Chapitre 3 - Entre deux souffles brûlant
Partie 1 : Les festivités oniriques
Lorsque Yasha entra dans le monde des rêves, la chaleur fut la première chose qu’elle sentit. Elle enveloppait sa peau comme un manteau vivant, tiède, rassurante… mais Yasha ne se laissa pas tromper.
Son regard balaya l’espace, sans savoir pourquoi. Son souffle était lent, mais son corps en alerte. Quelque chose grondait sous cette douceur.
Les murs vibraient, doucement. Le sol pulsait, à peine. Une cadence, une respiration, comme si la pierre elle-même était en vie. Autour d’elle, le feu dansait : il crépitait, rieur, joyeux, contenu dans d’immenses torches d’ambre.
Des voix profondes résonnaient au loin — graves, amples, presque familières. Et, de temps en temps, un éclat de rire venait percer le silence, pur, franc, comme si la fête avait toujours existé.
Tout semblait vivant.
Trop vivant.
Chaque détail était si net, si précis, que cela en devenait oppressant. La lumière caressait les visages avec une perfection étrange. Les ombres se mouvaient sans jamais s’effacer. Même l’air avait une consistance, une odeur de cendres douces et de vin chaud. C’était beau. C’était chaleureux.
Et pourtant, Yasha gardait les épaules tendues. Une tension discrète, logée entre ses omoplates.
Ce rêve n’avait rien des précédents. Il n’y avait ni chaos, ni flammes ravageuses, ni murmures d’ombre.
Mais elle n’y croyait pas.
Son corps savait. Son instinct savait.
Quelque chose n’allait pas. Ce n’était pas un simple rêve, elle ressentait la même véracité que dans ses cauchemars.
Puis elle se sentit avancer, comme guidée, arrivant dans cette scène de lumière et de pierre rouge. Les voix devenaient plus nettes. Un lumière au fond du couloir se dessinait devant elle.
Elle déboucha dans une vaste salle de roche brute, comme taillée à même les entrailles d’un volcan. Les murs ruisselaient d’une chaleur rougeoyante, couverts de fissures luminescentes qui pulsaient à l’unisson des torches suspendues.
Le sol, pavé de dalles volcaniques noires striées de feu figé, renvoyait la lumière comme un miroir sombre. Chaque pas y résonnait avec un écho profond, presque solennel.
Au-dessus des tables dressées en cercle, des drapeaux flamboyants pendaient comme des langues de feu : ils ondoyaient sans vent, comme animés d’une vie propre. Sur chacun, l’emblème de Pyronis brillait en fil d’or incandescent — le marteau de feu et l’épée ascendante —
Des plats fumants circulaient déjà, chargés de viandes braisées, de fruits éclatants, de coupes débordantes d’alcool épicé. Des rires claquaient. Des chants guerriers, entrecoupés de cris de victoire, remplissaient l’air d’une ivresse fiévreuse. Pourtant, au cœur de ce tumulte festif, une figure dominait tout.
Kaen.
Il se tenait debout sur une estrade volcanique, surélevée, baigné par la lumière crue de deux braseros. Il semblait plus jeune que dans son cauchemar, mais il n’en restait pas moins impressionnant. Vêtu d’un manteau de combat rouge carmin aux bordures d’or, la poitrine marquée d’un insigne flamboyant, il rayonnait d’une présence telle qu’elle semblait repousser les ombres autour de lui.
Ses cheveux d’or, attachés à la manière des seigneurs pyroniens, laissaient voir son port altier, presque princier.
Il leva son verre, et le silence se fit.« Le feu… » dit-il, sa voix profonde portant comme une lame. « … n’est pas un cri de guerre. Il est promesse. Il est épreuve. Il est lien. »
Il fit un pas vers la foule, les yeux brillants.
« Le feu consume ceux qui le fuient, mais élève ceux qui l’embrassent. Il révèle les cœurs loyaux, il purifie les trahisons. Et aujourd’hui… aujourd’hui, je lève cette coupe aux flammes qui m’ont forgé. »
Les acclamations éclatèrent, des poings levés frappant la table en rythme. Mais Kaen ne s’y attarda pas.
Il tourna brusquement la tête. Son regard traversa la foule… et s’arrêta sur elle.
Yasha ne comprit pas tout de suite. Il la regardait droit dans les yeux. Comme s’il savait qu’elle était là.« Yasha ! » cria-t-il, en riant. Il leva les deux bras, théâtral. « Tu vas rester là, plantée comme une torche mouillée ? Tu n’as donc pas oublié mon anniversaire ! Allez, viens ! La place t’attend ! »
Il fit de grands gestes, sans honte, appelant quelqu’un que personne d’autre ne semblait voir. Les autres invités ne réagirent pas. Comme s’ils ignoraient l’échange. Comme si ce cri, ce regard, cette injonction… n’étaient destinés qu’à elle.
Yasha ne bougea pas. Elle n’était pas certaine d’avoir un corps ici. Et pourtant, elle sentit ses jambes trembler. Elle sentit le poids de ce regard fraternel.
Il la connaissait. Et il l’attendait.
Mais là où elle aurait dû s’asseoir, là où Kaen lui désignait une place à la table circulaire, dix silhouettes se tenaient déjà. Des jeunes gens. Guerriers. Guerrières.
Sa génération. Leur génération.
Ils formaient un cercle au milieu du vacarme, un noyau fixe dans la mer enflammée de la fête. Aucun mot ne les présenta. Aucun cri ne les nomma. Mais leur simple présence imposait le respect.
Elle ne pouvait pas voir leurs visages. À chaque fois qu’elle tentait de fixer leurs traits, ceux-ci se dissipaient comme dans la chaleur d’un mirage — trop flous, trop lumineux, comme s’ils n’existaient pas encore pleinement. Ou comme si le rêve refusait qu’elle les reconnaisse. Mais elle distinguait
des couleurs et armes différentes, chacune de leurs présences vibrait d’une teinte propre — des bleus océan, des ors brûlants, des nuances d’obsidienne.
Leurs vêtements portaient des broderies vives, des symboles anciens, et à leurs côtés, presque collés à leurs pas, évoluaient des formes animales.
Un serpent écailleux enroulé autour d’un bras.
Une petite souris perchée sur une épaule.
Un corbeau aux ailes rousses tournoyant lentement au-dessus d’une tête.
Un tigre sans rugissement, couché à même la pierre.
Et d’autres encore — ombres, échos, fragments d’âmes.
Chacun avait une aura. Distincte..
Mais aucune ne lui inspira la peur.
Au contraire. Elle se sentit enveloppée. Protégée.
