Chapitre 2 - Ce que le vent révèle
Partie 1 : La voix du rite
Une brume dorée flottait à mi-hauteur, entre les torches suspendues et les vitraux teintés de ciel. Aurelion ne bougeait pas. Son manteau ivoire captait la lumière comme un miroir divin. Puis, lentement, il leva les bras.
Sa voix, grave et claire, fendit l’air comme une lame :
— Que les Orbes soient invoqués. Que les Royaumes témoignent.
Un chœur de Gardiens, postés autour de la vasque centrale, répondit à l’unisson :
— Nous sommes les enfants du Souffle.
Nous sommes les gardiens des traces.
Par l’Éclat, la Brume, la Cendre et la Roche,
Par l’Eau profonde et l’Ombre tissée,
Que l’équilibre soit rappelé.
La vasque d’Æthrium, métal ancestral aux reflets d’argent et d’or fondu, trônait au centre de l’esplanade. Six branches s’y déployaient, orientées vers les délégations des Six Royaumes. L’un après l’autre, les représentants s’avancèrent.
Yasha, au premier rang des Initiés, sentit un frisson courir sous sa tunique.
— Il pourrait réciter ça en dormant, murmura Yren à côté d’elle, les bras croisés.
Elle lui jeta un regard de biais. Un sourire naquit au coin de ses lèvres.
— Chut. T’es censé faire semblant d’être impressionné je te rappelle.
— Je suis impressionné… par la longueur du discours.
Nimra, une fille à la tresse si serrée qu’on aurait dit qu’elle se battait avec sa propre chevelure, gloussa discrètement.
— Si Luxar existe vraiment, il devrait envoyer un souffle pour accélérer ce rituel.
Seyl, ami de classe de Yasha, ajouta à mi-voix :
— Moi j’attends surtout de voir si la flamme de Pyronis fout le feu au tapis sacré cette année.
— L’an dernier, elle a fait fondre une partie de la vasque, chuchota Yasha.
— Silence, fit Varian. Ça commence.
La représentante de Luxenor venait d’entrer dans la lumière.
La représentante de Luxenor entra dans l’esplanade, et un frisson parcourut les rangs.
Elle ne marchait pas — elle semblait flotter. Ses pas, silencieux, frôlaient les dalles avec la douceur d’un encens. Drapée dans des voiles ivoire brodés de lumière diffuse, elle irradiait une clarté froide. Ses cheveux, longs et dorés, cascadaient librement jusqu’à sa taille, oscillant comme une comète endormie.
Sur son front reposait une couronne d’herbes cristallines, tressée de rameaux bénis. Ses yeux, eux, étaient clos. Voilés par une bande de lin traversée de glyphes solaires.
Elle ne regardait personne.
Et pourtant, chacun se sentait vu.
— C’est une déesse ? souffla une voix enfantine, quelque part derrière Yasha.
Un murmure s’éleva dans la foule. Plusieurs enfants, venus de Terrakha ou d’Aerem, tournaient la tête, mi-fascinés, mi-inquiets. Un garçon de Pyronis à la chevelure blonde en bataille et au regard doré, s’avança légèrement, bouche entrouverte. Il portait une tunique sombre brodée de cendres rouges, les manches retroussées comme s’il s’apprêtait à courir ou à se battre.
— Pourquoi elle ne regarde personne ? Est-elle aveugle ?
Un rire étouffé s’échappa d’un coin du rang. Yasha tourna la tête vers lui sans réfléchir. Elle ne savait pas pourquoi. Il ne lui était pas familier. Et pourtant, il y avait là — dans la mâchoire crispée, dans la manière qu’il avait de fixer la lumière comme on défie un feu — quelque chose.
Un homme d’Aerem, grand et souple, vêtu d’une robe flottante couverte de lettres virevoltantes, inclina légèrement la tête vers ses voisins. Sa voix glissa comme un souffle chargé d’ironie légère :
— La fougue de Pyronis n’épargne même pas les silences sacrés, on dirait.
Puis, plus bas, en fixant la prêtresse :
— Elle voit, jeune flamme. Mais pas comme toi. Lucelya Clarionis regarde vers l’intérieur. Là où la lumière est si pure… qu’elle n’a plus besoin d’ombre.
Un rire discret courut parmi les érudits d’Aerem. Le garçon de Pyronis fronça les sourcils, visiblement piqué.
Mais une voix grave, rauque comme un bois ancien, coupa net l’écho des murmures. Un homme de Pyronis, à la tunique rouge noircie par des cendres séchées, s’était redressé dans la délégation.
— Et ceux qui brillent trop fort… oublient parfois qu’ils brûlent les autres.
Ses mots, posés sans agressivité, portaient un poids brut. Pas une provocation. Un avertissement. Son regard resta figé sur la prêtresse de Luxenor. Le silence retomba. Froid. Serein. Dense.
Puis Lucélya Clarionis, héritière de la Maison de la Lumière Intérieure, s’avança d’un pas. Le moment fut si parfaitement chorégraphié qu’il en parut inhumain — ou divin.
Elle tendit ses mains jointes devant elle, en un geste si lent qu’il sembla suspendre le temps. Au creux de ses paumes, une lueur figée reposait. Ni cristal ni flamme. Une matière pétrifiée et pourtant vivante, comme un flocon de clarté capturé au seuil d’un rêve.
La lumière ne vacillait pas. Elle battait, comme un cœur.
Et lorsque Lucélya abaissa ses mains au-dessus de la vasque, le flocon descendit doucement, flottant quelques secondes dans l’air, avant de rejoindre l’Æthrium sacré.
Un souffle chaud passa dans l’air — doux, presque apaisant. Mais Yasha, au milieu de la foule, sentit à nouveau cette sensation étrange. Pas de paix. Pas d’émerveillement. Plutôt… une gêne. Une chaleur trop blanche. Un éclat trop pur. Comme une lumière qui n’admettait aucune faille. Aucun doute. Aucune ombre. Elle ferma un instant les yeux, juste un instant, pour échapper à cette clarté.
Et la cérémonie continua.
