Chapitre 4 : Avant que le feu ne parle
Partie 1 : Spirale du dragon endormi
Le matin n'avait pas encore chassé la brume.
Devant le Second Dortoir, là où logeaient les enfants venus de Pyronis et d'Hydrelia, le silence était encore dense, percé seulement par le craquement discret du givre sous les pas. L'air piquait les joues, les premières lueurs diffusaient à peine derrière les murs de pierre. Une lueur pâle flottait entre les colonnes, accrochée aux toits et aux marches comme une mémoire ancienne.
Kaen était déjà là.
Adossé à la rambarde de pierre, les bras croisés et le regard vif, il oscillait entre l'impatience et la satisfaction d'avoir été le premier levé. Le souffle visible, il tambourinait du pied contre le bois, comme s'il retenait une envie de bondir.
Quand Yasha franchit le seuil de la salle commune, emmitouflée dans une étoffe claire, ses cheveux encore humides de sommeil, elle marqua un temps d'arrêt. Ses yeux croisèrent ceux de Kaen, et un froncement de sourcil léger accompagna sa surprise.
— T'as bien dormi, l'artiste ? lança Kaen, un sourire en coin. J'ai une idée pour se réveiller...
Elle plissa les paupières, déjà lasse.
— Un duel ? soupira-t-elle, mi-exaspérée, mi-amusée. T'es sérieux ?
Il haussa les épaules avec nonchalance, mais son regard brillait.
— Depuis ton lancer... fit-il, en s'approchant d'un pas. J'ai plus de doute. Faut que je teste tes capacités de près.
Yasha soupira à nouveau. Une respiration longue, mêlée d'un frisson.
Sans un mot de plus, elle lui fit signe de la suivre, le pas léger. Kaen emboîta le sien avec entrain, le voile se refermant derrière eux comme un rideau.
Ils longèrent les galeries encore endormies, où les tentures du Temple battaient doucement sous la brise. Leurs pas, feutrés par le givre, résonnaient à peine contre les dalles blanches. À cette heure, même les Précepteur ne murmuraient pas. Seul le bruit du vent, glissant entre les colonnes, tenait compagnie aux statues figées des anciens Maîtres.
Kaen ne parlait pas. Il avançait avec l'excitation contenue de ceux qui savent que le jeu à venir comptera, même s'il se déguise en entraînement. De temps à autre, il jetait un regard furtif vers Yasha. Elle, silencieuse, observait l'éveil du temple — les flaques de brumer qui frôlaient le sol, les torches encore fumantes, les traces laissées par les entraînements passés.
Ils franchirent un petit portique de bois sculpté, où étaient suspendus des rubans de prière fatigués par le temps. L'air se fit plus vif. Devant eux s'ouvrait l'arrière-cour, vaste clairière de pierre où les jeunes initiés s'exerçaient lorsque le soleil était encore bas. Le sol, un mélange de sable fin et de plaques anciennes, gardait en mémoire les pas de centaines de combats.
Yasha s'arrêta à la lisière. Son regard glissa sur les symboles élémentaires gravés au sol : des cercles imbriqués, des lignes de convergence, des marques laissées par les douzes écoles de la voie du Do de Luxenor. Elle inspira profondément. Ce lieu sentait le calme, la sueur et la respiration retenue.
Kaen se plaça déjà au centre, jetant son manteau sur un banc de pierre. Il fit craquer ses épaules, roula ses poignets, puis prit position. Son style pyronien, brut et ancré, se lisait dans sa posture : jambes écartées, bras bas, poings fermés. Un félin qui avait appris à frapper comme un séisme.
— Pas de règle ? demanda-t-il avec un sourire carnassier.
Yasha haussa les sourcils, délaça sa cape et la plia sur un rocher. Elle entra dans le cercle sans mot, comme portée par une bourrasque.
Elle se contenta de souffler :
— Pas de blessure, pas de tricherie. Et pas de plainte si tu tombes le premier.
Kaen éclata de rire. Le duel était lancé.
Ils tournèrent d'abord,, dessinant un arc de cercle parfait autour de l'autre. Le vent, complice, soulevait par instants les mèches folles de Yasha, et effleurait les bras nus de Kaen.