Malgré le tumulte de la salle, les chants, les rires et les toasts, un silence subtil les entourait. Un halo d’intensité pure. Ils n’avaient pas tourné la tête vers elle, ne lui avaient adressé ni regard ni mot.
Et pourtant, ils semblaient l’attendre.
Comme si son absence ne pouvait durer plus longtemps.
Comme si elle leur avait toujours appartenu.
Yasha s’avança, sans décider de le faire. Ses jambes bougèrent d’elles-mêmes. Son cœur ralentit.
Même si leur visage était flou, le monde lui était net. Entre l’odeur du charbon et celle de l’alcool brûlé, les chants commencèrent à s’éteindre.
Un à un, les musiciens déposèrent leurs instruments. Les voix se firent plus lentes, les rires plus espacés. La salle, comme épuisée par sa propre intensité, retombait dans un calme rougeoyant. Les torches vacillaient, et les ombres reprenaient possession des lieux.
Kaen se leva.
Sans un mot, il quitta la table d’honneur, sa cape traînant sur la roche tiède. Il passa les portes ouvertes comme un roi fatigué de son propre triomphe, et sortit dans la nuit pyronienne.
Le ciel au-dehors était un théâtre de braises. Des étoiles rouges y brûlaient, immobiles, suspendues au-dessus des pics volcaniques. La terre semblait respirer sous ses pieds, une vapeur fine montant entre les dalles.
Il s’appuya contre une colonne noire, haute comme une tour, et leva les yeux.
Yasha le suivit, ou peut-être y était-elle déjà.
Elle se tenait à quelques pas de lui, plus grande que dans son corps réel, mais avec ses pensées d’enfant encore intactes. Elle ne savait pas si elle rêvait d’être adulte ou si le rêve imposait cette forme à son esprit.
Un silence.
Puis, contre toute prudence, une question glissa de ses lèvres :« Tu vas bien ? Pour ton anniversaire, je veux dire… »
Il sourit, sans la regarder.
« On m’a offert des sabres, du vin, des promesses de loyauté, même une armure de cérémonie. Mais rien que je n’aie déjà. »
Il tourna légèrement la tête vers elle, ses traits éclairés par la lueur des volcans au loin.
« Les gens aiment les anniversaires. Ça donne l’illusion qu’on avance. Moi, j’ai l’impression d’avoir dix ans de plus depuis hier. »
Un silence plus dense les enveloppa, tissé de braises et d’étoiles rouges.
Kaen passa une main sur sa nuque, puis lâcha, dans un souffle mi-résigné, mi-lassé :
« On m’appelle encore le Bâtard. Même aujourd’hui. Même ici. »
Yasha ne répondit pas tout de suite. Elle connaissait ce masque-là. Cette façon de dire les choses sans vraiment les dire. Elle ne réagit pas comme si c’était une révélation, parce que ce ne l’était pas.
Elle s’approcha d’un pas, ses bras croisés dans la lumière tremblante du volcan.
« Ils oublient vite que c’est toi qui portes leur bannière quand ça chauffe. »
Il haussa les épaules, un sourire sans joie au coin des lèvres.
« Ils se souviennent surtout d’où je viens. »
Yasha pencha la tête.
« Ta mère était de Terrakha. Tu me l’as déjà dit. D’une lignée de marchands du Sud, je crois. Cheveux d’argent, regard doux, mais… pas taillée pour Pyronis. »
Il ne répondit pas, mais elle vit son souffle ralentir légèrement.
« Elle ne parlait pas notre langue, hein ? Et elle t’appelait toujours par ton deuxième prénom, celui que personne ici n’ose prononcer. »
Un silence. Complice. Puis elle ajouta, plus doucement :
« Comment elle va ? »
Kaen baissa légèrement les yeux, et un pli presque invisible se forma entre ses sourcils.
« Elle ne va plus nulle part. La fièvre l’a reprise cet hiver. Cette fois, elle ne s’est pas relevée. »
Yasha sentit un pincement au creux du ventre. Elle n’avait pas su. Ou pas voulu le voir.
« Je suis désolée… »
Il secoua la tête lentement, comme s’il repoussait une douleur trop ancienne pour encore l’étonner.
« Elle était fatiguée depuis des années. Pyronis l’a tolérée comme une ombre tolère la lumière. Et moi… j’ai fait ce que je pouvais. »
Puis, après un court silence :
« Tu sais, parfois je me demande si c’est pour elle que j’ai voulu reprendre la tête du clan. »
Yasha le regarda. Il souriait à peine, mais avec une lumière différente dans les yeux.
« Pas pour la gloire. Ni même pour l’armée. Pour comprendre. Pour protéger. Pour qu’un jour, plus personne n’ose l’appeler faible. »
Elle sourit à son tour. Ce genre de vérité n’avait pas besoin d’être dite — elle l’avait toujours su.
« Tu disais aussi que tu voulais être comme elle. Comme Sylvara. »
Kaen hocha la tête, une ombre presque enfantine dans le regard.
« Sylvara m’a appris à lire une carte avant même de m’apprendre à lire mon nom. Elle me traitait pas comme un neveu ou un héritier. Juste… comme le garçon rebelle que j’étais. »
Il marqua une pause, fixant le ciel d’un œil lointain.
« Elle voyait déjà ce que je pouvais devenir, même quand je ne valais rien. »
Yasha ne dit rien. Il n’y avait rien à dire.
Puis il ajouta, plus bas, presque pour lui-même :
« Mais aujourd’hui, ce rêve… ce n’est plus le mien. Il s’est déplacé. Il vit ailleurs. »
Il tourna lentement la tête vers elle.
Et cette fois, son regard était limpide.
« Il est en toi. »
Yasha sentit une brûlure monter dans sa gorge. Elle ouvrit la bouche. Les mots sortirent d’eux-mêmes.« Pourquoi moi ? »
Il se figea.
Pas un mot. Pas un geste.
Il détourna le regard, ostensiblement. Une étoile fila dans le ciel comme une cendre poussée par le vent. Kaen inspira profondément, et son ton redevint léger, presque joueur.
« Tu viendras à la Danse de la Flamme Vive, n’est-ce pas ? »
« Bien sûr ! Qui le louperait ! On a un combat à régler toi et moi ! N’oublie pas comme on dit chez toi, ce que ton corps trahit, ton cœur l’assume. »
Il se retourna, un éclat de malice au coin des lèvres.
« Ce soir-là, tout le monde est vrai. Même moi. »
Kaen s’éloigna d’un pas, le regard tourné vers l’horizon rouge de Pyronis.
Son dos large se découpait dans la lumière tremblante des étoiles, et un souffle chaud passait entre eux, chargé d’odeur de suie et de cendres apaisées.
Yasha, sans réfléchir, fit un pas de plus.