Vint ensuite Terrakha. Un homme âgé, dont la barbe et les épaules semblaient sculptées dans la pierre. Il portait une cape de mousse tissée, des bracelets de bois fossilisé, et un regard de montagne. Il tenait entre ses mains un galet gravé de runes anciennes, qu’il posa avec une lenteur quasi rituelle. Avant de se retirer, il posa deux doigts sur le métal et murmura :
— Que la terre garde mémoire.
Yasha sentit alors le regard de Yren sur elle. Un regard plus appuyé qu’à l’habitude. Silencieux, mais lourd. Comme s’il la scrutait depuis le matin sans trouver les mots. Et peut-être qu’il s’inquiétait — de son silence, de son absence à elle-même, de ce qu’elle portait sans le dire.
Elle détourna la tête vers lui, haussa un sourcil, puis lui donna un discret coup de coude dans les côtes.
— Quoi, j’ai un caillou sur le front ? Ou t’as juste oublié comment on respire ?
Un mince sourire étira ses lèvres. Ce n’était pas grand-chose. Mais c’était là. Vif, moqueur, familier. Elle était encore là.
Et pour un instant, il sembla relâcher sa mâchoire.
Puis, au rythme d’un souffle venu du large, Hydrelia s’avança comme une onde.
Drapés de reflets irisés, ses représentants glissaient en silence, vêtus de voiles changeants qui semblaient pleurer la mer. Leurs bijoux, faits de larmes cristallines et de coquillages gravés, résonnaient de souvenirs immergés. Les femmes dominaient la marche, têtes hautes, mains croisées sur des anneaux d’eau figée.
Une d’entre elles pleurait. Mais personne n’osa la consoler.
Hydrelia ne cachait pas la douleur. Elle l’ornait.
Son émissaire vibra doucement, comme si elle chantait une mélodie que seuls les absents pouvaient entendre.
— Que le souvenir pleure juste, murmura-t-elle. Puis elle recula, les paupières baissées.
Un silence ému enveloppa l’esplanade.
— Ils ont toujours l’air triste, souffla Seyl. Même leurs bijoux pleurent.
— J’ai lu que les grandes maisons d’Hydrelia sont nées des larmes de leur déesse, Aquelia, alors peut-être qu’elles sont tristes, parce qu’elles se souviennent mieux que nous ?
Yren haussa un sourcil. — Poétique, ça. Tu lis trop Elior.
— Tu ferais bien d’en faire autant, lança-t-elle avec un sourire en coin. Ça t’éviterait de croire que le silence c’est juste du vide.
Seyl, derrière eux, souffla :
— Et moi je dis que si mon totem est un poisson, je me jette dans la Lueur Miroir en criant à la trahison.
Nimra gloussa. — Un poisson torche chez Pyronis, ce serait collector.
— Je prierai pour toi, dit Yasha avec un ton faussement solennel. Que la mémoire aquatique t’épargne.
Tous rirent doucement.
Yasha cessa de rire avant les autres.
Un vertige discret lui frôla le crâne.
Rien de douloureux — mais un flottement. Comme si son esprit glissait légèrement hors du moment.
Elle cligna des yeux. Le flou se dissipa.
Mais au bord de sa conscience, une phrase avait surgi. Une voix.
« Tu n’oublies pas. C’est pourquoi tu vacilles. »
Elle tourna la tête, à la recherche d’un visage, d’un regard — mais il n’y avait que Yren, qui jouait avec la manche de sa tunique, et Kael, qui imitait un poisson mourant.
Elle inspira lentement.
Un écho. Rien de plus.
Le rituel reprenait déjà, mais la goutte dans la vasque brillait encore.
Puis ce fut le tour d’Aerem.
Le vent se leva.
Pas un vent violent, mais un souffle discret, joueur, presque complice. Il passa entre les colonnes comme un messager en avance, agitant les voiles suspendus, faisant danser les mèches de cheveux et les rubans des tuniques. Le cortège des érudits de l’Air s’avança alors, les pieds à peine posés sur le sol, comme s’ils ne pesaient rien.
Leur chef de file, impossible à dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme — cheveux gris flottant comme de l’encre suspendue, portait des manuscrits miniatures à la ceinture. À leurs côtés marchaient deux jumeaux adolescents, le visage couvert de marques calligraphiées, les doigts teints d’encre vive. À chacun de leurs pas, une plume tombait de leurs manches, comme s’ils perdaient du savoir à mesure qu’ils avançaient.
Arrivés devant la vasque, les jumeaux échangèrent un regard complice, puis soufflèrent doucement sur le bouchon. La brise s’échappa en spirale, tournoya autour de leurs poignets, puis descendit comme un soupir jusqu’au centre de l’Æthrium. Là, elle s’immobilisa… et disparut, comme absorbée.
— Et voilà, dit l’un des jumeaux, les yeux rieurs. Pensée déposée.
— Elle n’était pas à moi, répondit l’autre. Elle nous a juste traversés.
Et ils reculèrent, mains croisées derrière le dos, le pas léger comme des vers non encore écrits.
Yren fronça les sourcils.
— Ils m’angoissent.
— Pourquoi ? demanda Nimra, encore fascinée.
— Parce qu’ils parlent comme si on n’existait que dans leur poème. Et qu’on était raturables.
Seyl approuva. — Moi j’ai rien compris à ce qu’ils ont dit, mais je me suis senti visé.
Yasha, elle, ne disait rien. Son regard restait suspendu aux plumes tombées sur les dalles, que personne ne ramassait. Elles restaient là. Comme si elles avaient choisi de s’arrêter.
— Ils ne pèsent rien, souffla-t-elle. Et pourtant, on dirait qu’ils pèsent plus lourd que nous tous.
Yren haussa les épaules.
— Trop de vent, pas assez d’os.
— Jaloux ? lança Yasha.
— Non. Juste… jaloux, admit-il en soupirant.
Puis, sans annonce ni cloche, Noxum apparut.
Ce ne fut pas une entrée. Plutôt une révélation. Un glissement dans le champ de vision, comme si la délégation avait toujours été là — et que chacun ne venait que de s’en rendre compte.