Le premier échange fut rapide. Kaen s'élança, un pas glissé, poing direct. Yasha se pencha juste assez pour éviter l'impact, tournoya, et se retrouva dans son dos. Il se retourna à temps, surpris mais souriant.
— Pas mal...
Il enchaîna. Ses coups étaient courts, puissants, précis. Des frappes qui ne cherchaient pas la beauté, mais le déséquilibre. Yasha les esquiva, pas après pas, comme danseuse portée par un vent invisible. Chaque recul était une arabesque, chaque riposte un frisson.
À un moment, elle sauta, pivota, et fit glisser son pied contre le bras tendu de Kaen. Puis elle s'élança de nouveau tourna sur elle-même, et voulut viser la nuque — un mouvement d'instinct, presque trop fluide.
Mais à cet instant, une sensation étrange lui traversa la poitrine.
Une chaleur, brève et familière. Comme un écho.
Sa respiration se suspendit.
Sa jambe hésita — un infime battement — et elle manqua sa cible.
Son pied glissa sur le sol humide, son centre de gravité vacilla.
Elle trébucha.
Kaen en profita pour bloquer, sans frapper.
Elle se redressa, le souffle court, la surprise encore ancrée dans son ventre.
Il ne dit rien. Il avait vu.
Mais il choisit de changer de sujet.
— Tu bouges... comme une brise vive.
Elle ne répondit pas. Elle se contenta de se remettre en position, les sourcils froncés, chassant d'un revers de pensée ce qui venait de la troubler. Plus de réflexion, plus de flottement.
Elle attaqua.
Rapide, sèche, précise.
Elle ne lui laissa pas le temps de respirer, enchaînant une série de feintes et de frappes courtes, comme si le seul moyen de se reprendre, c'était d'écraser le doute sous l'acharnement.
Mauvaise joueuse ? Sûrement.
— Wow, wow, oh !
Kaen reculait, bras levés, parades rapides, le rythme saccadé.
Il esquiva de justesse un coup bas, fit un pas de côté, pivota pour éviter une feinte trop proche.
— Calme-toi, petite brise ! lança-t-il, entre deux esquives.
Tu peux bien te transformer en tempête, le vent peut hurler tout ce qu'il veut...
... il ne brisera jamais le roseau.
Un sourire fendit son visage, à moitié moqueur, à moitié admiratif.
— Et là, j'vois qu'il est bien décidé à souffler fort, ce matin.
Il y eut encore quelques passes. Des fentes, des blocages, des esquives. Puis, dans une dernière ruée, Kaen fonça. Yasha attendit, planta ses pieds, et au tout dernier moment, pivotant sur son talon, elle se pencha en arrière, le laissant passer comme une bourrasque vide.
Il trébucha, freina à temps, puis se retourna, riant, les mains sur les genoux.
— Toi un roseau? Plutôt un gros chêne lourd non? Lui lance Yasha.
— Ok. T'as gagné le droit de m'étonner encore... Mais laisse moi d'abord reprendre ma respiration.
Un instant, aucun des deux ne bougea.
Le vent s'était levé, plus net, comme s'il sifflait entre les pierres pour faire taire les rires.
Le regard de Kaen changea. Moins flamboyant. Plus intérieur.
Il s'assit lentement sur les marches, le dos légèrement voûté, les mains suspendues au-dessus de ses genoux.
Yasha, attentive, senti ce glissement d'énergie — imperceptible, mais réel.
Ce n'était plus un jeu.
Essoufflée, elle se laissa tomber à son tour sur les marches de pierre, l'un à côté de l'autre, haletants. Un calme doux s'était posé entre eux. Le genre de silence qui n'exigeait rien, sinon d'être partagé.
Kaen lança un caillou au loin, qui ricocha contre une dalle fendue. Puis il murmura, sans la regarder :
— Tu bouges différemment ... C'est pas juste l'agilité. C'est autre chose. Luxenor vous a appris à suivre un rythme que personne d'autre n'entend?
Yasha tourna lentement les yeux vers lui, intriguée.
— Je sais pas. J'ai jamais appris à me battre comme vous. Je me déplace comme je peux. Comme je sens.