C’est alors qu’elle le vit.
Juste là, à la naissance de sa nuque, entre deux mèches sombres retenues par un fil d’or, un tatouage apparaissait — discret :
Mais alors qu’il se retournait lentement, la lumière des étoiles rouges vint frôler sa nuque.
Et Yasha le vit.
Le lion.
Rugissant en silence, les crocs découverts, la crinière stylisée comme un feu contenu. Toujours aussi intense. Toujours aussi immobile. Autour du tatouage d’origine, de nouvelles marques s’étaient greffées, représentant les nouvelles techniques élémentaires apprises. Fines, élégantes, presque anciennes, ces runes serpentaient le long de ses trapèzes, à peine visibles, comme des filigranes de braise enfoncés dans la peau. Certaines pulsaient faiblement, comme si elles gardaient la mémoire d’un combat. D’autres, plus nettes, semblaient à peine gravées, encore brillantes, fraîches comme l’éclat d’une blessure refermée.
Yasha s’approcha sans bruit, le regard accroché à l’encre mouvante.
« Kaen… tu as de nouvelles runes. »
Sa voix n’était ni surprise, ni inquiète.
Elle pencha légèrement la tête, fronçant les sourcils comme pour mieux lire ce que la peau taisait.
« Tu as passé un cap. »
Kaen resta immobile, les bras croisés, le dos offert au silence.
Il ne dit rien.
Mais elle sentit qu’il l’avait entendue — et qu’il préférait ne pas répondre.
Mais elle, elle savait. Elle avait grandi dans un monde qui murmurait la langue des totems. Elle connaissait le poids de chaque signe, de chaque trait.
Elle avança encore, sa voix un peu plus basse, comme si elle parlait au tatouage lui-même :
« Tu es en train de devenir ce que tu as toujours voulu être… même si tu fais tout pour le nier. »
Et juste avant qu’elle ne puisse poser la question — celle qu’elle portait depuis le début de la nuit.
Le monde bascula.
Le feu, d’abord, s’éteignit d’un seul souffle — comme soufflé par une bouche invisible.
Puis les chants se disloquèrent en échos dissonants, jusqu’à n’être que bruits secs, coups de sabots, cris lointains.
Le ciel lui-même sembla fondre : les étoiles rouges tombèrent en pluie silencieuse, avalées par une nuit qui n’avait plus de fin.
La pierre se craquela sous ses pieds. La chaleur se mua en froid mordant.
Le lion rugit — ou peut-être était-ce son propre cœur.
Et tout disparut.
Elle se redressa, haletante.
Un souffle court, les draps froissés, le cœur battant à rompre sa poitrine.
Autour d’elle, l’obscurité tranquille du dortoir. Le calme figé d’avant l’aube.
Les autres enfants dormaient encore. Même les murs du Temple semblaient retenus dans le silence.
Mais son corps, lui, était resté dans le feu.
Ce rêve… ce n’en était pas un. Elle le savait.
Ce n’était pas comme les cauchemars d’ombre ou les visions sans logique. Il y avait eu une fête. Des voix. Des regards. Un lion.
Et ce poids, sur la poitrine. Cette sensation étrange d’avoir vécu quelque chose qu’elle n’aurait pas dû voir. Ou pas encore.
Elle s’assit, le regard perdu dans la pénombre.
« Ce n’était pas un rêve. C’était… un souvenir ? Une vision ?»
Elle se tourna sur le flanc, les paupières lourdes, tentant de se raccrocher au voile du sommeil avant que l’aube ne la chasse tout à fait.
Partie 2 : Carnet de souvenir
Son corps semblait en feu.
Pas de douleur, pas de brûlure — juste cette chaleur persistante, logée sous la peau, dans chaque battement de cœur, chaque souffle trop court. Yasha se redressa d’un coup, haletante. Son drap glissa sur ses épaules, moite de sueur. Le dortoir était silencieux, figé dans l’aube laiteuse. Une lumière froide filtrait entre les rideaux d’épaisse toile, contrastant brutalement avec la rougeur étouffante du monde dont elle venait de s’extirper.
Mais elle n’était pas vraiment sortie.
Elle porta la main à sa nuque, d’un geste précipité, presque fébrile. Ses doigts palpèrent la peau — nue, tiède, intacte. Aucun dessin. Aucune encre. Aucune morsure de lion. Pourtant, son esprit, lui, le voyait encore. Gravé entre les vertèbres de Kaen, hurlant en silence, auréolé de runes anciennes.
Son regard glissa vers les autres couchettes. Certaines remuaient à peine, d’autres demeuraient immobiles sous les couvertures. Tout semblait calme. Trop calme. Comme si le monde réel attendait encore son retour. Mais elle, elle n’y était pas. Pas complètement.
Elle fixa le plafond un instant, puis la pierre du mur opposé, puis rien. Rien de ce qu’elle regardait ne l’ancrait. Elle revit la table, le feu contenu dans les torches, les silhouettes floues, les animaux totem. Kaen. Son regard. Sa voix. Son rire. Sa douleur.
Et cette phrase, cette maudite phrase :
« Ce rêve… il est en toi. »
Son ventre se contracta.
Ce n’était pas une invention de l’esprit. Pas une chimère née de la peur. Il y avait trop de détails. Trop de vérités qu’elle ne connaissait pas encore. Ou qu’elle n’avait jamais voulu affronter.
Elle ferma les yeux, mais les images la poursuivaient, nettes, brûlantes. Les mots de Kaen résonnaient encore, comme s’ils flottaient dans l’air du dortoir. Et ce tatouage… elle l’avait vu avant. Avant même d’ouvrir les yeux ce matin-là.
Elle inspira longuement, tentant de retrouver un semblant de calme. Mais au fond d’elle, quelque chose avait bougé. Craqué. Comme une cloison trop fragile dans une maison trop ancienne.
« Je perds la tête… »
Ses mains tremblaient légèrement.
Elle savait ce que ce rêve représentait. Il ne lui laissait plus le choix : il fallait chercher. Vérifier. Rassembler les morceaux.
Parce que si ce rêve n’était pas un simple rêve… Alors il y avait une vérité cachée quelque part. Et elle ne pouvait plus se contenter de l’ignorer.
L’eau glacée lui mordit la nuque, mais Yasha ne sursauta pas. Elle laissa couler les gouttes le long de son dos, la peau frissonnante, les mains figées sur le rebord de pierre du bassin. Le petit lavoir du Temple était désert à cette heure. Seuls quelques oiseaux piaillaient faiblement derrière les vitraux opaques, encore embués de nuit. Le reste du monde semblait suspendu.
