Chapitre 0 - Le rêve et la cendre
Depuis son arrivée au temple, Yasha faisait toujours le même rêve.
Une grande plaine rouge, comme recouverte de sang séché. Des drapeaux déchirés flottaient dans un ciel sans lumière. Le vent transportait des cris lointains, des voix qui semblaient venir d’un autre temps. Partout, des statues brisées : des rois oubliés, des dieux tombés, des idées mortes.
Au centre, un trône en or noir trônait seul sur une colline brûlée. Personne n’y était assis, mais tout le monde le voulait. Autour, deux armées se battaient sans fin. Leurs visages étaient flous, comme effacés par la guerre elle-même.
Yasha avait l’impression de se battre contre une hydre : les corps tombaient sans cesse, mais d’autres les remplaçaient.
Et toujours, douze formes apparaissaient. Hautes, mystérieuses, se battant à ses côtés ou l’observant. Certaines brillaient, d’autres semblaient faites d’ombre, d’eau, de feu, de vent ou de pierre. Yasha sentait qu’elles étaient là pour elle. Et que leur heure viendrait.
Mais cette nuit-là, quelque chose changea.
Le rêve, d’ordinaire figé dans sa boucle éternelle, se brisa.
Au loin, une lumière nouvelle surgit dans la brume rouge. Des cris plus proches, plus sauvages. Et, dans le fracas du métal, une silhouette inconnue. Un jeune homme, le torse couvert de cicatrices, se battait avec la rage du feu et la force de la terre. Son katana traçait des arcs de lumière dans l’air noir. À ses côtés, un immense lion à la crinière flamboyante bondissait, crocs dégainés, griffes tranchantes.
Ils étaient deux contre une horde. Et pourtant, ils tenaient.
Kaen.
Elle ne connaissait pas encore son nom. Mais elle le ressentit au plus profond d’elle. Il n’était pas comme les autres figures du rêve. Il n’observait pas. Il agissait. Il se battait pour survivre. Pour protéger. Pour quelque chose de plus grand qu’un trône vide.
Son poing frappait avec une force animale, son katana fendait l’air dans des gestes précis. Le lion rugissait, ses yeux brillants d’intelligence. Ensemble, ils formaient un duo parfait, une tempête en marche.
Yasha voulut courir vers lui.
Elle ne savait pas pourquoi, mais elle devait le rejoindre. Chaque fibre de son être le lui hurlait. Ses jambes se mirent en mouvement, mais le sol semblait se dérober sous elle. Ses pas étaient lourds, comme tirés en arrière par des chaînes invisibles.
Le champ de bataille s’étirait comme un cauchemar vivant. Plus elle avançait, plus la brume devenait dense, plus les cris se mêlaient. Kaen se battait toujours, mais il reculait, encerclé. Son lion saignait. Le feu dans ses yeux vacillait.
— Attends ! cria Yasha. Attends-moi !
Sa voix ne portait pas. Le rêve ne l’entendait pas.
Et pour la première fois, elle sentit… la peur. Pas celle du cauchemar, non. Une peur réelle. Celle de perdre quelque chose qu’elle n’avait pas encore trouvé.
Le sol la repoussait, mais quelque chose en elle appelait plus fort que la peur. Encore et encore. Les hurlements se rapprochaient. Le sol tremblait. Et dans un éclair, elle perça enfin le voile de brume.
Elle le vit.
Kaen luttait comme un démon blessé. Le feu dans ses yeux avait viré à l’orange incandescent. Il tranchait, esquivait, et frappait encore. Son katana ne quittait plus sa main, même quand le sang coulait le long de son bras. À ses côtés, le lion rugissait, la gueule écumante, bondissant sur l’un, lacérant l’autre.
Mais quelque chose n’allait pas.
Une flèche s’était logée profondément dans le flanc gauche de Kaen. Pas une flèche ordinaire : noire, aux plumes sombres, vibrante d’une énergie malsaine. Elle pulsait, comme si elle respirait dans sa chair. Le sang coulait en flot continu, imbibant ses vêtements, ruisselant le long de son torse.
Et malgré cela, il continuait à se battre.
Un coup mal paré le projeta au sol. Le lion hurla, se dressa sur ses pattes arrière et écrasa l’assaillant d’un coup de patte si violent que son corps s’éparpilla dans la poussière rouge. D’autres ennemis arrivèrent, mais la bête, désormais déchaînée, se jeta sur eux, ses griffes fendillant même l’acier. Chaque morsure était un cri de rage. Chaque bond, un acte de loyauté désespéré.
Yasha hurla ce nom qu’elle ne connaissait pourtant pas : — Kaen !
Le jeune guerrier tourna faiblement la tête vers elle. Son regard croisa le sien. Un instant suspendu dans le tumulte.
Il sourit.
Un sourire étrange, à la fois triste et rassurant. Comme s’il l’attendait depuis toujours.
Elle se jeta à genoux à ses côtés, les mains tremblantes, incapable de détacher ses yeux de la blessure.
