Le Manoir - 1
Chris insista encore, mais la voiture ne redémarra pas.
Le moteur rendit un dernier râle étouffé, puis plus rien. Le silence retomba, seulement troublé par le martèlement furieux de la pluie sur la carrosserie.
On aurait pas du faire ce voyage, songea Megane, l’idée était tombée dans son esprit comme un couperet.
Tout s’était bien passé jusqu’ici, pourtant. Le soleil, les routes tranquilles, les haltes improvisées dans de petits villages accueillants. Puis la pluie s’était invitée sans prévenir, lourde, persistante. Le réseau avait disparu peu après. Sans GPS, Chris avait pris un mauvais embranchement, un autre... Les panneaux s’étaient faits rares, et enfin, inexistants.
La voix de Chris résonna dans l’habitacle, plus sèche qu’il ne l’aurait voulu.
— Merde. Je crois qu’on va devoir sortir et aller chercher de l’aide. Toujours pas de réseau ?
Megane baissa une nouvelle fois les yeux sur son téléphone. Toujours aucune barre. L’écran froid éclairait à peine ses doigts tremblants. Dehors, la pluie battait les vitres avec une telle violence qu’on aurait dit qu’elle cherchait à entrer. Au-delà du halo des phares, il n’y avait rien. Rien que la nuit.
— Il fait nuit noire… tenta-t-elle. Et la tempête…
— On va pas dormir ici, grogna Chris. Tu peux rester là, si tu veux. Moi, je vais chercher une station, une cabine téléphonique !
Megane sentit un frisson lui parcourir l’échine. Rester seule dans cette voiture en panne, au milieu de nulle part ? L’image de silhouettes tapant à la vitre, de phares surgissant dans l’obscurité, de cris étouffés, lui traversa l’esprit. Elle avait lu trop d’histoires et vu trop de films d’horreur pour croire que c’était une bonne idée.
— Je préfère venir avec toi, murmura-t-elle simplement.
Chris hocha la tête sans discuter. Il attrapa son K-way, le zippa jusqu’au menton.
— OK. Allez, on y va.
Ils abandonnèrent la voiture à contrecœur, engloutie peu à peu par la nuit et la pluie. Le chemin s’enfonçait dans l’obscurité, boueux, glissant. Ils marchèrent longtemps, les chaussures aspirées par la terre détrempée, traversant des chemins de traverse à peine visibles, puis des prés marécageux où l’eau leur montait jusqu’aux chevilles.
À un croisement, un panneau surgit dans le faisceau de la lampe du téléphone de Chris :
CHASSE GARDÉE – INTERDIT
— Super… murmura Megane.
Ils continuèrent malgré tout. Revenir en arrière n’avait plus de sens. La pluie semblait redoubler, comme si le ciel lui-même cherchait à les repousser.
Puis, au loin, une lueur. Faible, tremblotante, presque surnaturelle.
— Regarde… souffla Megane. Une lumière.
L’espoir renaquit, fragile. Ils s’engagèrent dans une allée bordée d’arbres immenses, dont les branches se rejoignaient au-dessus de leurs têtes, formant une voûte noire. Le vent faisait craquer les troncs, et chaque bruit semblait trop proche, trop distinct.
Au bout d’une dizaine de minutes de marche, la silhouette du manoir se dessina. Massif, ancien, aux murs sombres. Les fenêtres éclairées contrastaient violemment avec la nuit, comme des yeux trop attentifs. Ils comprirent alors qu’ils arrivaient par l’arrière, par le jardin. Devant eux s’étendait une propriété immense, luxueuse, irréelle dans ce décor hostile.
Au loin, Megane aperçut des grilles monumentales et d’autres lumières, plus nombreuses. Des voix aussi, étouffées par la pluie.
Elle ralentit.
— Chris… je le sens pas.
Il se tourna vers elle, impatient, mais tenta de se montrer rassurant.
— On n’a pas le choix, Meg. Il faut qu’on trouve un téléphone. Tu veux donc qu’on tente notre chance ailleurs ? Ça fait trente minutes qu’on marche, et on n’a vu aucune autre habitation. Tu en vois d’autres, toi ?
Megane secoua lentement la tête.
— Non… il n’y en a pas d’autre.
— Alors on essaye celle-là, dit-il plus doucement. Viens.
Il lui prit la main, se voulant rassurant. Mais sa paume était froide, humide. Ensemble, ils remontèrent la grande allée du jardin. Sur le côté, entre des chênes touffus, Megane distingua de grands braseros dont les flammes projetaient des ombres mouvantes. Un peu plus loin, une clairière aménagée en parking accueillait plusieurs voitures luxueuses, parfaitement alignées, comme si leurs propriétaires étaient attendus… ou retenus.
— On dirait qu’il y a une sorte de réception… murmura-t-elle.
— Tant mieux. Comme ça, on trouvera forcément quelqu’un pour nous aider !
Ils arrivèrent sur le perron de la cuisine. Une porte vitrée donnait sur une pièce éclairée d’une lumière chaude, presque accueillante. Trop accueillante, pensa Megane. Le contraste avec la tempête était dérangeant, irréel. L’image d’un de ces poissons des abysses, avec sa petite lumière au milieu du noir immense et total des profondeurs océaniques, lui traversa l’esprit. Elle frissonna, transie de froid… et d’autre chose, plus diffus.
Chris leva la main et frappa contre la vitre.
— Ohé ! Il y a quelqu’un ? On a besoin d’aide !
Le bruit résonna anormalement fort dans la nuit. La lumière vacilla une seconde.
Megane sentit son cœur s’emballer. Un sombre pressentiment l’envahit, comme un poids dans la poitrine, un instinct primaire qui lui hurlait de fuir. Elle serra plus fort la main de Chris.
Derrière la vitre, une ombre sembla passer. Puis une autre.
Alors, la poignée tourna lentement.

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