Elle lavait son corps par automatisme — bras, nuque, jambes, visage —, mais son esprit, lui, n’était pas revenu. Il flottait ailleurs, encore embourbé dans les braises d’un rêve trop vif.
La fête.
Le feu dans les torches, les chants, la salle de pierre rouge, les voix.
Le discours.
“Le feu n’est pas un cri de guerre. Il est promesse. Il est lien.”
Le tatouage.
Un lion, rugissant en silence, bordé de runes anciennes.
Le prénom secret.
Celui que Kaen n’a jamais osé dire ici. Celui que sa mère chuchotait.
Les silhouettes autour de la table.
Floues, mais vibrantes. Comme si elles existaient déjà, quelque part, en attente.
Et cette phrase, cette fichue phrase, qui ne la quittait plus :
“Ce rêve… il est en toi.”
Yasha serra les dents. Elle frotta ses bras plus fort qu’il ne fallait, comme pour dissoudre le feu qui y courait encore.
Pourquoi Kaen ? Pourquoi maintenant ?
Elle avait toujours fait des cauchemars. Des guerres sans noms, des cris, des villes englouties par des ombres. Mais jamais rien d’aussi précis. Jamais une scène qui sentait le vin chaud et la pierre volcanique.
Jamais un visage réel, une voix qu’elle connaissait déjà, alors qu’elle n’aurait pas dû.
Elle attrapa un tissu rêche, s’essuya rapidement, enfila sa tunique de toile claire. Un reflet flou lui renvoya son propre regard dans le miroir de cuivre poli, fixé au mur. Ses yeux semblaient plus foncés aujourd’hui. Ou peut-être était-ce la lumière.
Elle s’approcha, posa les deux mains de part et d’autre du miroir, pencha la tête.
« Si c’est juste un rêve… alors pourquoi j’ai l’impression que mon corps s’en souvient ? »
Elle resta ainsi un moment, immobile. Puis inspira profondément. Ce n’était pas son genre de s’enfermer dans le doute. Pas son genre de trembler et d’attendre. Elle avait besoin de comprendre. De mettre des mots, des dates, des liens.
Elle ne voulait plus subir. Plus fuir. Pas elle. Pas Yasha.
Assez d’être la fille étrange qui lit trop, qui ne parle pas assez, qui pose des questions dans le noir sans jamais chercher les réponses en pleine lumière.
Elle avait une idée. Elle n’attendrait pas que le rêve revienne. Elle n’attendrait pas d’être consumée. Elle allait tout noter. Mot pour mot. Image par image. Elle allait disséquer ces visions comme elle avait appris à décortiquer les récits de guerre dans les livres du temple.
Yren avait été convoqué par les Grands Prêtres.Les autres étaient occupée à nettoyer encore les mosaïques du jardin sacré.
Le Temple somnolait. Et elle, elle avait un peu de temps.
Parfait.
Elle noua ses cheveux rapidement, roula ses manches jusqu’aux coudes. Son pas s’accéléra en quittant la salle d’eau. Ses pensées aussi.
“Je ne suis pas folle. Et je vais le prouver. À moi d’abord. À lui ensuite.”
Quelques silhouettes passaient au loin dans les couloirs, balais en main, voix basses. Mais personne ne semblait prêter attention à l’enfant qui filait pieds nus entre les colonnes, le regard tendu droit devant elle.
Yasha connaissait chaque recoin du Temple, chaque détour qu’on pensait secret. Elle choisit le passage le plus discret, celui qui longeait les celliers fermés, et grimpa deux marches d’un pas souple. La bibliothèque n’était pas encore ouverte officiellement, mais elle savait qu’à cette heure, les rideaux n’étaient jamais tirés et que la porte, si on poussait doucement, ne grinçait presque pas.
Elle entra.
L’air y était plus frais que dans le reste du Temple. Une odeur de parchemin ancien et de bois ciré flottait dans la pénombre, mêlée à celle des herbes séchées suspendues au plafond. La lumière dorée filtrait à peine à travers les vitres hautes, striant les rayonnages de longues lames pâles.
Elle n’hésita pas. Ses pas la menèrent directement vers le rayon de l’histoire ancienne, dans la quatrième travée, entre les récits des Conflits Primordiaux et les mythes des lignées hybrides. Elle longea les étagères, effleura quelques dos de cuir du bout des doigts… puis s’arrêta devant un volume un peu usé : “Les Amants de Virelune”.
Elle se pencha, vérifia que personne ne l’observait — un vieux réflexe, même ici.
Puis elle se hissa sur la pointe des pieds, tendit le bras vers la corniche du haut.
« Allez… encore un peu… »
Ses doigts frôlèrent le bois. Rien. Elle grogna à peine, silencieuse, puis sauta doucement pour agripper l’arête supérieure de l’étagère. Le geste réveilla une douleur dans son épaule — vestige d’un entraînement trop intense deux jours plus tôt — mais elle s’en moqua.
Elle réussit à faire tomber une petite boîte étroite, qu’elle réceptionna maladroitement contre sa poitrine. Elle tomba sur les fesses, dans un souffle discret… puis se redressa, les yeux brillants.
« Le voilà. »
Elle ouvrit la boîte avec une précaution presque cérémonielle. À l’intérieur, protégé dans un tissu souple, dormait le carnet.
Un petit carnet relié de cuir brun tressé, patiné sur les bords, avec un phénix gravé en relief sur la couverture. Offert par Père Elior pour ses dix ans, avec ces mots : “Un carnet, c’est une mémoire qui ne vous trahit jamais.”
Elle n’avait jamais osé y écrire. Trop précieux. Trop intime. Elle avait attendu… quoi, exactement ? Le bon moment ? La bonne question ?
Elle le tenait à deux mains, sans bouger.
Puis, lentement, elle le glissa dans sa manche, le plaquant contre son avant-bras. Il tenait juste à la bonne taille. Parfait. Comme si elle l’avait toujours porté.
Yasha se retourna, chercha un coin discret : une alcôve creusée dans le mur de pierre, derrière un rideau de lierre séché qu’on utilisait autrefois comme séparation d’étude. Elle s’y glissa. S’assit, dos contre le mur, genoux repliés.
Elle sortit le carnet.
L’ouvrit.
Et hésita.
La page était blanche. Parfaite. Immobile. Comme si elle attendait quelque chose de solennel, une vérité qu’on ne pourrait plus effacer.
Yasha resta immobile quelques secondes, le regard fixé sur la première page. Une étrange peur lui nouait la gorge. Pas la peur de l’échec. Pas même celle de se tromper. Non… la peur que tout soit vrai. Que l’encre donne corps à ce qu’elle ressentait. Que le doute prenne racine.
Puis elle inspira lentement.
Sortit de sa manche un petit crayon de charbon volé au réfectoire la veille.
