Chapitre 1 - Le Temple et ses murmures
Chapitre 1 – Le temple et ses murmures
Partie 1 : L'éveil dans l'or et le froid
L'aube s'était levée sur le Temple de Luxen, dorée et froide, traversant les vitraux comme un souffle divin. Les carillons sacrés venaient à peine de sonner la première heure de la décade, mais déjà les couloirs résonnaient des pas fébriles des Initiés.
Yasha se réveilla dans un mélange de bruit et de chaleur, bousculée par les murmures et l'agitation qui emplissaient le dortoir. Le souffle du cauchemar s’accrochait encore à sa nuque. Les images du lion et de ce garçon se bousculaient dans sa mémoire.
— Toujours en train de dormir quand le monde bouge, hein ?
Une voix râpeuse, agacée mais pas tout à fait hostile, l'arracha à ses pensées. Elle ouvrit les yeux. Yren était déjà debout au pied de son lit, les bras croisés. Sa tunique ouverte laissait entrevoir un tatouage gravé sur sa clavicule gauche : un loup gris argenté.
— Lève-toi, grogna-t-il. Le Mois des Révélations va bientôt commencer, et les délégations sont déjà là. Tu veux leur faire croire que Luxenor forme des statues ?
— Je ne dormais pas... pas vraiment, répondit-elle en se redressant.
— Toujours entre deux mondes, toi, marmonna-t-il. Ça finira par te jouer des tours.
Autour d'eux, les autres enfants s'activaient. Robes blanches nouées à la hâte, cheveux tressés en urgence, regards excités ou inquiets.
— Elle sera testée cette année, non ?, lança une voix un peu plus loin.
— Oui. Enfin. On va enfin savoir si elle est vraiment... des nôtres, glissa une autre, plus acide.
— Je parie sur l'Eau, dit un garçon au sourire moqueur. Silencieuse, floue, insaisissable.
— Non... l'Ombre, murmura une fille. Elle parle pas beaucoup. Et parfois, elle regarde comme si elle savait des choses.
Le mot laissa un vide dans l'air. Ombre. Il n'était pas interdit... mais il avait un goût amer dans certaines bouches.
— L'Ombre, hein ? dit un garçon plus âgé avec un rictus. Tu feras mieux de ne pas échouer à l'Imprégnation. Ceux qui sortent sans élément... on les renvoie parfois à Noxum. Là-bas, ils disent que les âmes sans lumière sont... recyclées.
Yasha ne répondit pas.
Avant que la tension ne monte, Yren s'avança. Il n'éleva pas la voix. Il se contenta de fixer le garçon avec une intensité glaciale.
— Tu veux qu'on parle de ce que les gens disent quand ils voient ton visage dans l'eau des bassins sacrés ?
Le garçon blêmit. Il recula.
Personne n'ajouta un mot.
— Merci, murmura Yasha.
— J'aime pas les rumeurs, répondit Yren. Et j'aime encore moins ceux qui les répètent.
Il la fixa une seconde, puis se détourna brusquement.
— Mets-toi un truc correct aujourd’hui. Ce vieux fanatique d’Aurelion a des yeux partout. Et il adore faire des exemples.
Un sourire à moitié moqueur, à moitié sincère. Puis il disparut dans le flot des Initiés.
Quelques minutes plus tard, Yasha marchait seule dans les couloirs du Temple, en retard mais volontairement lente. Elle n'aimait pas les foules. Elle préférait l'écho des pas dans les couloirs silencieux, le frottement des parchemins, l'odeur de cire, et de cuir ancien. Depuis cette nuit, tout semblait trop net, trop vivant. Comme si la brume rouge la suivait encore le long de ses pas.
Elle tourna à gauche, puis descendit un escalier étroit jusqu'à un couloir plus ancien, oublié de la plupart.
La bibliothèque.
Un sanctuaire au sein du sanctuaire.
Elle poussa la grande porte de bois et entra dans un monde feutré. Des torches bleutées éclairaient des rayonnages immenses, emplis de rouleaux, de grimoires et de codex en langues mortes.
Assis sur une estrade circulaire, entouré de dizaines d'ouvrages ouverts à la fois, un vieil homme tournait les pages avec une lenteur presque cérémonielle.
— Tu es en retard pour l'agitation et en avance pour la vérité, dit-il sans même lever les yeux.
— Bonjour, Père Elior.
— Tu viens chercher un livre... ou un échappatoire ?
Yasha hésita.