Ils avançaient sans bruit. Leurs vêtements, tissés dans des matières sombres et fluides, ne reflétaient aucune lumière. Bleu nuit, cendre violine, rouge fané : des teintes discrètes mais pensées. Leurs silhouettes étaient couvertes de masques partiels, tous différents — certains ne couvraient qu’un œil, d’autres une joue, d’autres encore un front. Chaque masque portait un symbole unique, marque d’une lignée ou d’un rôle.
Ils ne regardaient personne en face.
Et pourtant, chacun se sentait vu.
À leur tête marchait un homme aux traits calmes, le masque mi-lune couvrant son front et son oreille gauche. Dans sa main gantée, il tenait un coffret de cuivre noir, scellé par une bande de cire rouge. Il s’arrêta net devant la vasque, laissa passer quelques secondes — comme pour observer si les autres délégations écoutaient encore — puis brisa le sceau d’un simple souffle.
Une mèche d’ombre mouvante en sortit, flottant lentement comme une encre vivante. Elle n’était pas noire. Pas vraiment. Plutôt la couleur d’un secret qu’on refuse de dire.
L’homme l’attrapa entre deux doigts. Il ne parla pas.
Il déposa l’ombre dans la vasque.
Et murmura, à peine audible :
— Pour que ce qui est caché soit un jour su.
Puis il recula sans attendre, les autres membres de sa délégation refermant les rangs autour de lui comme une phrase codée, refermée sur elle-même.
— Ils m’ont entendu penser, souffla Nimra à Yasha, les yeux écarquillés.
— Tu pensais trop fort, répondit-elle en souriant.
Yren, lui, ne parlait pas. Il observait. Il avait cette manière rare d’écouter les silences, et cette fois-ci, il semblait en entendre plus que les autres.
La vasque vibrait encore du silence de Noxum quand Pyronis entra.
Cette fois, il n’y eut ni vent ni murmure.
Seulement une pression dans l’air. Comme si la chaleur, elle-même, venait de prendre forme humaine.
Elle avançait seule en tête.
Générale Sylvara Ignisvale, cheffe du clan Kaen, grande stratège de l’Empire de Pyrion, commandante suprême des Douze Gardes impériaux, incarnait la rigueur du feu discipliné. Sa simple présence faisait reculer les bavardages comme une flamme consume l’ombre.
Drapée d’une cuirasse rouge sombre, rehaussée de symboles gravés en or noir, elle portait une cape fendue aux ourlets calcinés. Ses cheveux, relevés en une tresse épaisse, vibraient comme des braises dans le vent. À sa ceinture, une lame courbe, fine comme un croissant de lune, luisait faiblement — légendaire pour s’embraser au moindre appel.
On disait qu’elle maniait le feu et le vent avec tant de précision que les deux, en se rencontrant, faisaient naître la foudre. Mais aucun enfant ne l’avait jamais vue frapper.
Dans ses mains, elle tenait une lanterne scellée d’acier noir, d’où s’échappaient des volutes brûlantes à intervalles réguliers. À l’intérieur, une flamme vive, pulsante, dansait en spirale inversée — symbole du clan Kaen.
Sylvara s’arrêta devant la vasque, leva le bras sans cérémonie et, d’un coup sec de la paume, brisa la lanterne. La flamme s’échappa, siffla contre l’air, et s’écrasa dans la vasque dans un craquement sec. Un éclair fugitif jaillit : un filament électrique, né de l’impact entre la chaleur et l’air.
La plupart reculèrent d’un pas.
— C’est elle ! C’est la cheffe ! s’écria une voix de garçon, trop fort pour les circonstances.
Un murmure remonta les rangs, surpris, mi-amusé, mi-gêné. Plusieurs Initiés se retournèrent vers le fauteur de trouble, mais lui restait droit, le torse gonflé, comme s’il avait nommé une vérité qu’il attendait depuis toujours.
La générale Sylvara Ignisvale tourna lentement la tête vers lui.
Un simple regard.
Mais il suffisait.
Le garçon se figea, son excitation étranglée d’un coup. Et pourtant, quelque chose dans ses yeux — couleur or liquide, incandescente — ne céda pas. Il ne recula pas. Il soutint l’éclat de la stratège comme un feu mineur défie le brasier.
Sylvara ne dit rien.
Mais un sourire très léger vint effleurer le coin de ses lèvres. Un sourire sec, presque militaire. Un ordre de se taire… accompagné d’une reconnaissance silencieuse.
Puis elle se détourna, laissant derrière elle le silence, et la tension suspendue.
Yasha n’avait pas bougé. Elle fixait le garçon.
Pas à cause de son éclat. Ni même de sa voix.
Mais à cause de ses yeux. De ce regard doré. Il y avait là quelque chose d’étrangement familier. Une chaleur. Une gravité. Un vertige. Et, dans l’ombre de ses paupières, quelque chose grondait.
Une image. Flamme et cendre. Un rugissement étouffé, venu d’un lieu sans nom.
Un lion.
Il n’était pas là. Mais il rôdait. Derrière le feu. Derrière le regard.
Elle ne savait pas pourquoi.
Mais elle ne pouvait pas regarder ailleurs.
— Encore lui… grogna Yren, à sa droite, en secouant la tête.
— Toujours lui.
Puis plus bas :
— Il va finir par cramer son propre nom à force de vouloir qu’on le retienne.
Yasha ne répondit pas.
Elle n’entendait déjà plus que le battement discret dans sa poitrine.
Les six offrandes vibrèrent à l’unisson. Un frisson parcourut la vasque, puis une spirale de lumière s’éleva, englobant les fragments dans un tourbillon lent, presque cosmique.
Le public retint son souffle. La spirale gravit lentement les airs. Puis, à son sommet, une impulsion brève, presque imperceptible — un éclair sombre. Comme une dissonance. Un battement de cœur.
Yasha recula d’un pas, la main sur sa poitrine.
— Ce n’est pas dans ta tête, souffla Yren. Moi aussi, je l’ai vu.
La spirale retomba lentement, s’éteignant comme un soupir.
Aurelion s’inclina légèrement. Il prononça, d’une voix calme :
— Par ce rite, les Royaumes sont liés. Que les Orbes nous guident. Et que le Mois du Vent s’achève dans la Paix pour qu’une nouvelle année commence sous les bénédictions de la lumière.