Et elle écrivit.
Ligne après ligne. Sans trembler. Avec une application presque clinique.
Rêves récurrents :
— Guerre. Cendres. Cris.
— Présence constante de moi-même. Enfant dans un champ de ruines.
— Brumes noires, mais jamais sans chaleur.
Kaen – avant la rencontre réelle :
— Silhouette connue. Posture familière.
— Voix déjà entendue dans un rêve plus ancien.
— Nom prononcé dans un rêve six jours avant son arrivée.
“ → Rêve de cette nuit (détaillé) :
- Fête dans une salle de roche rouge.
- Torches, chants, chaleur.
- Tatouage de lion sur la nuque.
- Runes anciennes.
- Paroles : “Le feu est promesse.”
- Nom oublié, mais évoqué par lui.
- Il me connaît. Il m’attend.
→Hypothèses :
1. Ce ne sont pas des rêves — ce sont des fragments.
2. Soit des souvenirs d’un autre soi.
3. Soit des visions d’un futur potentiel.
4. Soit… je perds pied à force de lire ce que je ne devrais pas lire.
→À vérifier :
— Tatouage.
— Date de naissance.
— Origines (Terrakha ?).
— Langue parlée avec sa mère.
— Le surnom que personne n’ose dire.”
Elle relut chaque ligne. Plusieurs fois. Puis referma doucement le carnet, le gardant dans ses mains quelques secondes, le front posé contre la couverture.
Elle n’avait plus peur. Juste… cette envie aiguë de comprendre. Cette tension qui la faisait avancer depuis toujours.
Elle murmura, pour elle-même, comme un serment :
« S’il y a un fil entre nous, je le trouverai. Je le suivrai. Jusqu’au bout. »
Le murmure des pages tournées, le crissement lointain d’un balai, le bruissement léger de la lumière glissant sur les vitraux. Dans cette bulle suspendue du monde, Yasha était ailleurs. Penchée sur son carnet, le menton presque collé à la page, elle traçait des lignes serrées, concentrée au point d’oublier de respirer.
Un souffle brusque fendit soudain le silence, suivi d’un pas précipité. Yren surgit comme un tourbillon entre les étagères, s’écroulant presque contre la colonne de l’alcôve. Yasha sursauta violemment, refermant son carnet dans un réflexe paniqué, comme si elle venait d’y coucher un crime.
— Par Luxar, Yren ! souffla-t-elle, la main encore sur son cœur.
Il la fixa, hilare, les cheveux ébouriffés et la tunique de travers.
— T’écris un roman sur les rituels du matin ou tu fais ton testament mystique ?
Yasha se redressa, fronça les sourcils. L’embarras la fit virer au sarcasme.
— Ça s’appelle réfléchir. Tu devrais essayer un jour, entre deux catastrophes.
Il esquissa un sourire, mais ne répliqua pas. Étrangement, il ne sembla pas intéressé par son carnet cette fois-ci. Yasha, surprise, l’observa en coin : son regard était ailleurs, comme chargé d’un poids invisible.
— T’as une tête de hibou passé sous un grimoire. Qu’est-ce qu’il y a ?
Yren soupira, s’effondra plus qu’il ne s’assit à côté d’elle.
— De toute façon, j’ai pas l’énergie pour tes secrets aujourd’hui, souffla-t-il. J’ai été convoqué par les Grands Prêtres.
Elle referma son carnet d’un geste sec.
— Encore ? T’as volé une relique ou quoi ?
— Pire. Visite guidée. Pour les Imprégnés venus d’ailleurs.
Yasha haussa un sourcil, amusée.
— Tu fais le guide maintenant ?
— Oui, madame l’Érudite. Et accroche-toi : ils m’ont collé Kaen. Le prince du feu en personne.
Elle cligna des yeux. Une pause, trop longue. Puis une expression, infime, qui fendit son visage : un mélange de trouble et d’avidité.
— Il est vraiment prince ?
Yren leva les yeux au ciel.
— Mais non, les princes de l’Empire ne peuvent pas sortir de Pyronis réfléchis un peu., Il fit un geste agacé., Mais il serait de la lignée de Kaenis. Une des grandes familles fondatrices du clan impérial. Apparemment, c’est un héritier potentiel. Pas encore désigné, mais tu vois le genre.
— Ah… fit-elle, trop rapidement.
Trop naturellement.
— T’as vu son tatouage ? échappa-t-elle, avant même d’avoir réfléchi.
Yren tourna lentement la tête vers elle, un sourcil levé. L’ombre d’un doute passa dans son regard.
— Non. Et toi, t’as pas l’impression de poser des questions un peu trop ciblées ?
Yasha se racla la gorge, tenta de reprendre contenance. Elle haussa les épaules d’un air faussement détaché.
— Juste de la curiosité. C’est pas tous les jours qu’un volcan se pointe dans un temple de lumière.
Yren ne répondit pas tout de suite. Il la fixa un instant, l’expression s’étant légèrement refermée. Un éclat protecteur voilait maintenant son ton.
— Fais attention, Yash. Ce gars-là… c’est pas comme nous. Il dégage un truc… instable.
— Parfait, répondit-elle, le ton presque joyeux. Encore mieux.
Il se redressa à moitié, suspicieux.
— Attends. Tu veux sérieusement lui parler ?
— Je dis juste que si t’es trop accablé par cette mission divine, je peux te remplacer. Par pure générosité, évidemment.
Il la fixa. Longtemps.
— Par générosité, ou pour étudier le phénomène pyronien comme une relique antique ?
Elle sourit, tout en coin.
— C’est pas ma faute si certains sujets méritent plus d’attention que d’autres. Je promets de ne pas l’incendier.
— Il pourrait t’incendier, lui.
Elle haussa les épaules.
— Tant mieux. Je saurai ce qu’il cache.
Yren serra les mâchoires, l’expression durcie. Puis il soupira, comme vaincu.
— Très bien. Mais si tu reviens avec les cheveux cramés ou le cœur trop allumé, tu récupères mon job avec les enfants du vent.
Elle était déjà debout.
— Trop tard, c’est un pacte scellé. Bonne chance avec les petits aériens.
Il la regarda s’éloigner, bras croisés, l’air plus inquiet qu’il ne voulait l’admettre.
— Et moi qui pensais avoir un jour de repos…
La lumière dorée filtrait à travers les vitraux étroits de l’antichambre, caressant les dalles de pierre d’un éclat tamisé. L’encens brûlait encore dans un coin, formant de lentes volutes argentées. Tout, dans cette pièce, appelait au silence : les rideaux épais, les fresques effacées par le temps, la lenteur du vent qui glissait sous la porte close.