— Les deux.
Il sourit. Ses rides se plissèrent comme les plis d'un parchemin ancien.
— Bonne réponse.
Il tapota le coussin de méditation près de lui. Elle s'assit en silence. Son regard se perdit dans les illustrations lumineuses d'un manuscrit ancien, retraçant la création d'Aetheris par les Six Orbes.
— Sais-tu ce que les anciens disaient du Mois des Révélations ? demanda Elior.
Elle secoua la tête.
— "Il ne révèle pas ce que tu es. Il montre ce que tu refuses de voir."
Un silence s'installa.
— Je ne sais pas ce que je suis, avoua-t-elle.
— C'est pour cela que tu es ici, répondit-il doucement. Et tant que tu poseras la question... Tu seras en vie.
Il tourna vers elle un regard fatigué, mais brillant.
— Certains naissent avec un feu évident. D'autres sont des brasiers enfouis. Ils brûlent plus tard. Mais plus fort.
Elle hocha la tête.
— Tu as encore le temps, Yasha. Et moi j'ai encore des livres à te faire lire.
Elle sourit. Pour la première fois ce matin-là.
Et, pendant que les délégations s'amassaient, pendant que les grands prêtres préparaient leurs discours et que le Temple s'ouvrait au monde, Yasha choisit de commencer sa journée entre les pages du passé.
Au creux des rayonnages anciens, le silence n'était pas vide. Il résonnait d'une mémoire, d'un souffle vieux comme le monde.
Yasha tourna lentement les pages du manuscrit ouvert devant elle : Chroniques d'Aerë – Livre des Arches. Les illustrations semblaient danser à la lumière des torches bleutées. Des silhouettes d'êtres titanesques s'agenouillaient devant les Six Arches. Des enfants aux yeux d'or et de nuit levaient les mains vers les cieux. Et au sommet de la page, un symbole biface : une moitié de soleil, une moitié de lune inversée. L'éclat et l'ombre, réunis dans un même cercle.
Elle s'arrêta là.
Ses doigts caressèrent les bords de la page, mais ses pensées voguaient ailleurs. Depuis l'enfance, elle se réfugiait ici au lendemain de ses rêves rouges. C'était le seul endroit où le tumulte du monde ne cherchait pas à la définir.
Elle, elle préférait lire. Chercher. Croire qu'au fond de ces textes anciens, quelque chose lui parlerait. Comme une voix oubliée. Comme un fil entre le passé et ce qu'elle était devenue.
Une voix douce, presque spectrale, s'éleva dans l'air :
— Tu reviens toujours à cette page.
Père Elior, drapé dans une tunique de lin ivoire, s'avança depuis l'arrière de la bibliothèque. Il portait sous le bras un rouleau scellé, dont les bords étaient jaunis par le temps.
— Tu sais que ce symbole a été interdit dans certains sanctuaires de Pyronis ? ajouta-t-il en désignant le cercle solaire-lunaire. On le disait trop ambigu.
— Ambigu, ou vrai ? demanda Yasha.
Il haussa un sourcil, amusé.
— Les deux, peut-être. C'est le propre des symboles puissants. Ils échappent à ceux qui veulent tout ordonner.
Elle referma doucement le manuscrit.
— Vous croyez que l'histoire se répète, Père ?
Il s'assit à ses côtés, posant le rouleau sans le dérouler.
— C'est une vieille question, souffla-t-il. Une question que les érudits aiment tourner en boucle. Il y a un proverbe ancien, venu de Terrakha, je crois : « Qui ne connaît pas l'histoire est condamné à la revivre. »
Il marqua une pause. Son regard se perdit dans les hauteurs de la salle, là où les piliers disparaissaient dans l'obscurité.
— Mais vois-tu, ce que personne ne dit, c'est : et ceux qui la connaissent ? Que fait-on quand on la connaît déjà — et qu'elle revient quand même ?
Yasha baissa les yeux.
— On l'observe j'imagine. Mais on ne l'arrête pas.
— Exact. On croit que savoir suffit. Que lire suffit. Mais l'Histoire n'est pas un livre qu'on referme. Elle est une rivière. Et parfois, on est déjà en train de s'y noyer quand on commence à comprendre le courant.
Il posa une main légère sur l'épaule de la jeune fille.
— Tu cherches des réponses dans le passé. C'est noble. Mais n'oublie pas parfois, ce n'est pas la mémoire des autres qui te retient. C'est la tienne.