— Tu es venue… murmura-t-il, sa voix râpeuse. Je savais que tu viendrais.
Il toussa. Un filet de sang glissa entre ses lèvres.
Ses yeux, pourtant brûlants un instant plus tôt, semblaient maintenant s’éteindre doucement. Mais dans cette dernière clarté, il parla. Sa voix était rauque, étranglée, comme un murmure tiré des entrailles.
— Tu vois… si on n’avait pas levé l’épée… si on avait fermé les yeux… On serait peut-être encore debout. Mais… pour qui ? Pour quoi ?” – Haletant
Ses doigts tremblaient. Il agrippa faiblement le bras de Yasha, comme pour l’ancrer à lui.
— Parfois, je me demande… si tout ça… c’est pas juste une grande illusion. Deux camps. Même haine. Même soif de pouvoir. Et nous… au milieu.
Il ferma les yeux un instant, puis les rouvrit, plus douloureux encore.
— On nous a dit qu’on se battait pour la paix. Mais j’ai jamais vu la paix dans les yeux de ceux qu’on tue. Juste la peur… ou la rage.
Il serra les dents. Une larme roula sur sa joue.
— Toi… toi t’as encore le choix.
— Non, tais-toi ! Tiens bon, Kaen ! Tu vas t’en sortir… Eirian va venir. Elle va te soigner, je le sais…
Elle s’arrêta, troublée. Ce nom… Eirian. Elle ne savait pas d’où il venait. Il était sorti tout seul, comme un souffle ancien qu’elle n’avait jamais prononcé. Kaen la regarda avec étonnement, un sourire faible au coin des lèvres.
— Eirian… hein ? Tu commences à parler comme si t’avais connu mille vies et qu’elle en faisait encore partie.
Il toussa à nouveau, le sang noircissant le coin de sa bouche. Puis son regard, un instant plus clair, s’éclaira d’un éclat malicieux.
— Tu te souviens… de notre première rencontre ?
Un rire fendit la douleur, aussi irréel qu’un souvenir dans l’oubli
— T’es arrivée en courant, comme une flèche, et t’as trébuché juste devant moi. Tu te rappelles ? Tous les objets du rituel ont volé dans les airs… les fleurs, les pierres, même la cendre sacrée. C’était un carnage. On aurait dit une tempête en robe de lin.
Il ferma les yeux une seconde, comme pour revoir la scène.
— Et moi, l’imbécile… je t’ai insultée.
Il rouvrit les yeux. Ils brillaient, humides, mais clairs.
— Pardon… pour ça. Pour la première fois. T’aurais mérité qu’on t’aide à te relever. Pas qu’on te piétine.
Il serra sa main avec ce qu’il lui restait de force.
— Yasha… quand le monde tremble, ne sois pas la pierre. Sois l’étreinte. Sois celle qu’on suit, pas parce qu’on y est forcé… mais parce qu’on y croit.
Un dernier souffle.
Un dernier regard.
Il serra sa main, les yeux mi-clos, déjà loin.
— Et si, dans une autre vie, nos chemins se croisent de nouveau… promets-moi qu’on vivra pour nous. Pas pour leurs guerres, pas pour leurs trônes.
Son souffle devint plus faible, s’effilant dans l’air.
— Yasha… mieux vaut tomber debout pour les nôtres… que vivre à genoux pour un empire qu’on méprise.
Ses doigts se relâchèrent.
Ses tatouages gravés sur son dos, symboles du lion de feu et de terre, se mirent à briller une dernière fois avant de pâlir. Lentement, la lumière s’en détacha, comme des cendres s’échappant d’un feu mourant. Le symbole s’effaça, trait par trait, jusqu’à disparaître entièrement de sa peau.
Et alors, Kaen s’illumina doucement. Son corps, vidé de douleur, sembla s’alléger. Son lion leva la tête vers le ciel. Dans un dernier rugissement grave et long, il accompagna son maître, tandis que la silhouette de Kaen se dissolvait dans une poussière de charbon, emportée par le vent.
Une étoile brilla.
Brusque, vive, puis calme — et se figea dans le ciel rouge.
Yasha resta figée. Ses mains serrées sur le vide. Le cœur battant à en rompre ses côtes.
Le lion se coucha près d’elle. Son souffle était rauque, ses flancs marqués de sang, mais il ne pleurait pas. Il veillait.
Alors, la brume revint. Lourde, froide, comme un rideau tombant sur la scène. Les couleurs du rêve se fanèrent. La plaine s’éloigna. Les cris, les armes, les cendres… tout se dissout.
Yasha ouvrit brusquement les yeux.
Elle était allongée, en sueur, dans sa couche de paille, les draps collés à sa peau. Le silence du Temple de Luxen l’enveloppait, pesant. Mais son cœur… son cœur portait encore la guerre. Elle porta la main à sa poitrine comme si quelque chose en elle venait de changer.
Et dans le ciel de l’aube, par la lucarne du dortoir, une étoile filante fendit la nuit, solitaire.
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