Yasha se tenait droite. Trop droite. Ses mains, croisées dans le dos, trahissaient une tension qu’elle tentait de dissimuler. Elle fixait le sol, ses yeux suivant machinalement les veines irrégulières du marbre.
Père Elior entra sans bruit, comme toujours. Sa robe blanche bordée d’or effleura à peine le sol. Il ne parla pas tout de suite. Il s’arrêta devant elle, la toisa longuement, et un sourire discret naquit dans le coin de ses lèvres.
— Tu es toujours la première quand il s’agit de répondre à une convocation, murmura-t-il, presque amusé. Même quand elle est floue.
Yasha ne répondit pas. Elle se contenta d’un hochement de tête, mesuré. Le silence retomba.
Père Elior croisa les mains dans ses manches. Ses yeux, d’un gris pâle, semblaient sonder quelque chose en elle. Une part cachée, incertaine.
— Les Grands Prêtres ont rendu leur décision, déclara-t-il enfin. La tâche est à la fois simple… et délicate.
Yasha releva légèrement le menton, les épaules toujours tendues.
— Je suis prête, Père.
Il haussa un sourcil, puis s’approcha lentement d’elle. La lumière des vitraux glissa sur son visage, révélant les rides fines au coin de ses yeux, la fatigue ancienne gravée dans ses traits.
— Par la suite d’un désistement, c’est toi qui accompagneras le jeune Kaen de Pyronis durant les visites de demain.
Un battement. Court. Intérieur. Invisible.
Yasha ne broncha pas. Pas vraiment. Mais quelque chose dans son regard vacilla. Une seconde à peine. Assez pour qu’Elior le voie.
— Tu connais la valeur de cette délégation, poursuivit-il. Et la charge de représenter Luxenor.
Elle hocha lentement la tête. Elle voulait répondre quelque chose de neutre, de posé, pour essayer de feindre la surprise. Mais les mots tardèrent à venir.
Elior remarqua son silence inhabituel, il s’autorisa un sourire plus franc cette fois. Non pas moqueur, mais presque… complice.
— J’imagine ta surprise de cette décision tu dois surement te demander pourquoi, ajouta t’il d’un ton sarcastique.
Yasha baissa les yeux, un instant. Elle savait que son trouble était visible maintenant. L’image du rêve de la veille remontait en elle — le feu, les chants, Kaen et son tatouage. Et cette phrase, lancée comme une clef : « Il est en toi. »
Père Elior, sans se départir de sa douceur, posa une main sur son épaule.
— Ce garçon… n’est pas un simple invité. Il incarne un déséquilibre possible. Garde ton esprit clair. Ta parole sobre. Et ton cœur… en veille.
Elle inspira profondément. La chaleur de cette main, le poids de cette mission, tout lui semblait à la fois trop grand et parfaitement ajusté. Comme si quelque chose d’invisible avait guidé cette décision avant même qu’elle ne soit prise.
— Tu partiras à la sixième cloche. Il ne le sait pas encore. Profite du banquet de ce soir pour le lui annoncer.
Il se détourna lentement, rejoignant l’ombre paisible des colonnes.
La porte s’entrouvrit sur un silence plus grand encore que celui de la pièce. Le bruit lointain des pas d’acolytes résonnait comme une mer tranquille.
— Merci, Père, souffla-t-elle.
Il s’arrêta sur le seuil, de dos, et ajouta d’une voix presque imperceptible :
— Ce que tu portes… dépasse sans doute ce que tu crois être. Ne refuse pas l’épreuve, même si elle a la forme d’un garçon né dans les flammes.
Puis il disparut.
Yasha resta seule un moment. Son regard glissa sur les flammes mourantes de l’encensoir, puis sur le ciel doré entre les vitraux. Son cœur battait plus fort qu’elle ne l’aurait voulu.
Elle ne savait pas si elle était prête. Mais le choix n’existait plus.
Elle devait le voir, pour comprendre, pour affronter ce fil invisible qui les liait déjà.
PARTIE 3 : Le banquet des six nations
Le Temple vibrait sous l’effervescence de la préparation du Grand banquet. Yasha traversait la galerie centrale, la silhouette fluide sous sa tunique claire. Derrière elle, l’antichambre s’était refermée, emportant les mots du Père Elior comme des braises dans un encensoir. Son cœur battait encore au rythme du nom qu’il avait prononcé. Kaen.
Elle ne savait pas pourquoi ses pas accéléraient d’eux-mêmes. Ni pourquoi ses pensées s’agitaient comme un banc de lucioles à la tombée du jour.
Des rais de lumière coupaient la galerie par bandes obliques, projetant sur le sol les motifs sacrés gravés aux vitraux. Les dalles tièdes résonnaient sous les pas. Une odeur de cire, de pain tiède et de feuilles fraîches flottait dans l’air.
Yasha déboucha au croisement des arches, encore portée par le silence intérieur laissé par Elior. Son regard s’attarda un instant sur les mosaïques du plafond, puis glissa vers la fontaine centrale.
— Enfin ! s’exclama une voix connue.
Seyl accourait, ses sandales mal attachées, les bras levés comme un héros revenant d’une guerre imaginaire.
— On t’a cherchée partout, Yash. T’étais où ? En méditation dans les archives secrètes ? Ou dans un de ces recoins bizarres où tu parles aux murs ?
— J’étais avec Elior, répondit-elle calmement, un pli presque malicieux au coin de la bouche.
— Oh. Rien que ça, souffla Nimra, qui s’adossait déjà à une colonne, ses longs cheveux noués en deux tresses complexes, parées de perles pâles.
Yren arriva en dernier, l’air aussi blasé que toujours, un morceau de datte à la main.
— Ne me dis pas que t’as été choisie pour faire une offrande ou un discours.
Yasha cligna des yeux, haussa légèrement les épaules.
— Tu me dois une fière chandelle toi !
Ils se figèrent tous les trois, comme synchronisés.
— Non… pas… la visite guidée ? dit Seyl avec une horreur feinte.
Elle acquiesça.
— Et… Kaen ? demanda Nimra en coin, les bras croisés.
— Oui, confirma Yasha.
Un silence. Puis un rire étranglé de Yren.
— Eh bah. Condamnée pour bonne conduite. Bravo.
Seyl plaqua une main sur sa poitrine, dramatique.
— Tu vas devoir passer toute une journée cette boule de feu. Seule. Sans protection. Tu veux qu’on t’écrive un testament ?
— Je veux juste une robe propre et qu’on me fiche la paix, répondit Yasha en avançant. Et vous feriez bien d’en faire autant. Le banquet ne va pas tarder à commencer !
Nimra la suivit en soupirant, en lissant sa tunique bleu nuit.