Yasha ferma les yeux un instant. Les visages de ses rêves, les cris, Kaen, le lion... Tous flottaient juste sous la surface.
— Si je connaissais le nom des choses que je vois, murmura-t-elle, peut-être que je saurais ce que je suis.
Elior hocha lentement la tête.
— Tu as une conscience plus ancienne que ton âge. Peut-être es-tu née dans un mauvais cycle. Ou peut-être es-tu là pour en annoncer un nouveau.
Un fracas soudain résonna au loin : les grandes cloches du sanctuaire sonnaient de nouveau. La deuxième heure de la décade. Les enfants se rassemblaient sur la place des Révélations. Les délégations arrivaient.
— Tu devrais y aller, dit Elior, en se relevant. Aurelion n'appréciera pas que tu manques le salut des bannières.
— Il ne m'apprécie pas beaucoup en général, répondit-elle avec un demi-sourire.
— Ce n'est pas une excuse pour lui donner raison.
Yasha attrapa le rouleau qu'il avait posé et le glissa dans sa manche.
— Puis-je l'emporter ?
— Ce texte est interdit pour les novices.
— Alors je ne le lirai que d'un œil.
Il laissa échapper un léger rire. Une chaleur rare dans le Temple.
— File, petite ombre têtue. Va voir le monde. Il t'attend.
Dans les couloirs, elle croisa Yren, adossé contre un pilier, bras croisés. Il l'observa, fronça les sourcils.
— Tu comptes te pointer maintenant ? Le rituel d'ouverture a déjà commencé.
— Je n'aime pas la foule.
— T'as pas le luxe de l'éviter. Pas cette année.
Elle lui lança un regard noir. Il le soutint, puis haussa les épaules avec un soupir.
— Tu veux te faire aligner ? Pas mon problème. Mais si aujourd’hui tu te fais attraper, je fais comme si je ne te connaissais pas.
Il se détourna, mais ajouta dans un souffle :
— Tu n'es pas seule.
Yasha suivit son pas sans répondre. Dans ses manches, elle sentait le parchemin brûler contre sa peau. Et au fond de son cœur, quelque chose, comme une vibration. Faible. Mais de plus en plus présente.
Partie 2 : Entre les pages et les voix oubliées
Les cloches du Temple sonnèrent une troisième fois, graves et lentes. Chaque battement vibrait dans les murs comme un rappel ancien — un souffle sacré qui liait la pierre aux âmes.
Yasha suivait Yren, glissant dans le courant silencieux des couloirs voutés. À cette heure, tout semblait converger vers un seul point : la Place des Révélations.
La procession des enfants initiés, vêtus de lin blanc ou gris, serpentait comme un ruisseau discipliné. Yasha marcha à l’écart, sans croiser de regard. Elle connaissait le chemin, chaque dalle usée, chaque encensoir accroché aux piliers. Mais aujourd’hui, quelque chose pesait dans l’air.
Ses pensées déviaient, une à une, vers ce qu’elle avait lu. Le Livre des Arches. Le cycle des Six Âges. Et cette phrase soulignée par Elior :
“Le monde n’oublie jamais. Il se tait, il attend, puis il recommence.”
Elle leva les yeux.
Et sous les fresques millénaires, elle se demande s’ils voyaient encore. Les Dieux. Ou si leurs regards s’étaient éteints avec le dernier chant des anciens. Elle, elle sentait quelque chose. Une vibration sourde.
Sur les murs du grand corridor, les fresques sacrées déroulaient la mythologie des Six Mondes, baignées de la lumière tamisée des encensoirs suspendus. Chaque peinture semblait vibrer d’un éclat ancien, comme si elle avait été tracée non à la main, mais par la mémoire même du monde.
Luxar, dieu de la Lumière, trônait au centre. Couronné d’étoiles, les bras ouverts sur un monde baigné d’or, il émanait une clarté presque douloureuse. Sa robe irradiait, et derrière lui, le soleil naissait éternellement.
À sa droite, Nocthys, l’Ombre masquée, se tenait à demi-enfoui dans les plis d’un ciel sans lune. Son visage n'était qu’un demi-masque aux reflets de cendre, et son manteau semblait tissé de murmures. Elle regardait ailleurs, toujours ailleurs.
Puis venait Pyrion, torse nu, volcan en flamme dans le dos, une lame dans chaque main. Le feu bondissait autour de lui comme une bête fidèle. Ses yeux, fendus de braises, fixaient droit devant.