— Justement. Il tapota ses genoux, comme pour réveiller une pensée endormie. Je pense que c'est comme ça qu'on commence à approcher la Technique Suprême.
Elle plissa les yeux.
— La quoi ?
Il sourit, presque gêné de sa propre emphase.
— Un vieux mythe de chez nous. Un style ancestral, on dit que ceux qui arrivent à l'atteindre peuvent faire danser leur feu comme un souffle vivant. Combattre avec l'âme, pas avec la force, ça s'appelle le Zar-kaen Theryon?
Yasha resta un moment silencieuse. Puis, intriguée elle demanda doucement :
— Le cercle brûlé du dernier tranchant... Quelqu'un l'a déjà atteinte ?
Kaen hésita. Son regard se perdit vers les hauteurs du temple, où la lumière filtrait à peine à travers les arches.
— Une seule de notre génération.Tu as dû la remarquer, c'est notre Grande Stratège.
Il se redressa un peu, le ton plus grave. Sylvara. Elle... m'a entraîné. Un peu. Quand j'étais plus petit.
Un pli discret se dessina sur le front de Yasha.
— Elle est de ta famille ?
Il hocha la tête, lentement.
— C'est... la sœur du petit frère de mon grand-père. Donc techniquement, c'est ma grande tante. Mais chez nous, c'est compliqué.
Un sourire amer lui effleura les lèvres. Chez les Kaenis, les liens du sang, c'est comme les chaînes : faut les porter ou les briser. Et Sylvara, elle... elle a jamais vraiment choisi.
Yasha sentit une tension enfouie, un nœud derrière la voix.
— Tu l'admires ?
Il haussa les épaules, mais ses yeux disaient oui.
— C'est la seule qui m'a appris à frapper sans haine. Qui m'a dit que le feu qui avait en moi pouvait aussi éclairer, pas seulement brûler de colère. Elle m'a montré des gestes... que je comprends encore pas.
Un mutisme retomba, plus profond. On entendait le vent siffler entre les pierres, caresser les feuilles mortes. Yasha se serra un peu les bras.
— Et maintenant ? Vous vous voyez encore ?
Kaen secoua la tête.
— Oui, mais elle a fait des choix que le clan n'a pas pardonné. On n'en parle pas. Moi non plus, je devrais pas.
Il tourna enfin les yeux vers Yasha, plus doux.
— Mais j'ai vu ta façon de bouger. Et je me suis dit... peut-être que t'es comme elle. Un peu trop libre pour entrer dans une case.
Yasha ne répondit pas tout de suite. Elle fixait ses mains, tachées de poussière et de rosée.
Puis elle souffla, presque imperceptiblement :
— Ou juste trop bancale pour en suivre une.
Un mouvement furtif dans l'ombre interrompit leur échange.
Sur la galerie haute, entre deux colonnes, une silhouette drapée traversait lentement.
Un Précepteur. Silencieux, presque irréel, il marchait les mains croisées dans le dos, le visage tourné vers les dalles.
Il ne les regardait pas. Mais il les avait vus.
Kaen plissa les yeux.
— Ils ne disent rien. Mais ils notent tout.
Yasha hocha lentement la tête. Une nuée plus froide passa entre eux. Après un moment, Kaen se releva en s'étirant avec un grognement exagéré.
— T'as pas envie d'apprendre un vrai kata, maintenant ? Un de Pyronis, un qui cogne ?
Yasha haussa un sourcil, mi-curieuse, mi-défiante.
— Tant que t'y mets pas le feu, pourquoi pas.
Il se plaça au centre du cercle, jambes fléchies, bras tendus vers le ciel dans un geste lent.
— Suis mes gestes. On appelle ça "la spirale du dragon endormi".
— Vous avez des noms très modestes chez vous, fit-elle, narquoise.
Il sourit.
— Attends la fin du mouvement. C'est là que le dragon se réveille.
Ils commencèrent à reproduire le kata, en miroir. L'un avançant, l'autre reculant.
Les gestes, d'abord maladroits, se synchronisèrent peu à peu dans une danse martiale fluide.
Yasha rit en manquant une pirouette.
Kaen s'écroula, volontairement dramatique :
— Tu viens de briser le sommeil du dragon. Il est vexé maintenant.