— Tu ne comptes pas lui parler de ton rêve, hein ?
— De quel rêve ? fit Seyl, curieux.
Yren la devança.
— Rien. Une vision symbolique, je suppose. Des torches qui parlent et des lions qui se tatouent tous seuls.
Yasha ne releva pas. Elle avait déjà appris à garder certaines choses pour elle. Surtout celles qui brûlent.
Ils poursuivirent leur chemin vers les quartiers communs. Dans les couloirs, des novices passaient avec des plateaux de fruits, des coffres de soieries, des jarres remplies d’eau parfumée. Tout autour d’eux, le Temple se préparait. Les parfums se mêlaient à la musique discrète des clochettes d’encens. Chaque pas les rapprochait du soir.
De la grande salle.
Et de ce qui attendait Yasha de l’autre côté des chandelles.
Les portes s’ouvrirent dans un soupir d’encens et de vent tiède.
Yasha franchit le seuil aux côtés de Nimra, Seyl et Yren. Et, aussitôt, le monde sembla s’élargir.
La Salle des Brumes Dorées portait bien son nom : une fine vapeur dorée ondoyait autour d’une vasque centrale, suspendue comme un rêve au-dessus du sol poli. Des spirales de lumière dansaient sur les murs, effleurant les colonnes, les visages, les verres.
Elle suivit Yren du regard, mais son esprit papillonnait déjà ailleurs.
Six tables en étoile. Six royaumes. Six visions du monde — rassemblées pour un seul banquet.
À sa droite, Terrakha. Des pierres moussantes, vivantes, bruissaient doucement au centre des plats. Une odeur de terre humide et d’épices anciennes montait en volutes, entremêlée aux éclats de rire d’un marchand trop bien habillé.
À sa gauche, Aerem. Des chandelles flottaient dans l’air, sans support visible, et leurs flammes semblaient réagir aux voix, vibrant avec les rires, frémissant aux silences. Un poème flottait dans l’air, gravé à la verticale sur les bougies.
Derrière elle, Hydrelia. Vin clair aux reflets bleus, coupes glissant sur un bassin central comme des feuilles portées par l’eau. Une femme en robe nacrée chuchotait à un conseiller, un sourire figé dans la brume.
Noxum, plus loin, était presque invisible. Des encens noirs formaient dans l’air des motifs qui se dissipent dès qu’on tentait de les lire. Des silhouettes masquées mangeaient lentement, sans un mot.
La table de Luxenor, enfin, brillait d’un or pâle. Les coupes y étaient de cristal, les assiettes immaculées. Tout semblait trop pur, trop parfait — un miroir poli du dogme.
Et en face… Pyronis.
Yasha sentit ses muscles se tendre.
La table de Pyronis flamboyait. Littéralement. Des torches fines encadraient les plats, des viandes rôties encore fumantes passaient de main en main, et le vin rouge s’écoulait comme du sang vif. Des rires puissants fendaient l’espace, rythmés par des coups sur la table.
Au centre, Kaen.
Il ne riait pas. Pas comme les autres. Il souriait, parfois, d’un air vague, distrait, comme s’il entendait une musique que les autres ignoraient. Et lorsqu’il tourna la tête… son regard s’arrêta sur elle.
Une fois.
Puis une autre. Toujours brièvement. Toujours en silence.
Mais Yasha sentit le feu, celui du lien. Ce quelque chose d’invisible qui pulsait sous la peau.
— Tu comptes t’asseoir ou tu veux fondre sur place ? murmura Nimra à son oreille.
Yasha s’assit. Sans répondre. Son regard restait sur la table de Pyronis. Quelque chose grondait. Comme un battement d’avant l’orage.
Un claquement de verre.
Une voix jeune, rauque. Trop forte.
— T’as jamais vu une vraie flamme, l’enfant-du-vent ? Tu t’envolerais avant même de sentir la chaleur.
Le choc fut immédiat.
Un garçon d’Aerem, tunique turquoise, s’était levé, la mâchoire contractée. Face à lui, un adolescent pyronien — plus large — ricanait, les bras croisés.
— Et toi, t’as déjà touché le ciel sans tomber ? répliqua le garçon d’Aerem, la voix tremblante mais claire.
L’air frémit. L’un souffla, l’autre s’embrasa. Des filaments de vent s’enroulèrent autour d’un chandelier. Une goutte de feu crépita sur une nappe.
Yasha se redressa à demi.
Mais avant que le conflit ne s’embrase :
— Assez.
Aurelion, le Gardien de la Parole, s’était levé.
Sa voix, nue, sans artifice, avait claqué comme un coup de tonnerre voilé. Les enfants se figèrent. Même les flammes semblèrent rétrécir un instant.
— Ceux qui ne peuvent supporter une parole n’ont pas encore mérité le poids du Pacte.
Il s’approcha à pas lents.
— Le monde est entre vos mains. Si vous le déchirez pour une provocation… il ne vous appartiendra jamais.
Un silence lourd. Dense. Puis un murmure d’assentiment, de honte, de peur. Le Gardien se rassit.
Yasha profita de ce tumulte pour se lever, d’un pas vif et traversa la salle, pour arriver à la table de Pyronis. Kaen la vit. Il s’était redressé, comme s’il l’attendait. Les gardes à ses côtés se turent, un peu surpris de la voir là, si droite, si calme.
Yasha sourit. L’air faussement léger.
— Devine qui va te faire visiter chaque recoin du Temple demain matin ?
Kaen haussa un sourcil. Lentement, un sourire fin se dessina au coin de ses lèvres.
— Luxenor me fait donc escorte ? Il faudra que je fasse attention à ne pas profaner un rayon de lumière.
Yasha inclina la tête.
— Tant que tu n’embrases pas les tapis sacrés, tout ira bien.
Ils restèrent ainsi. Un instant. Immobiles. Deux pôles opposés. Deux présages en marche.
Yasha allait tourner les talons — mission accomplie, sourire lancé, réplique bien placée — quand sa main frôla une coupe mal posée. Le verre vacilla. Un instant suspendu. Elle tenta de le rattraper maladroitement, mais n’en saisit que le pied. Trop tard : le liquide rouge se renversa en cascade sur le bord de la table, éclaboussant la nappe carmin.
Un silence. Puis :
— Par les cendres... t’es aussi adroite qu’elle.
Kaen éclata de rire.
Un vrai rire, brut, éclatant, chaud. Rien à voir avec les ricanements contrôlés d’un héritier ou les salves protocolaires des convives. C’était un rire désarmant, presque trop vivant pour cet endroit.
Yasha, rougissante, secoua la main au-dessus de la nappe, déjà armée d’un mouchoir sec tendu par un garde silencieux. Mais elle leva les yeux, intriguée.