Terranæ, la Terre, se dressait à ses côtés : peau de pierre, épaules couvertes de mousse, des racines jaillissant de ses talons, s’enfonçant dans la fresque elle-même. Leurs silhouettes, feu et roche, s’entrelacaient comme deux frères d’armes liés par une lutte éternelle.
Aquelia, déesse des Eaux, marchait pieds nus dans une mer d’algues peintes. Sa chevelure était un fleuve en cascade, et elle tenait entre ses bras deux jarres : l’une pleine à déborder, l’autre vide comme une promesse. Des peuples miniatures s’agenouillaient à ses pieds.
Enfin, Aerë, l’Air, nimbé d’un halo pâle, planait au-dessus des autres. Ses ailes translucides, bordées de plumes d’argent, semblaient faites de brume et de chant. Elle était insaisissable, tournoyant au milieu d’un tourbillon de pétales et de rires oubliés.
Chaque dieu avait créé son propre royaume, modelé à son image.
Yasha connaissait ces nations par coeur, mais parfois, inconsciemment elle les énuméra à demi-mot : “Luxenor, Noxum, Pyronis, Terrakha, Aqualis, Aerion”
Six nations, six peuples. Mais une seule divinité trônait au sommet du Temple.
Luxar.
Et le culte de l’Aube Éternelle, né dans les ruines de la Guerre des Lignées, avait scellé ce pouvoir.
Elle sentit un frisson. Pas de froid. Mais de vertige. Comme si, en les regardant, elle ne voyait pas six dieux — mais six blessures.
Six forces.
Six échos d’un monde qui avait failli se briser.
Et peut-être, qui le ferait à nouveau.
Depuis son arrivée au Temple, Yasha avait toujours été fascinée par l’histoire des dieux. Elle n’avait pas grandi dans une maison où les récits se transmettent entre générations, ni dans un village où les fêtes suivent les cycles lunaires. Elle n’avait ni blason, ni langue, ni souvenir propre à défendre.
Elle n’avait que les archives du Temple. Et les fresques peintes. Et les noms anciens gravés dans les pierres.
C’est là, entre les pages usées et les encres sacrées, qu’elle s’était inventé un monde. Pas pour fuir celui d’Aetheris — mais pour y trouver sa place.
Le silence des bibliothèques l’avait bercée, tout autant que les rires discrets des enfants dans les cloîtres. Et si elle semblait mystérieuse ce matin-là, absorbée, lointaine, c’était à cause du rêve. De ce champ rouge, de cette figure nommée Kaen, de cette blessure encore ouverte dans son cœur.
Car d’ordinaire, Yasha n’était pas ce mystère silencieux.
Elle riait. Fort. Trop fort parfois.
Elle défiait les règles, par jeu, pas par malice. Elle traînait Yren dans des aventures absurdes et faisait rougir Nimra avec ses remarques sans filtre.
Elle aimait grimper sur les corniches interdites du clocher pour voir le lever d’Aerë. Elle aimait les pâtisseries volées aux cuisines. Elle aimait vivre.
Mais ce matin, elle avançait avec prudence. Son regard était voilé.
Elle savait pourquoi.
Le Temple n’était pas un simple lieu de prière. C’était un pouvoir, un pilier.
L’Ordre de l’Aube Éternelle, né au début de l’Ère du Pacte, avait été fondé pour préserver l’équilibre laissé par les dieux — après leur retrait dans l’Éther Supérieur.
Tout en avançant sous les hautes arcades, un souffle d’encens caressa les narines de Yasha. L’odeur familière du bois sacré brûlé se mêlait aux effluves amers des herbes de purification, flottant entre les colonnes comme un écho ancien.
Ses pas glissaient sur les dalles blanches du corridor sud. Le marbre, encore tiède des premières lueurs du jour, renvoyait la lumière dorée des vitraux, brisée en fragments mouvants sur les murs.
Elle ne s’était pas arrêtée pour observer les fresques. Elle les connaissait déjà. Mais malgré elle, son esprit vagabondait, ramené à ses leçons d’Histoire du Monde. Le Grand Scribe Naelios disait souvent que comprendre l’origine d’un monde, c’était en déchiffrer les cicatrices. Son regard effleura les figures peintes, plus vieilles que la capitale de Luxor, Solareon elle-même. Une silhouette androgyne surgissait de la pierre, bouche entrouverte, regard sans pupille. Autour de son crâne, six éclats en spirale formaient un cercle parfait.