Ils éclatèrent de rire, et la cour devint, un instant, un terrain de jeu.
Puis conscients du soleil qui se faisait de plus en plus haut, ils récupérèrent chacun leurs affaires avant d'échanger un regard. Et dans ce bref instant, une compréhension muette les lia.
Deux enfants. Deux mondes. Deux souffles.
Et au milieu, une solitude partagée, qu'aucun mot ne pouvait trahir.
Partie 2 : Sous les ailes du Temple
Ils quittèrent la cour dans un silence presque respectueux, comme si les pas du duel s'étaient gravés dans la pierre.
Le chemin vers l'aile des Précepteurs du Temple sous des arches anciennes, dont les pierres portaient encore les souffles des générations passées. Chaque dalle semblait raconter une mémoire : celle d'un nom oublié, d'un serment murmuré, ou d'un cri étouffé. Yasha avançait d'un pas calme, le regard attentif, presque protecteur. Elle connaissait chaque angle de ce temple, chaque craquement du bois sous les pieds, chaque faille dans les mosaïques. C'était un monde qui l'avait abritée, façonnée, contenue parfois.
À ses côtés, Kaen avançait avec une énergie nouvelle. Son regard courait partout : sur les vitraux d'ambre, les drapés suspendus, les torches gravées de glyphes élémentaires. Il posait les mains sur les colonnes, s'arrêtait devant chaque fresque.
— C'est pas comme chez moi, souffla-t-il. C'est... plus ancien. Plus calme. Et ça sent moins la sueur et le feu.
Yasha esquissa un sourire.
— C'est un temple, pas une caserne.
— Ouais mais même les pierres ici elles parlent. Regarde ça.
Il s'arrêta devant une peinture murale écaillée, où l'on distinguait un cercle de six silhouettes offertes à un ciel sans soleil. Une pluie d'éclats tombait sur leurs épaules.
— C'est l'Offrande des Origines, expliqua-t-elle. Chaque nation offrait une Lueur pour maintenir l'équilibre. C'est une légende qui a donné la cérémonie du Vasque D'Ætrium. On la lit le soir, quand le Cycle touche à sa fin.
Kaen hocha la tête, l'air sincèrement impressionné. Il reprit la marche avec elle, ralentissant à mesure qu'ils pénétraient dans l'aile réservée aux Veilleurs du Temple.
Là, le silence se fit plus profond. On n'entendait plus que leurs pas et, de loin en loin, les murmures discrets d'enfants récitant des textes anciens. Des dortoirs sobres bordaient le couloir, chacun marqué d'un sceau élémentaire , dont même le cercle vide des Épars.
Kaen tourna la tête, intrigué.
— Y'a vraiment des enfants sans affinité ici ?
— Oui. On les appelle les Épars.
Elle marqua une pause. Mais ils suivent le même chemin. Ils n'ont peut-être pas de magie, mais ils sont tout aussi dévoués au Temple. Parfois même plus, parce qu'ils savent qu'ils n'auront jamais de pouvoir pour se faire entendre.
Il la regarda sans répondre. Pour la première fois depuis qu'il était entré dans ce temple, son sourire avait faibli. Il leva la tête, là où le couloir s'élargissait.
Devant eux, un arc de lumière tombait sur le sol depuis un oculus enchâssé dans la voûte. Juste au-delà, se dressait une large porte demi-circulaire, flanquée de deux statues de pierre — deux silhouettes aux yeux clos, enveloppées de robes sculptées de vents figés.
Yasha ralentit le pas.
— Voici la Salle des Oracles.
Kaen souffla doucement.
— On dirait... qu'ils nous écoutent.
— Ils écoutent tout, répondit-elle simplement. Mais ils ne parlent qu'aux cœurs prêts à entendre.
La porte céda dans un léger soupir.
Un souffle d'encens s'échappa du seuil, chaud et dense, mêlé de résine, de cire ancienne et d'un parfum presque minéral — l'odeur du silence. Yasha s'avança la première, posant un pied prudent sur les pierres usées qui formaient le cercle central. Kaen la suivit, le pas ralenti, comme absorbé.