Un souffle collectif parcourut l’esplanade.
Les festivités pouvaient commencer.
Partie 2 : Le feu, les masques et les rêves
Le vent sentait le sucre chaud et la pierre ancienne.
Dès qu’ils eurent quitté les grandes marches du temple, les enfants se mirent à courir. Finie la lenteur du rituel, les pas mesurés, les regards figés. Là, dans la descente qui menait aux jardins suspendus, tout s’allégeait. Les rires fusèrent d’un coup, comme retenus trop longtemps.
Aujourd’hui, ils sortaient de l’internat pour rejoindre le dortoir des Initiés, où allaient se retrouver tous les enfants passant l’Impregnation à la lueur de la nouvelle année.
— Le premier arrivé au dortoir choisit son lit ! cria Nimra, déjà en tête.
— Trahison ! hurla Yren en lui emboîtant le pas.
Seyl ne courait pas. Il trottinait avec un air détaché, les mains dans le dos, l’air de flotter au-dessus des pavés. Il sifflotait une vieille marche de parade, faussement martial.
— Je choisis le lit près de la fenêtre ! lança-t-il. Et si y’en a pas, je dors dans l’armoire.
— Tu dors déjà dans ton crâne, commenta Varian, imperturbable.
Ils atteignirent les dortoirs Est en riant, rouges de vitesse, les tuniques encore imprégnées d’encens cérémoniel. À l’intérieur, la fraîcheur les cueillit d’un coup. Des chambres sobres, belles, où chaque futon semblait les attendre. Des coffres ouvragés contenaient leurs effets personnels et les habits réservés à la Fête.
Une Gardienne leur indiqua, souriante :
— Dix minutes pour vous changer. Après ça, la Porte de la Lumière s’ouvre. Et les Pavillons ferment à la Tombée Première. Pas un battement de plus.
Yren défit les nœuds de sa tunique en grognant. Nimra vérifia si ses cheveux étaient toujours tressés droit. Et Seyl, en fouillant dans son coffre, en sortit une tunique bleu nuit bordée de glyphes argentés.
— J’ai mis trois jours à convaincre mon cousin de me la prêter. Si je reviens sans, je dois lui offrir mon totem.
— Tu comptes l’égarer ou l’enflammer ? demanda Yren.
— Je préfère l’offrir en duel. C’est plus théâtral.
Yasha n’était pas là. Mais personne ne sembla s’en rendre compte, encore.
Quand ils sortirent dans les jardins suspendus, ce fut comme entrer dans une légende éveillée.
Des lanternes dansaient à mi-hauteur entre les arbres, accrochées à rien d’autre que des souffles. Le sol, pavé d’ardoise claire, vibrait parfois d’une lumière douce — échos de la vasque d’Æthrium. Et tout autour, disposés en cercle autour de la grande place : les six Pavillons royaux.
Chaque Royaume y avait bâti un fragment de son âme.
Le Pavillon de Pyronis résonnait déjà de cris. Deux jeunes combattantes tournaient dans un cercle de sable incandescent, leurs lames traçant des flammes dans l’air. Des apprentis battaient le rythme au tambour. Seyl ouvrit grand les yeux :
— Si j’avais pas aussi peur de me ridiculiser, j’y serais déjà.
— Tu pourrais t’inscrire pour la beauté du geste, proposa Nimra.
— Je préfère la beauté de rester en vie.
À Terrakha, tout sentait la terre fraîche. Des artisans sculptaient des scènes familiales dans l’argile, pendant que d’autres servaient des infusions amères venues de grottes ancestrales. Les enfants étaient invités à tracer leur nom dans une plaque de pierre. Nimra s’y attarda, pensive.
À Aerem, des poèmes flottaient dans l’air. Littéralement. Des calligrammes s’élevaient en bulles transparentes, que des moines pinçaient du bout des doigts pour les faire éclater, révélant un poème. Yren observa un adolescent s’adresser à un arbre en vers rimés.
— Ce monde me fatigue, souffla-t-il. Même les arbres sont plus éloquents que moi.
Hydrelia offrait un sentier de dalles posées sur l’eau. Des sifflements doux guidaient les visiteurs jusqu’à une tente de brume, où des érudites murmuraient des équations oubliées. Seyl glissa, de retour, l’air accablé :
— J’ai mis les deux pieds dans le souvenir d’un autre. C’est trop lourd pour moi.
Luxenor brillait, distant, inaccessible. Des danseurs tournaient lentement sur un cercle d’or, des prêtres bénissaient les passants d’un mot à peine audible. Même les enfants de la Lumière y entraient à pas mesurés.
Et Noxum… était là sans l’être. Ombre sur ombre. Des masques suspendus aux branches. Nimra recula vite.
— On dirait qu’ils savent déjà pourquoi on est venus. Je
Les enfants riaient, s’émerveillaient, comparaient les mets et les dialectes.
Mais au creux de tout ça, une tension flottait. Subtile. Comme si les sourires s’observaient les uns les autres. Comme si les alliances, les rancunes, les silences… avaient aussi leur pavillon invisible.
Et Yasha, elle, n’était toujours pas arrivée.
Yasha courait.
Ses sandales claquaient contre les dalles du couloir, son sac de toile battait sa hanche, et ses cheveux — qu’elle n’avait pas eu le temps d’attacher — fouettaient l’air derrière elle comme une traîne indocile. L’odeur de papier ancien flottait encore sur sa tunique. Elle venait de la bibliothèque inférieure, à l’autre bout du Temple, avec sous le bras un recueil d’écritures liturgiques et un coffret de bois noir.
— Remets ça à Père Elior avant les Vœux du soir, avait dit l’assistante, les bras chargés de rouleaux. Et va vite te préparer, les Pavillons ferment à la Tombée Première.
Yasha n’avait pas attendu la suite. Elle avait pris les livres, serré la lanière du coffret et foncé.
Pas question d’arriver après tout le monde.
Elle avait déjà manqué le début des festivités. Déjà raté le rire de Nimra, le regard en coin de Yren, la fanfaronnade tranquille de Seyl. Elle voulait les retrouver.
