Chp 1 - La vengeance
Je frappe. Encore.
Le sac encaisse sans broncher, oscille, avant de revenir vers moi comme un putain de défi. Mes poings brûlent, mes avant-bras hurlent, mais je continue. Chaque coup chasse un peu plus la colère qui me ronge. Le cuir grince, l’air sent la sueur et le métal. Ici, c’est moi qui fais mal, moi qui contrôle.
J’en ai besoin. Cette salle, j’y vais tous les jours. C’est mon refuge. Personne ne vient m’y emmerder.
Sauf ce soir.
Je sens des regards sur moi. Je n’ai pas besoin de me retourner pour le savoir.
— Putain… t’as vu comment elle cogne ?
— Ouais. Une vraie furie. Sexy, en plus.
Connards… Je frappe plus fort. Le sac tremble. Normalement, ça suffit à dissuader ceux qui sont pas déjà au courant. Les autres, ils ont compris quand je les ai affrontés sur le ring, qu’ils ont vu mes matchs, ou à l’entrainement. Il y a une règle tacite, ici : cette fille, on lui fout la paix.
— Si elle me frappait comme ça, je dirais pas non…
— Faut aimer les femmes dangereuses, mec !
Je m’arrête net. Le sac continue de se balancer, comme un cœur trop excité. Je me retourne lentement. Les deux lourdauds me sourient, confiants. Je pourrais presque leur pardonner, si leurs yeux concupiscents ne glissaient pas là où ils n’ont rien à faire.
— Cassez-vous, grincé-je d’une voix rauque.
Le silence tombe une fraction de seconde. Puis leurs sourcils se froncent.
— Eh, calme-toi, c’était un compliment !
— Ouais, t’as pas besoin d’être agressive, renchérit le deuxième, un nabot que je pourrais aligner d’un seul revers du gauche.
Agressive. Le mot me donne envie de rire. Ou de frapper à nouveau. Sur ces deux connards, cette fois.
— J’ai dit cassez-vous !
Ils échangent un regard. L’admiration a disparu, remplacée par une irritation mal contenue.
— Franchement, t’as un problème, meuf, lâche l’un d’eux.
— On peut plus rien dire aux nanas maintenant !
Une voix masculine les interrompt.
— Ça suffit.
Tom, le propriétaire de la salle, s’est approché. Voix ferme, posture carrée du boxeur de métier. Il ne me regarde presque pas, ses yeux sont plantés dans ceux des deux pauvres mecs.
— On n’emmerde pas les filles qui s’entraînent, ici : c’est marqué dans le règlement du club, précise-t-il. Alors vous partez. Maintenant.
Ils protestent un peu, juste ce qu’il faut pour sauver la face, puis reculent. Les regards noirs qu’ils me lancent glissent sur moi sans m’atteindre. J’ai l’habitude. Je souhaite presque qu’ils m’attendent dehors, pour que je puisse leur péter les dents en bonne et due forme. Je fais ça, parfois. Provoquer des salopards dans les bars pour leur briser les couilles d’un bon coup de genou bien placé.
— Ça va, Megaira ? me demande Tom quand ils ont disparu. Je peux te raccompagner, si tu veux.
Je secoue la tête aussitôt.
— Ça ira, merci.
Il insiste du regard.
— Il est tard, et…
Je plante mes yeux dans les siens.
— Non merci.
Il baisse la tête sans insister. Il comprend… ou fait semblant. Peu importe. Tout ce qui compte, c’est qu’il me lâche. Il s’éloigne.
Je déteste les hommes. Tous. Sans exception. Même Tom, le gérant de la salle de boxe, qui n’a jamais eu le moindre geste déplacé ni parole inopportune envers moi.
Mais je ne peux pas me lier. Avec personne. C’est trop tard.
Les hommes… qu’ils restent loin de moi.
*
Je rentre seule, comme tous les soirs. Capuche relevée, foulées rapides sur le pavé, respiration maîtrisée. Chaque bruit me fait lever la tête. Une portière qui claque. Des pas derrière moi. Mon corps est prêt avant même que mon cerveau analyse. Toujours sur le qui-vive. À chaque putain de moment.
Arrivée devant chez moi, j’entame le déverrouillage de mon bunker. Un verrou. Deux. Trois. Quatre. La porte se referme, lourde, rassurante. Je sors mon téléphone, ouvre l’application de sécurité. Désactivation de l’alarme. Confirmation biométrique. Bip discret.
À peine ai-je posé le pied à l’intérieur qu’elle me saute dessus.
— Salut, toi !
Némésis me pousse contre la porte, la queue battante et les yeux brillants. Une doberman nerveuse, puissante, magnifique. La seule belle chose dans ce putain de monde. Je m’accroupis et elle me lèche le visage sans retenue. Cette chienne, c’est ma meilleure amie. La seule, devrais-je dire.
Je passe ma main dans son pelage, sens la force sous la peau. Némésis est douce avec moi, mais c’est une arme létale, elle aussi. Je l’ai adoptée toute petite dans un refuge spécialisé dans les chiens d’attaque victimes de maltraitance, et soignée moi-même. On s’est comprises immédiatement, elle et moi. Apprivoisées mutuellement. Un seul mot, un seul geste de ma part… et elle plante ses crocs dans la gorge du salopard qui oserait entrer sans être invitée. Dressée à arracher les couilles des mâles, comme moi.
Avant de la sortir, je jette un œil sur mon téléphone qui vient de biper. J’ai un mail.
Sender : Erica.
Objet : Article validé – énorme boulot !!
Mon dernier article. Je sais qu’il va faire mal. Dedans, je balance des noms, des fonctions. Et des preuves. Des politiques impliqués dans une affaire de pédophilie soigneusement étouffée depuis des années, qui vont se réveiller demain matin avec les flics à leur porte... En pièce jointe, un message de la rédactrice en chef.
Je ne sais pas comment tu fais à chaque fois pour avoir accès à ce genre d’infos. Et honnêtement, je préfère ne pas savoir. Mais c’est du grand art. Continue, ma belle !
Un rictus étire mes lèvres.
Si elle savait.
Si elle savait que je passe mes nuits à forcer des bases de données, à contourner des pare-feu, à entrer dans des systèmes où je ne devrais jamais mettre les pieds. Que je traque. Que je recoupe. Que je reconstruis des vérités enterrées à coups de millions et de silences complices.
Je ne fais pas ça pour le journal, ni pour la vérité. Ni même pour contribuer à un monde meilleur, expurgé des connards.
Je le fais pour moi.
Pour retrouver ceux qui ont détruit ma vie, la fille innocente et enjouée que j’étais. Tous les trois. Dix ans ont passé, mais rien n’a cicatrisé. La douleur est intacte, tapie sous la peau. Alors je la canalise. Je la transforme. En énergie pure et perçante, focalisée sur une unique cible.
Eux. Le père, les deux fils. Les retrouver, les traquer… tout leur prendre. Et une fois qu’ils ne seront plus rien, à genoux devant moi… Oh, que l’Enfer leur vienne en aide. On verra si le diable qu’ils aiment tant les sauvera.
Me venger de ceux qui se faisaient appeler Hadès, Thanatos et Daimon, c’est devenu mon seul objectif.
Mon unique soulagement. Ce qui me permet de me lever, de respirer, de manger tous les jours. Sans ce rêve de vengeance qui me tient debout depuis dix ans… j’aurais pas pu continuer.
Je ferme le mail. Némésis m’apporte sa laisse, impatiente. Je range le téléphone dans ma poche.
On verra ça plus tard.
La nuit est encore longue.

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