La Salle des Oracles s'élevait comme un sanctuaire dans le sanctuaire. Ses murs circulaires étaient recouverts de glyphes gravés à même la roche, tournant sur eux-mêmes dans un motif presque hypnotique. Tout en haut, une ouverture laissait tomber un rai de lumière, unique, comme un doigt céleste pointé vers le sol.
Autour de ce centre lumineux, six Oracles étaient assis.
Leurs visages étaient figés, leurs yeux clos, les mains jointes ou posées sur les genoux. Drapés de robes grises, sans ornement, ils semblaient faire corps avec la pierre, immobiles comme des statues... mais respirant lentement, profondément, comme si le souffle du monde passait par eux.
Kaen s'arrêta net. Sa voix était un murmure.
— Ils sont vivants ?
— Oui. Certains sont là depuis des décennies, répondit Yasha sans détourner les yeux. On dit que chaque imprégnation laisse une trace en eux. Comme s'ils enregistraient tout. Pas avec des mots. Avec... leur présence.
Kaen s'avança de quelques pas. L'un d'eux, une vieille femme au crâne rasé, inclina très légèrement la tête. Il sursauta.
— Elle m'a vu !
Yasha hocha lentement la tête.
— Ils voient plus que nos corps. Ils voient les lignes en nous. Ce qui attend, ce qui brûle, ce qui ment.
Un frisson traversa l'échine de Kaen. Il croisa les bras, mal à l'aise.
— Chez moi, on apprend à frapper plus fort que la peur. Ici, on dirait qu'elle vous parle dans l'oreille.
Elle tourna vers lui un regard calme.
— Nous, on apprend à l'écouter. Et à la laisser nous traverser.
Kaen la fixa un instant. Il ne dit rien, mais elle vit ses poings se détendre. Une tension tombait, lentement.
— Ils seront là pendant l'Imprégnation? demanda-t-il.
— Oui. Quand on passera sous la Lueur Miroir.
Elle marqua un temps. Ils ne jugent pas. Ils regardent. Et si tu trembles, ils te regardent trembler.
Le rai de lumière au centre s'était déplacé d'un doigt, signalant le passage du temps. Ils quittèrent la salle sans mot, comme on referme un livre sacré dont on n'a compris qu'une page.
Ils retrouvèrent l'air libre en franchissant une passerelle de bois, tendue entre deux ailes du Temple comme un fil entre les mondes.
De part et d'autre, le vide s'ouvrait sur les toits d'ardoise et les pavillons sacrés. En contrebas, la grande vasque d'Æthrium brillait faiblement, comme si elle absorbait la lumière au lieu de la renvoyer. Mais plus haut encore, suspendus dans les hauteurs du Temple, s'étendaient les jardins suspendus.
Un calme végétal régnait là, hors du temps. Des arbres aux feuilles argentées ployaient sous la brise. Des fleurs aux corolles translucides baignaient dans une brume fine. Des bancs de pierre, disséminés entre les buissons taillés en spirale, accueillaient parfois un enfant seul, en méditation ou plongé dans un livre.
Kaen leva les yeux, soufflé.
— C'est comme un rêve.
Yasha esquissa un sourire, puis s'arrêta un instant devant un massif de fleurs spiralées, caressa du bout des doigts une corolle translucide, puis lança à Kaen un regard malicieux.
— Tu crois que les Précepteurs nous retrouveraient si on se perdait ici ?
— Pas sûr... mais moi, je peux te retrouver à l'odeur, répondit-il du tac au tac.
— Très spirituel, Pyronien.
— Très sérieuse, Luxénorienne.
Il se pencha soudain, ramassa un petit fruit rond tombé d'un arbuste, et le fit rouler dans sa paume.
— C'est comestible, ça ?
— Pas si tu tiens à ton estomac.
— Parfait, dit-il en le lançant dans les airs... avant de le lui envoyer.
Yasha l'esquiva avec grâce, puis se redressa d'un bond.
— Course jusqu'à la fontaine ?
— Tu triches déjà.
— Toujours.
Ils s'élancèrent en silence, foulant le sol végétal dans une cadence légère. Leurs rires, étouffés par les feuillages, semblaient faire frissonner les branches. Le jardin s'anima un instant de cette course effervescente : deux enfants, deux éclats de souffle, filant entre les haies et les spirales de buis.