Le couloir débouchait sur un pont intérieur. En face : l’aile des chambres rituelles. Il lui suffisait de déposer le coffret au bureau du Gardien, se changer, et courir jusqu’aux jardins. Elle avait chronométré dans sa tête. Trois minutes. Peut-être quatre.
Elle tourna un angle.
Et percuta de plein fouet un corps brûlant.
Le choc fut bref mais brutal. Yasha tomba à la renverse, les genoux raclant le sol poli. Le coffret lui échappa. Les livres se dispersèrent en une volée de pages, glissant jusqu’aux colonnes voisines.
— Bordel de…
Elle leva les yeux.
Devant elle, un garçon. Un tout petit peu plus grand qu’elle. Le même qui s’était fait remarqué pendant la cérémonie : blond, les yeux couleur doré, à la lueur maligne.
Il la dévisageait. Son visage oscillait entre colère et stupeur, comme s’il hésitait entre s’excuser ou dégainer une arme.
— Tu regardes pas devant toi ?! lança-t-il, déjà rouge.
Yasha cligna des yeux, encore sonnée. Puis elle se redressa sur un coude, une main sur le genou. Sa voix sortit sans qu’elle l’y invite :
— Tu voudrais pas plutôt m’aider à me relever ?
Silence. Le garçon la fixa, interdit.
Puis un rictus, fier et carnassier, tordit sa bouche.
— T’as du répondant, toi. C’est rare. Ça mérite un duel.
Elle ouvrit la bouche pour protester — ou rire, elle ne savait pas — mais une voix familière s’interposa :
— Pas maintenant, Kaen.
Un homme s’était approché. Grand, massif, les cheveux noirs tressés en arrière, une cicatrice en croix sous l’œil gauche. Il portait une tunique de feu sombre, marquée du même symbole que celui sur la lanterne de la délégation de Pyronis.
C’était lui. Celui qui, pendant la cérémonie, avait défendu le petit garçon.
Il posa une main sur l’épaule du garçon — Kaen. Ce dernier grogna mais obtempéra.
— Ce n’était qu’un accident, dit l’homme à Yasha. Mais un soldat ne s’excuse pas. Il apprend.
— Et moi ? demanda-t-elle, en ramassant un rouleau. Je ne suis pas soldat. Je fais quoi ?
Il la regarda, longtemps.
— Tu te relèves. Et tu viens voir si tu veux le devenir.
Kaen jeta un dernier regard — mi-hargneux, mi-curieux — puis il se détourna ; mais au moment de partir, il ferma brièvement les yeux, les sourcils froncés, comme exaspéré par les remontrances de celui qui semblait être son mentor.
Ce geste.
Yasha le vit.
Et son ventre se contracta.
Dans son rêve, le garçon-lion avait eu le même rictus.
Cette tension dans le visage. Ce soupir muet d’un monde trop lent pour lui.
Ce n’était qu’un tic.
Mais c’était le même.
Yasha soupira, rassembla ses affaires, et s’éloigna sans un mot. Un vertige léger passa, mais elle le repoussa.
Elle ne l’avait jamais vu avant aujourd’hui.
Et pourtant, son regard lui avait semblé familier.
La lumière du soir caressait les jardins suspendus, où les Pavillons de chaque Royaume déployaient leurs couleurs comme des ailes ouvertes sur le monde. Partout, les enfants riaient, couraient, goûtaient, touchaient, s’émerveillaient — c’était comme si la solennité de la cérémonie avait fondu dans un tourbillon d’encens, d’épices et de voix libres.
Yasha rejoignit enfin le reste du groupe à l’ombre d’un cerisier géant de Terrakha, dont les fleurs de pierre s’ouvraient au rythme des battements de tambours.
— On croyait que t’allais louper la fête ! lança Nimra en lui tendant une brochette de fruits confits.
— On prenait les paris sur ta disparition dans un livre poussiéreux, ajouta Seyl, faussement grave.
— Très drôle. J’ai failli me faire trancher en deux par un gosse en feu, figurez-vous, répondit Yasha en s’asseyant.
— Comment ça ? fit Yren, méfiant.
— Il m’a bousculée en courant, j’ai tout lâché, et il a proposé un duel comme si on était sur un champ de bataille. Genre, tout de suite.
— Attends, un petit ? Genre… avec une tunique noire et des yeux dorés ? demanda Nimra en fronçant les sourcils.
Yasha hocha la tête lentement, le regard déjà attiré plus loin.
— Là. Regardez.
Ils se tournèrent tous vers le Pavillon de Pyronis, qui dégageait une chaleur vive même à distance. Des torches dansaient, des armes étincelaient. Et au centre, la Générale Sylvara Ignisvale — silhouette droite, cape fendue, aura de braise — s’adressait à un petit groupe d’enfants. Parmi eux, le garçon aux yeux d’or, celui qui l’avait percutée, se tenait droit, bras croisés, comme s’il attendait un ordre… ou un défi.
— Il lui parle. Enfin… elle l’écoute, commenta Yasha.
— Il a l’air à l’aise, quand même. Genre, très à l’aise, fit remarquer Seyl. Peut-être un héritier ?
— Peut-être, murmura Yasha, pensive. Mais je… je sais pas. Il me paraît…
Elle hésita.
— …familier.
— Tu l’as vu où ? Avant aujourd’hui ? demanda Yren.
— C’est ça le truc. Je crois pas. Et pourtant…
Elle fronça les sourcils. Quelque chose clochait. Son regard.
— C’est comme si je l’avais déjà rêvé, souffla-t-elle.
Un bref silence suivit.
Puis Nimra tapa dans ses mains.
— Ok, trop de mystère. Moi je vais goûter les dumplings aériens d’Aerem, apparemment ils flottent littéralement dans la bouche !
Seyl la suivit avec enthousiasme. Yren resta un instant aux côtés de Yasha.
— Tu penses encore à ton cauchemar ? demanda-t-il à voix basse.
Elle ne répondit pas tout de suite. Le garçon s’était éloigné de Sylvara et s’était enfoncé derrière le rideau de flammes du Pavillon. Disparu.
— Peut-être., répondit-elle simplement.