— Elle ?
Kaen se frotta la tempe, encore hilare, ses yeux plissés par l’élan.
— Ma petite sœur. Elle faisait toujours ça. Renverser le vin, trébucher dans les couloirs, cogner dans les torches sans les voir…
Il se tut un instant. Son sourire retomba. Lentement. Comme étouffé par quelque chose qu’on ne voyait pas.
Yasha pencha la tête, douce mais directe.
— Elle est ici ? Dans la délégation de Pyronis ?
Lumineuse une seconde plus tôt, son expression se figea.
— Non. Elle n’est pas de là-bas.
Sa voix avait changé. Plus grave. Comme s’il s’était éloigné, d’un coup, même en restant là.
Un battement.Yasha sentit une tension, là, juste sous son sternum. Une pression sourde, instinctive. Quelque chose qu’elle n’aurait pas dû toucher, son rêve revenant malgrès elle.
Mais Kaen ne lui laissa pas le temps d’insister. Il se redressa légèrement, le regard tourné vers la vasque centrale où la brume commençait à tournoyer plus vite, comme secouée par un vent venu d’ailleurs.
— Tu ferais mieux de retourner à ta place, dit-il d’un ton léger, mais tranchant. L’oracle ne tarde jamais deux fois.
Yasha, surprise, ne répondit pas tout de suite. Mais Kaen se pencha un peu vers elle, baissant la voix, presque complice :
— Devant le second dortoir. À l’aube. Pas un mot à ton mentor aux sourcils froncés.
Un battement de paupières. Elle le fixa, tentant de déchiffrer le mélange étrange de distance et de proximité dans sa voix.
— D’accord, murmura-t-elle simplement.
Il lui adressa un dernier sourire, mais sans chaleur cette fois.
— Et tâche de ne rien casser sur ton retour !
Elle s’éloigna, ses pas redevenus souples, mais son cœur, lui, battait un peu plus vite.
Derrière elle, la vasque dorée vibrait. Une silhouette masquée se tenait déjà à son bord, drapée dans un manteau d’étoffe grise, les bras tendus vers la brume.
L’oracle allait parler.
Les brumes s’écartèrent lentement, révélant une silhouette au centre du cercle de pierre.
Lucélya Clarionis. L’héritière de la Maison de la Lumière Intérieure.
Un frémissement courut parmi les convives. Quelques têtes se tournèrent vers la vasque centrale.
— C’est elle ?… murmura un conseiller de Terrakha, la voix étranglée.
Ses cheveux dorés, détachés, ondoyaient et son front était ceint d’une couronne d’herbes tressée de rameaux. Ses yeux clos, voilés par un bandeau de lin sacré, portaient encore les glyphes solaires — calligraphiés à l’encre de lumière. Sa voix s’éleva.
Douce. Étrangement neutre. Mais chaque mot résonna comme un écho ancien, arraché à la mémoire du monde.
« L’enfant aux deux souffles
Marchera hors du cercle.
Il portera l’ombre et l’éclat,
Et nul ne pourra le nommer.
S’il avance, les masques tomberont.
S’il fléchit, les flammes l’engloutiront.
Mais s’il se tient droit,
Entre la nuit et la terre,
Alors, viendra l’aube. »
Elle baissa lentement la tête.
Un souffle parcourut la salle.
Yasha sentit sa gorge se serrer.
Elle n’osait bouger.
Derrière elle, Kaen avait détourné le regard — mais ses poings étaient fermés. Fort.
Et dans le silence revenu, un murmure traversa les délégations :
L’enfant aux deux souffles.
Le repas repris alors, le feu dansait encore autour de la vasque centrale, mais plus lentement, comme s’il s’essoufflait. Les plats étaient à moitié vides, les rires rares désormais. La salle semblait attendre quelque chose. Quelqu’un.
Le Gardien de la Parole s’avança sans un mot.
Sa silhouette haute et fine fendit l’assemblée avec une lenteur tranquille.
Pas de solennité excessive. Juste une présence. Une évidence.
Il leva légèrement la main.
Le silence tomba, doux comme une couverture.
— Il reste une journée de visite, dit-il simplement.
Yasha cligna des yeux. À côté d’elle, Nimra redressa le menton.
— Ensuite, poursuivit le Prêtre, viendront les Épreuves d’Affinité.
Un jour pour chaque Orbe. Une immersion, une rencontre.
Un test, chaque soir. Rien d’éliminatoire… mais rien d’anodin non plus.
— C’est là que tout se joue, murmura Nimra à mi-voix. J’ai entendu dire qu’à Aerem, ils font réciter un poème en équilibre sur un fil de vent.
Seyl pouffa, plus discret que d’habitude.
— Et à Hydrelia, on te fait résoudre une énigme en regardant couler de l’eau dans un bol creux pendant trois heures.
— C’est un test de patience, Seyl, puis tu veux vraiment intégrer Hydrelia après l’Imprégnation ? Toi dans la nation du savoir et de la mémoire ?
— Non, c’est de la torture élégante, et pourquoi pas ?
Le Gardien continuait, imperturbable.
— Puis viendra l’Imprégnation. Ce passage. Ce souffle. Ce feu ou cette brume, cette lumière ou cette nuit… ce que vous portez déjà, sans le savoir.
Un silence.
Yasha sentit sa gorge se serrer.
Kaen, de là où il était, avait baissé les yeux.
— Après cela, dit encore le Prêtre, vous serez orientés. Non plus enfants, mais liés.
Chaque Imprégné choisira son chemin — ou sera choisi.
Il laissa sa main flotter dans l’air, paume ouverte.
— Les érudits marcheront vers Hydrelia.
Les artistes et orateurs rejoindront Aerem.
Les bâtisseurs et marchands seront attendus à Terrakha.
Les gardiens de l’ombre iront à Noxum.
Les croyants, les dévoués, vers Luxenor.
Et les guerriers… les plus ardents… à Pyronis.
— Moi je veux aller à Aerem, souffla Nimra, les yeux brillants. Ils disent qu’on apprend à danser avec le vent. Et qu’on peut peindre des constellations entières à mains nues.
— Érudition pour moi, fit Seyl. Avec une plume et un bon fauteuil.
— Et toi, Yren ? demanda-t-il soudain, l’œil pétillant. Toi, je te verrais bien chez les marchands de Terrakha. Tu négocies même les morceaux de pain au réfectoire.
— Je négocie ta part surtout, marmonna Yren sans sourire.
— Yasha ? fit Nimra, en se tournant vers elle.
Mais Yasha ne répondit pas.
Elle regardait les flammes tourner.
Des cercles parfaits. Toujours en mouvement.
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