et doux à la fois, c'est agréable et boulversant. Cela me chavire avec une telle force que je me sens dépassée, submergée.
Le plaisir me transperce de toute part ou plutôt m'envahit, chaque pore, chaque organe, chaque cellule, chaque nerf sont traversés comme la foudre traversant un arbre.
Cette foudre ne me brûle pas, elle me réchauffe le coeur, le corps.
Cette foudre me laisse un goût particulier dans la bouche : elle a le goût de la confiture d'abricot que faisait ma grand mère quand j'étais petite.
Elle est sucrée et un petit peu acide.
Elle m'emporte à nouveau comme lorsque je mangeais les tartines de confiture que me donnait ma grand mère pour le goûter.
C'est délicieux de pouvoir se connecter à ses émotions, de les découvrir.
Et, je suis certaine que si je les redécouvrais, elles n'auraient pas la même puissance, la même intensité.
Finalement, mon rêve de rêve est certainement un des plus beaux que j'ai fait jusqu'à présent !
Annotations