Le soleil descendait doucement derrière les arches célestes, teintant les jardins suspendus d’une lumière dorée mêlée d’encre. Les rires étaient encore vifs, les parfums de thé de rocaille et d’encens de fleur marine flottaient dans l’air.
Yasha, curieuse, s’était éloignée du groupe — à peine quelques pas — attirée par un Pavillon qu’elle n’avait pas encore exploré. Discret. Presque invisible. Noxum. Leurs drapés sombres se fondaient dans les feuillages crépusculaires, comme si l’ombre elle-même avait choisi un coin tranquille pour observer sans être vue.
Elle ne comptait pas y entrer.
Mais une voix l’y invita avant même qu’elle ait croisé un regard :
— C’est curieux, ce que ton silence dit de toi.
Yasha se figea. Elle ne l’avait pas entendue approcher.
La femme se tenait déjà à ses côtés, sans bruit, comme sortie d’un pli du monde.
Elle portait une tenue noire légèrement irisée, pas une robe de culte, mais un manteau long orné d’un seul insigne sur la clavicule : un œil stylisé traversé d’un fil rouge. Une agent de l’Ordre Intérieur. Noxum ne formait pas que des informateurs mais aussi, la police intérieur de l’empire.
Son visage était fin, presque doux. Mais ses yeux… étaient d’un gris étrange. Pas vide. Tranchant.
— Je ne disais rien, répliqua Yasha, un peu sur la défensive.
— Justement. Et c’est ce qui m’a intriguée.
La femme s’approcha d’un arbre voisin, cueillit une feuille d’encre pourpre et la fit tournoyer entre ses doigts comme un éventail.
— Tu n’es pas de Noxum, mais tu marches comme si tu avais appris à dissimuler. Tu respires comme si tu avais peur d’être entendue. Et tu regardes les autres comme si tu cherchais quelqu’un que tu ne devrais pas trouver.
Yasha fronça les sourcils.
— J’ai pas tout compris mais… Vous… m’espionnez ?
La femme rit. Pas un rire méchant. Un rire discret, fluide.
— Non. J’écoute. Et j’écoute partout. C’est mon métier.
Elle fit un petit clin d’œil, presque complice.
— Je suis celle qu’on envoie quand les mots mentent. Et parfois, je trouve des vérités chez les enfants que les adultes ont oubliés d’interroger.
Elle se pencha vers Yasha, baissant un peu la voix.
— Un conseil, petite lueur. Méfie-toi de ceux qui brillent trop tôt.
Puis, redressant le col de son manteau sombre, elle ajouta :
— La fête est belle. Profite.
Et elle disparut dans la foule, avalée par les ombres.
Yasha resta là quelques secondes. Incertaine.
Et un frisson discret lui caressa la nuque.
— T’étais où ?! râla Nimra en la voyant revenir. On t’a cherchée partout !
— En exploration, répondit Yasha avec un sourire un peu trop calme.
Elle s’assit à côté de Seyl et Yren, sur l’une des banquettes tissées de l’espace commun des Initiés. Au-dessus d’eux, des lampions suspendus par des fils aériens dessinaient des constellations mouvantes. Tout autour, les rires, les musiques des Pavillons, les parfums d’épices, d’encre et de thé s’entremêlaient dans une symphonie joyeuse.
Yren leva un sourcil.
— Ne me dis pas que t’as encore parlé à un prêtre.
— Pire, souffla-t-elle. À une agente de Noxum.
— Sérieusement ? fit Seyl, en s’étouffant presque avec une bouchée de galette de riz. Tu veux te faire surveiller à vie ou quoi ?
— Trop tard, répondit-elle. Je crois que c’est déjà fait.
Elle raconta brièvement la scène, évitant les détails trop personnels, mais n’occultant pas l’insigne étrange, ni la mise en garde.
— Elle t’a dit de te méfier de ceux qui brillent trop tôt ? répéta Nimra en fronçant le nez. Franchement, ils devraient écrire des pièces de théâtre à Noxum.
— Ou des romans d’aventure, ajouta Seyl.
Mais Yasha ne répondit pas.
Son regard s’était perdu de l’autre côté des jardins.
Là-bas, devant le Pavillon de Pyronis, un petit groupe se tenait à l’écart. Des silhouettes drapées de rouge sombre. Des Gardiens militaires, à l’évidence. Et parmi eux, un prêtre de Luxanor.
Ial ne riait pas. Il ne bougeait presque pas. Mais il parlait avec quelqu’un. Une femme aux épaules larges, à la cape calcinée. La générale Sylvara Ignisvale.
Et quand il leva les yeux… son regard croisa le sien.
Yasha recula d’un souffle, la main sur sa manche. Ses yeux l’avait effleurée comme une lame dégainée.
— Qui est-ce ? murmura-t-elle.
— Qui ? demanda Yren.
Elle désigna le garçon au loin.
— Lui.
Seyl plissa les yeux.
— Ce n’est pas un des assistants du grand prêtre?
Un silence.
Le garçon des flammes interpella la générale sans se soucier de la conversation en cours.
Encore lui, murmura Yasha
Puis Nimra lâcha, mi-moqueuse, mi-sincère :
— T’as rêvé de lui aussi ou quoi ?
Yasha ne répondit pas. Parce que la réponse… l’effrayait un peu.
Oui.
Elle en était maintenant sûre, elle avait rêvé de lui. Avant même de le voir.
Partie 3 : L’envol du voeux
Le vent avait changé.
Ce n’était plus le souffle joueur de l’après-midi, saturé d’épices et d’éclats de voix.
C’était un courant plus haut, plus lent — un murmure d’altitude. Il ne faisait pas danser les lanternes : il les portait.
Les lumières s’éteignaient une à une dans les Pavillons.
Les tambours se taisaient. Les offrandes se refermaient. Les prêtres s’éloignaient à pas mesurés.
Les enfants, eux, ralentissaient.
Comme si, sans qu’on le leur dise, ils savaient.
La Tombée Première venait d’avoir lieu.
Dans le ciel, le dernier rayon du couchant disparaissait derrière les arches de marbre.