Elle savait ce que cela représentait. Et pourtant, chaque fois qu’elle croisait ce cercle, une demi-lune, demi soleil, une chaleur étrange lui montait dans la poitrine.
« Rien n’existait. Pas même le néant. Puis il y eut… le souffle. »
C’était ainsi que Père Elior commençait toujours les lectures les plus anciennes.
Ce souffle, murmure sacré ou cri originel, donna naissance aux six premiers dieux.
Chacun façonna un monde à son image.
Chacun enfanta des lignées, puissantes, brillantes, effroyables.
Les Solariens baignaient dans l’éclat de Luxenor.
Les Umbrae, faits d’ombre et de silence, arpentaient les montagnes cendrées de Noxum.
Les Drakhaars, enfants de Pyrion, naquirent dans les volcans.
Les Rocheveins, de Terranæ, portaient les mémoires du sol.
Les Naiades d’Aquelia murmuraient entre les sources.
Et les Sylphes d’Aerë glissaient sur les vents du monde.
Pendant un temps, il y eut équilibre.
Mais le monde n’aime pas l’immobilité.
Et certains franchirent les limites.
La discorde naquit de la peur des mélanges.
Des unions interdites. Des enfants entre mondes. Des lignées brisées.
Parmi les chroniques anciennes que Yasha avait lues, il en était une qu’elle relisait toujours en silence — comme on revient à une chanson oubliée.
C’était son récit préféré. Celui de la Maison Velcrys.
Chaque fois que ce nom surgissait, quelque chose en elle vacillait. Son cœur manquait un battement, comme si ce mot — Velcrys — réveillait une mémoire étrangère mais familière.
On racontait qu’à Noxum, royaume de l’Ombre, sept lignées capitales étaient nées — les Maisons du Vice, chacune liée à un excès humain : Orgueil, Avarice, Envie, Colère, Paresse, Gourmandise… et Luxure.
C’est cette dernière qui, selon les plus anciennes légendes, aurait donné naissance à Velcrys, fondée par un démon nommé Asmodée, né du sang même de Nocthys.
Velcrys était la maison des masques et des murmures, du plaisir et du danger.
Leurs héritiers portaient un tatouage mouvant, serpentin ou floral, qui semblait danser sur leur peau — comme un secret impossible à effacer.
À l’opposé, dans le berceau solaire de Luxenor, tout obéissait à l’ordre. Le royaume était dirigé par les Douze Maisons de l’Aube, lignées saintes fondées par des Prophètes et des Juges sacrés.
La plus rigide et la plus vénérée s’appelait Augustar. Descendante de Saint Augustin, elle veillait sur la Colonne de la Loi et son autel de marbre noir, où reposait une lame d’or gravée des Dix Préceptes.
Entre Velcrys et Augustar, il n’aurait jamais dû exister de pont.
Et pourtant.
On raconte que le petit-fils d’Asmodée, un seigneur des brumes, croisa un jour le regard d’Élia, la petite-fille de Saint Augustin.
Yasha savait déjà la suite. Et pourtant, elle retenait toujours sa respiration à cet instant précis. Comme si elle redoutait que l’histoire change.
Ou qu’elle s’y découvre, sans le vouloir.
Leurs peuples les disaient ennemis. Mais leur cœur, dit-on, n’obéissait à aucune loi.
Ils se retrouvèrent en secret, dans une crypte souterraine, entre racines et ronces, sous la ville frontière de Virelune.
Leur amour ne dura que trois saisons. Mais il laissa une seule chose derrière lui :
Un enfant.
Un être né du feu et du silence,
de l’obscurité et du serment.
Yasha ferma les yeux. Etait-ce ainsi qu’on l’aurait décrite elle aussi ?
Les textes ne disent jamais son nom. Certains manuscrits affirment qu’il était bivalent, porteur à la fois de lumière et d’ombre. D’autres disent qu’il n’avait pas d’élément du tout — une coquille sans racine.
Quoi qu’il en soit, son existence fit trembler les fondations du monde.
Car s’il était possible qu’un être contienne deux essences, alors toute la structure des temples, des lois, des lignées, s’effondrait.
Le clergé accusa Velcrys d’avoir corrompu la lignée d’Augustin.
Velcrys accusa les Maisons de l’Aube d’avoir volé l’enfant.
Les récits divergent, mais tous s’accordent sur un point : ce fut le début de la guerre.