Ce n’était pas encore la nuit. Juste l’instant entre deux souffles — celui où les ombres reviennent, sans oser encore se nommer.
Un carillon cristallin vibra dans les hauteurs.
Puis une voix s’éleva, douce et ferme :
— Initiés d’Aetheris, rassemblez-vous sous le dôme des vents. La dernière offrande du jour vous appartient.
Sur la grande terrasse suspendue du Temple, une arche aérienne scintillait doucement : une courbe de verre flottant, tissée de fils dorés et de plumes accrochées au ciel par magie ancienne.
C’était l’Arc d’Air, joyau d’Aerem, posé au-dessus du monde comme un pont invisible entre les vœux des enfants et les Orbes des anciens.
Des gardiens en robes translucides guidaient les Initiés sans un mot.
À chacun, ils remettaient un voile de prière — un tissu léger, entre le parchemin et la brume, capable de porter un souhait dans le vent… s’il était sincère.
Le prêtre d’Aerem, droit au bord de l’estrade, semblait plus ancien que les pierres du Temple.
Sa tunique était couverte de centaines de phrases cousues à la main.
Ses yeux, presque blancs, semblaient capables de lire le ciel.
Il ouvrit les bras, sans hausser la voix.
— À chacun, un souhait. À chaque souhait, un vent. Que ce qui est vrai s’élève. Que ce qui ment retombe.
Un bref silence.
— Le vent ne juge pas. Il révèle.
Et il se tut.
Un silence si pur suivit qu’on aurait cru entendre battre les voiles, avant même qu’ils ne soient lancés.
Les voiles étaient tous différents.
Certains, brodés de symboles anciens, semblaient tissés pour des lignées oubliées.
D’autres, plus rudes, avaient la simplicité de ceux qui ne cherchent pas à plaire, mais à dire.
Chaque Initié en recevait un, tenu par un fil d’argent, accompagné d’un calame et d’un flacon d’encre.
Autour de Yasha, les enfants s’éparpillaient dans les alcôves du cloître.
Des cercles de méditation étaient tracés à la craie blanche. Certains s’asseyaient en tailleur, les yeux clos, comme s’ils cherchaient un vœu légitime.
D’autres griffonnaient déjà avec excitation, pliant le tissu, l’embrassant, le lançant en l’air comme un jeu.
— Trois lignes, pas plus, chuchota Nimra. Sinon le vent s’impatiente.
Elle écrivait vite, la langue coincée entre les dents. À côté d’elle, Seyl dessinait un dragon minuscule, entouré de fleurs, puis écrivit dessous :
Qu’il me porte au-dessus des peurs.
Et qu’il crache des lucioles.
— Tu crois vraiment qu’Aerem va exaucer ça ? demanda Yren en haussant un sourcil.
— Je préfère qu’ils rient que qu’ils m’ignorent, répondit Seyl en repliant son voile avec soin.
Yren soupira. Son voile restait vierge, posé sur ses genoux.
— Et toi ? demanda-t-il à Yasha sans la regarder.
Elle ne répondit pas tout de suite.
Son voile reposait dans ses mains, soyeux, presque chaud.
Elle le caressait du bout des doigts, sans savoir quoi y inscrire. Des phrases venaient. Aucune ne restait.
Elle entendait les plumes chanter. Les murmures du vent. Les respirations suspendues.
Et quelque chose, dans sa poitrine, murmurait : pas de mensonge. Pas cette fois.
— Je sais pas, dit-elle doucement. Je crois que j’ai rien à demander.
— Tu regardes l’arc depuis dix minutes, fit Yren. Fais pas semblant de pas vouloir.
Il n’y avait pas de moquerie dans sa voix. Juste cette lucidité brute qu’il avait parfois, quand il la lisait trop bien.
Elle sourit. À peine. Elle attrapa le calame.
Et sur le bord du voile, presque en cachette, traça trois mots.
Puis le replia. En silence.
— Alors, Luxenor, tu calcules encore ou tu te décides ? lança une voix claire, avec un accent traînant du sud.
Yasha se retourna.
Kaen venait d’arriver dans le cercle d’enfants, mains croisées derrière la tête, un sourire de défi sur les lèvres. Son uniforme rouge sombre, aux motifs flamboyants, tranchait avec les voiles blancs. Il avançait comme s’il avait grandi sur une scène.
— Elle veut juste s’assurer que son voile ira plus haut que le mien, ajouta-t-il en croisant le regard de Yasha.
— Kaen…, soupira Yren.
— Oh, tu crois que je vais pas la provoquer un peu ? On est là pour lancer des souhaits, pas pour se fondre dans le vent comme des ombres sages.
Il s’approcha de Yasha avec un clin d’œil.
— Toi et moi, deux voiles, une Arche. Celui qui touche le sommet gagne.
— Gagne quoi ? demanda-t-elle, mi-curieuse, mi-exaspérée.
— Le droit de choisir un défi. Et le perdant devra le relever.
— C’est puéril, lâcha-t-elle.
— Exactement, sourit Kaen. Et c’est pour ça que c’est amusant.
Un nom retentit :
— Kaen de Pyronis.
Il s’avança, large sourire aux lèvres, son voile déjà replié d’une manière inhabituelle — en spirale serrée, comme une torche. Il grimpa les marches en sautillant, lança un regard rapide vers Yasha, puis s’inclina avec panache devant le prêtre d’Aerem.
Il prit position sur le cercle, souffla dans ses mains… et lança son voile en l’air avec une impulsion souple, presque martiale.
Le tissu s’éleva vivement, propulsé comme une comète, décrivant une trajectoire nette, nerveuse, vivante. Il effleura l’Arc d’Air, le frôla même — avant de tournoyer et de redescendre lentement dans un tourbillon orangé.
Des applaudissements éclatèrent. Quelques enfants crièrent son nom.
Kaen fit un salut ironique. Et redescendit vers le groupe.
— À toi de jouer, Luxenor. Bonne chance pour faire mieux, lança-t-il avec un clin d’œil à Yasha.
Elle ne répondit pas. Mais son sourire, cette fois, était très léger. Très vrai.
Et puis il y avait Kaen. Ce garçon insolent, bruyant, sûr de lui — mais dont le voile, une minute plus tôt, avait volé comme une lame dans l’air.
Elle n’allait pas le laisser gagner. Même pas pour un défi ridicule.
— Yasha.
C’était son tour.
Elle monta les marches en silence. Les dalles étaient tièdes. Le cercle semblait plus vaste. L’Arc, plus lointain.
Elle sentait les regards. Des enfants. Peut-être des prêtres.
Elle n’y prêta pas attention.
Elle ouvrit son voile. Le tint dans ses deux mains comme on tient un souffle, comme on tient un souvenir. Mais avant même qu’elle ne souffle, une bourrasque s’éleva.
Douce. Nette. Comme un appel.
Le voile lui échappa.
Et s’envola.
Une décharge lui traversa la paume, comme si le tissu avait reconnu quelque chose en elle.
Son souffle se suspendit.
Elle voulut tendre la main pour le retenir, mais son corps resta figé — tendu, vibrant, comme traversé par le même courant qui portait le voile.
Une chaleur étrange lui montait le long de l’échine.
Une part d’elle voulait fuir.
Une autre… voulait monter avec.
Le voile montait d’abord lentement, en spirale délicate, comme s’il hésitait entre chute et ascension. Puis le vent céda.
Le voile ne flottait plus, il fendait l’air.
Tendu. Parfaitement droit. Comme attiré par un point que lui seul voyait.
Autour, les voix s’étaient tues.
Les Initiés se redressaient. Les enfants de Luxenor inclinaient la tête, à l’écoute.
Les érudits d’Aerem échangeaient un regard.
Le voile montait encore. Son tissu ne pliait pas. Il résistait au vent — comme une flèche de soie.
Yasha, figée sur le cercle, ne bougeait plus.
Son cœur battait trop vite. Pas de peur. Pas encore.
Elle se sentit pleine et vide à la fois. Comme si le vent soulevait une porte en elle qu’elle n’avait jamais su nommer. Elle voulait comprendre. Elle voulait oublier.
Elle ne savait plus dans quel ordre.
— Il est… contrôlé ? murmura Nimra.
— Non. Il trace sa propre route, répondit Yren.
Le voile atteignit l’Arc d’Air.
Un instant suspendu. Le vent s’arrêta.
Puis il traversa.
Et explosa.
Pas en feu. Pas en lumière.
En une gerbe de cendres sombres, constellées d’éclats inversés — une lumière tournée vers l’intérieur, qui absorbait ce qui brillait autour d’elle.
Une étoile noire. Une pluie de silence.
Les enfants firent un pas en arrière. Certains applaudirent. D’autres chuchotèrent miracle. Ou signe.
Mais les prêtres d’Aerem ne bougeaient pas.
L’un d’eux se pencha vers une prêtresse de Luxenor. Il écrivit un mot sur un parchemin.
Un Initié de Noxum inclina la tête. Lentement.
Comme s’il avait reconnu un nom oublié dans un rêve trop ancien.
Yasha recula d’un pas.
Sa paume gauche picotait.
Mais il n’y avait rien.
Seulement cette sensation.
Comme si le vent, un instant, était passé à travers elle.
Des applaudissements éclatèrent. D’abord timides. Puis plus assurés.
Des enfants s’étaient levés. D’autres montraient encore le ciel, fascinés.
— Tu as vu ?! Il a explosé en noir ! C’est une bénédiction rare, non ?
— Ou un vœu exaucé par l’Ombre…, ricana un garçon.
— Peut-être qu’elle a demandé la fin du monde, glissa Seyl, faussement inquiet.
Mais Yasha n’écoutait plus.
Son regard restait suspendu à l’Arc, où le voile s’était dissous sans trace.
Aucun fragment. Aucune cendre ne retombait.
Comme si l’air refusait de porter ce qu’il venait de voir.
Un prêtre leva la main, rappelant le silence.
Le dernier nom fut appelé, mais la voix se perdit dans les murmures encore suspendus.
Dans l’ombre des piliers, les maîtres des rites ne souriaient pas.
Le vieux prêtre aux yeux pâles tendit un carnet à son assistant.
Sans un mot, il fit cocher une ligne.
À quelques pas, un Garde de Luxenor échangea un regard avec un Initié de Noxum.
Pas un mot. Juste un signe.
Quelque chose avait réagi.
Quelque chose — qui n’aurait jamais dû.
Et dans le ciel déjà teinté de nuit, là où le voile avait disparu,
une pulsation sombre flottait encore, imperceptible.
Une lumière muette, nichée entre les étoiles.
Yasha baissa la tête.
Elle serra les doigts contre sa paume gauche.
Mais ce n’était plus là.
Ce n’était pas physique.
C’était dans l’air.
Quelque chose avait basculé.
— T’as gagné, dit une voix dans son dos.
Elle se retourna.
Kaen était là, bras croisés, le sourire moins large que d’habitude.
Moins provocateur. Mais plus réel.
— Je choisirai un défi quand j’aurai trouvé un truc à ta hauteur, ajouta-t-il.
Elle haussa un sourcil.
— Et si j’ai pas envie de jouer ?
— Alors tu perds quand même, dit-il avec un clin d’œil.
Mais je t’apprendrai à perdre dignement.
Elle esquissa un rire discret.
Kaen lui tendit une plume dorée, tombée d’une guirlande de l’Arc.
— Garde-la. T’as volé plus haut que nous tous.
Elle ne répondit pas. Mais ses doigts prirent la plume.
Pas comme un trophée.
Comme une promesse.
Et pourtant, un éclat tiède naissait sous sa peau. Ce n’était pas de l’orgueil. Pas tout à fait.
Mais une fierté simple, celle qu’on ressent quand on a tenu bon et qu’on a été vue.
Elle avait gagné.
Contre le doute.
Contre lui.
Contre elle-même.
La cérémonie s’achevait.
Les enfants retournaient aux dortoirs. Les prêtres fermaient les arches. Le vent, lui, s’était calmé.
Dans un recoin du ciel, invisible pour les yeux humains,
une plume noire tournoyait encore.
Elle n’avait pas touché le sol.
Elle cherchait.
Quelque chose.
Quelqu’un.
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