Et l’Histoire, avec le temps, se chargea de transformer cette tragédie en faute originelle, cette passion en perversion, ce miracle en malédiction.
Les dieux, en colère, déchaînèrent la Grande Rupture.
C’est ainsi que les rouleaux officiels le racontent.
Mais Yasha, elle, avait lu d’autres textes. Des versions effacées, annotées en marge de vieux codex, où les mots tremblaient presque sous le poids de la censure. Il n’y eut pas d’éclair divin. Pas de châtiment tombé du ciel.
La Rupture ne vint pas d’un dieu… mais de la peur des hommes.
À peine l’enfant né, les délégations des maisons saintes exigèrent l’exil des Velcrys et la dissolution des unions hérétiques. Les temples prirent les armes. Les lignées prirent peur. Et la guerre éclata, non entre peuples, mais au sein même des lignées.
Frères contre frères.
Enfants reniés.
Mères accusées.
Les anciens traités furent brisés. Les mondes, jadis séparés mais stables, se mirent à vaciller. On appela cela la Grande Rupture, mais d’autres manuscrits — plus anciens, plus insidieux — l’appelaient : La Scission du Sang.
Durant des décennies, ce fut le chaos. Une chasse, une épuration, un retour brutal au dogme.
Quand le silence revint enfin, le mal était fait.
Les enfants nés hors des unions autorisées furent marqués, cachés, ou immolés. Les lignées se replièrent. Les temples s’érigèrent comme seuls garants de la pureté.
Et les prophètes murmurèrent que le monde ne survivrait pas à une deuxième rupture.
Mais les siècles passèrent. Et avec eux, les frontières s’effritèrent.
Les lignées se croisèrent à nouveau — d’abord dans le secret, puis dans la nécessité. Les guerres, les alliances, les migrations forcées… tout concourut à rebattre les cartes du sang.
Peu à peu, l’idée d’un enfant portant la trace de plusieurs éléments cessa d’être une malédiction.
Aujourd’hui, dans l’on nomme l’Âge des Dynasties, les multi-élémentaires sont perçus comme des êtres rares, précieux, et stratégiques. Dans l’Empire, un ordre spécial a même été fondé pour y accueillir les plus puissants : la Garde des Douze Astres.
Sélectionnés pour leur potentiel instable et leur polyvalence élémentaire, ces douze guerriers incarnent un espoir nouveau — ou une crainte sourde, selon où l’on se place.
Chacun serait censé porter un fragment d’un équilibre oublié.
Mais l’admiration n’est pas universelle.
Dans les territoires plus conservateurs — Luxenor, ou encore les clans militaires de Pyronis — ces mélanges restent un sujet de discorde. Les familles les plus anciennes y voient une dilution, un affront au souvenir des dieux et aux valeurs de discipline, de pureté ou d’honneur. À l’opposé, des régions comme Aqualis, bercées par les échanges et les marées, ont depuis longtemps accepté — voire encouragé — l’ouverture des lignées.
Yasha arriva au seuil de l’esplanade, là où les Initiés se regroupaient en silence avant la cérémonie. Mais une part d’elle restait ailleurs, figée sous une crypte imaginaire, là ou les lignées interdites gravaient encore leurs serments en silence. Elle inspira. Le parfum de cendre sacrée et le chant grave des Gardiens résonnait au loin, avec le bruit des pas des délégations arrivant, remplacèrent ses doutes et souvenirs de la nuit.
Partie 3 : L’arrivée des délégations
Officiellement, l’Ordre honorait les Six Lueurs Primordiales, autrement dit les six dieux : Luxar, Nocthys, Pyrion, Terranæ, Aquelia, Aerë. Mais en vérité, seule la Lumière gouvernait.
Le dogme de Luxar imposait la pureté, la vérité, l’obéissance. Il glorifiait la clarté des actes et le sacrifice du doute. Les autres éléments étaient tolérés, intégrés dans une harmonie déclarée… mais jamais célébrés à égalité. Et l’Ombre, surtout, était regardée comme une nécessité obscure. Une polarité utile au mythe, mais jamais assez digne.
Et Aurelion Lameblanche, Gardien de la Parole incarnait cette rigueur avec une perfection tranchante.
Un bruissement léger parcourut la cour d'honneur.
Yasha arriva en même temps qu’un groupe d’enfants, vêtus de tuniques ivoire marquées de leur rang d’Initiés. Tous se mirent en place, comme le protocole l’exigeait. Le grand portail du Temple venait de s’ouvrir, et l’éclat du dehors éclairait le pavage sacré.
Les délégations entraient une à une, dans un ballet silencieux qu’elle connaissait déjà. Et pourtant, chaque fois, quelque chose serrait la poitrine de Yasha — comme si le poids du monde s’apprêtait à s’asseoir à la même table qu’elle.
D’abord vinrent les visages d’Hydrelia, translucides, impassibles, comme issus d’un rêve oublié. Leurs voiles irisés flottaient entre les colonnes, et leurs bijoux tremblaient à peine, faits de sel et de mémoire. On disait que leurs prêtresses lisaient les gouttes d’eau. Yasha détourna les yeux : elle n’aimait pas qu’on lise en elle.
Terrakha suivait, massif et silencieux. Leurs capes semblaient porter la forêt sur leurs épaules, et leur lenteur forçait l’écoute. Elle reconnut un homme à la peau ronceuse, qui fixait les enfants non pas comme on juge, mais comme on évalue un marché ancien.
Luxenor, ensuite, déploya sa perfection. Blanc sanctifié, or mat, regards droits. Une colonne vivante de lumière rigide. Yasha n’avait pas besoin de les regarder longtemps : elle les voyait tous les jours. Et elle savait que leurs silences pouvaient brûler plus que leurs mots.
Puis vint Pyronis.
Rouge cendre. Lames pendantes. Démarche martiale. Tout était à sa place.
Et pourtant, cette fois, quelque chose gronda dans la poitrine de Yasha.
Une image.
Une silhouette droite dans une mer de cris.
Un lion rugissant.
Une lame courbe, traçant des arcs dans la cendre.
Kaen.
Elle cligna des yeux. Rien. Personne ne semblait l’avoir remarqué.
Et pourtant, sa main glissa lentement sur sa poitrine, là où le phénix dormait encore.
À ses côtés, Yren murmura sans lever les yeux :
— Tu crois qu’ils nous regardent comme des bêtes à tester ?
Yasha ne répondit pas. Elle n’était pas sûre que ce soit faux.
Une délégation d’Aerem s’approcha ensuite, une personne attirant son attention.
Il ne marchait pas, il glissait à travers l’espace, vêtu de plis d’air et de symboles ailés. Des manuscrits miniatures pendaient à sa taille, et des mèches grises flottaient comme une calligraphie oubliée.
Yasha n’aurait su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme — mais il n’avait pas l’air de s’en soucier.
Leur regard se croisa. Il sourit avec une forme d’attention pure.
Et enfin, Noxum.
Ils n’avançaient pas. Ils surgissaient. Drapés d’ombres saturées — rouge fané, violet scellé, bleu minuit — ils n’étaient ni là ni ailleurs.
Leurs masques semblaient vivants, gravés de runes que l’œil ne pouvait fixer. Là où les autres se présentaient, eux murmuraient simplement :
Nous étions déjà là.
Yasha sentit la sueur perler sur sa nuque. Elle n’osait pas les regarder trop longtemps. Cette année, certains membres des délégations ne montèrent pas jusqu’aux tribunes.
Un homme de Terrakha, bras croisés sur une branche gravée, observait les enfants comme on jauge une pousse.
Une érudite d’Aerem échangeait un mot doux avec une Initiée visiblement nerveuse.
Un jeune Pyronien — lame au poing, regard fixe — semblait ne jamais cligner des yeux.
Des mentors, peut-être.
Et à gauche de l’esplanade, dans l’ombre tamisée des colonnades, se tenaient les enfants tatoués dès la naissance.
Leurs marques anciennes semblaient vibrer sous la lumière filtrée : dragons de lave, troncs spiralés, méduses fantômes, loups d’ombre, faucons de cristal...
Une fresque vivante.
Le rituel aura lieu au tout début du Mois des Révélations — ce moment sacré qui marquait le passage d’une année à l’autre. L’an 1211 s’éteindrait dans la ferveur, et l’an 1212 naîtrait sous la Lueur Miroir, lors de la grande cérémonie d’Imprégnation.
L’année se terminant après les festivités d’Aérithiel — le Mois des Vents. Le Saut du Souffle Premier venait d’être célébré : chants suspendus dans les voiles du ciel, poèmes lancés depuis les hauteurs du temple, enfants courant après les cerfs-volants bénis. Le vent, cette année, avait soufflé fort, comme s’il voulait graver les promesses de la nouvelle ère dans chaque recoin du sanctuaire.
C’était à ce moment-là, dans la troisième décade du Mois des Vents, que les délégations étrangères avaient franchi les portes du Temple. Leurs silhouettes, venues des six royaumes, apportaient avec elles le poids des attentes, des pactes silencieux, des lignées à surveiller.
Il restait à peine une décade et demie avant la cérémonie.
Les enfants, eux, attendaient. Ils se retrouvaient dans les jardins d’ombres et de lumière, s’observaient, se défiaient parfois du regard. Tous s’apprêtaient à franchir le seuil de leur douzième année, marqués du totem de l’animal spirituel destiné à veiller sur leur destinée. Certains parlaient d’avenir, d’élément rêvé, de totems puissants. D’autres restaient dans le silence inquiet de ceux qui pressentent un destin plus vaste que leurs propres désirs.
Yasha, elle, gardait ses distances tout en se tenant aux côtés de Yren. Elle observait, sans chercher à se mêler aux autres.
Sous sa tunique blanche, dissimulé au creux de sa poitrine, le phénix demeurait immobile.
Un son grave, cristallin, résonna alors entre les colonnes : trois coups de bâton, portés sur la dalle de l’autel central.
Les murmures se turent.
Aurelion Lameblanche, venait d’entrer dans la lumière.
Il était drapé de blanc, orné d’un manteau brodé de runes dorées, symbole de sa charge. Son visage ne souriait jamais. Ses gestes, eux, respiraient la maîtrise et le poids des siècles. Il leva les bras, et sa voix, sans être criée, parvint à chaque recoin de la place.
— Délégations d’Aetheris, peuples enfants des Six Orbes, soyez les bienvenus dans la Maison de l’Équilibre. Que la Lueur vous juge avec équité, et que vos cœurs ne portent que ce qu’ils sont prêts à dévoiler.
Il marqua une pause, laissant les mots descendre dans les colonnes comme un encens invisible.
Yasha se souvenait parfaitement du jour de sa première rencontre avec lui. Elle avait six ans. Elle venait à peine d’arriver au Temple. On l’avait habillée de lin neuf, et ses pieds nus collaient au sol de marbre.
Aurelion était là, debout comme une flamme figée. Sa robe était d’un blanc si pur qu’on aurait dit qu’il l’avait tissée avec la lumière elle-même. Des fils d’or s’enroulaient autour de ses bras comme des serments silencieux.
Il avait parlé d’une voix posée, coupante :
— Ceux qui vacillent sont des porteurs d’ombre.
— Et dans l’ombre, rien ne croît — sauf le doute.
Elle n’avait pas répondu. Elle avait juste baissé les yeux. Mais elle avait senti sans comprendre réellement pourquoi que ce regard l'avait déjà cherché.
Depuis, elle avait gardé ses distances. Non par peur.
Mais parce qu’elle savait que, dans ses silences, il cherchait un signe.
Aurelion abaissa lentement les bras. Mais son regard ne retomba pas de suite, il glissa, et s’attarda un instant sur elle ; puis le silence se fit.
Dans l’air figé de la place, les encensoirs suspendus continuaient leur lente oscillation, répandant une brume dorée entre les colonnes. Le chant d’ouverture débuta, grave et solennel, porté par les voix profondes des Gardiens. Chaque strophe évoquait les Six Orbes, les dons sacrés, la purification.
Yasha, droite parmi les Initiés, sentait ses paumes moites contre le tissu de sa tunique. Mais ce n’était pas la peur. Pas vraiment. C’était… autre chose. Une tension sourde. Comme un fil tendu dans sa poitrine.
Elle leva les yeux vers le dais de l’autel. La lumière passait à travers le vitrail central, celui de Luxar, et projetait une clarté éclatante sur le sol de marbre. Mais en un point précis, tout près d’elle, la lumière vacillait. Comme si quelque chose, ou quelqu’un, la refusait.
Yasha déglutit.
Sous sa peau, là où dormait le tatouage du phénix, elle sentit une chaleur étrange. Douce. Mais indomptable.
Elle baissa le regard. Une silhouette, dans la foule, la fixait. Un homme encapuchonné, au bord de l’esplanade, dissimulé parmi les délégations. Il ne bougeait pas. Mais son regard… la traversait.
Elle cligna des yeux. Il avait disparu.
Un murmure monta en elle. Une pensée, ou une voix oubliée.
"Tout commence à l’instant où ils croient tout contrôler."
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