Kaen perdit volontairement quelques pas en feignant un faux pas, juste pour mieux observer la nuque de son adversaire.
Elle s'arrêta au bord de la fontaine, haletante, les yeux pétillants.
— T'as perdu.
— T'as triché.
— C'est pareil.
Ils se regardèrent, partirent dans un rire sans enjeux, avant de continuer leur avancée entre les allées, leurs pas feutrés par le tapis végétal. Les sons du temple semblaient lointains, étouffés. Même le vent y chuchotait.
Kaen s'arrêta devant une fontaine, où l'eau tombait en volutes concentriques, sans jamais troubler la surface.
— T'as pas peur ?
Yasha le regarda, incertaine.
— Peur de quoi ?
— À la fin du mois. L'Imprégnation. Ce que ça va révéler...
Elle s'assit sur le rebord de la fontaine, le regard flottant dans l'eau.
— Je sais pas. Je crois que j'ai plus peur de ce que je ressens maintenant... que de ce que je vais découvrir.
Kaen s'accroupit à côté d'elle, posant un doigt dans le bassin.
— Chez moi, on apprend à ne rien laisser paraître. Même la douleur. Surtout la peur. Un Pyronien qui doute, c'est un feu qui vacille.
Yasha ne répondit pas tout de suite. Puis elle souffla, à mi-voix :
— Et si le feu qui vacille était justement celui qui éclaire les autres ?
Kaen releva les yeux. Un instant, il ne dit rien. Puis il se laissa tomber sur le dos, bras écartés.
— Tu vas me rendre philosophe à force.
Elle rit, doucement.
— Tu t'en remettras.
Un silence complice les enveloppa, tandis que les feuilles chantaient au-dessus d'eux. Puis Kaen reprit :
— Tu veux aller à l'Académie Impériale ?
Elle haussa les épaules.
— Je sais pas. Je veux... savoir me défendre. Comprendre ce que je suis. Mais la guerre, les grades, tout ça... je suis pas sûre.
— Moi j'y vais, dit-il, plus sérieux. Pas parce que je veux devenir un héros. Mais parce que c'est là-bas que je pourrai devenir assez fort pour choisir ma voie. Pas juste suivre celle qu'on me tend.
Il la regarda.
— Tu pourrais venir, toi aussi. On pourrait s'entraîner ensemble. Toi et moi. Duo du chaos.
Yasha secoua la tête en souriant.
— Tu dis ça parce que j'ai gagné ce matin.
— Je dis ça parce que t'es la seule qui me fait reculer sans me frapper.
Ils rirent. Le soleil filtrait à travers les branches, dessinant des cercles changeants sur le sol.
Quelque chose d'invisible se tissait.
Un pacte. Une promesse.
Ou peut-être... un avenir encore à inventer.
Le couloir descendait en pente douce, s'enfonçant sous les fondations du Temple.
Des lanternes accrochées aux murs éclairaient le passage, projetant leurs reflets dorés sur les dalles irrégulières. La pierre ici semblait plus brute, plus ancienne, marquée de passages et de prières oubliées. Yasha marchait devant, habituée. Kaen la suivait, ralentissant parfois pour toucher les murs ou observer les inscriptions gravées dans le linteau des arches.
Ils atteignirent une porte de chêne aux ferrures ternies. Elle poussa avec un grincement grave, et la salle du réfectoire se dévoila.
Immense. Voûtée. Silencieuse.
Les tables, longues et épaisses, semblaient avoir été taillées dans un seul tronc. Leurs pieds portaient encore les marques de coups de couteaux, de griffures, d'histoires. Des bancs massifs couraient de part et d'autre.
Kaen entra sans hésiter, contournant l'une des longues tables d'un pas familier.
— J'commence à connaître cette salle par cœur, lâcha-t-il en s'asseyant sur le banc du bout.
Il posa les coudes sur la table, observa les marques de lames anciennes sur le bois, les rubans de prière suspendus dans l'alcôve au fond.
— C'est un peu austère, mais au moins ici, on te sert sans te classer.
Yasha le rejoignit sans un mot, s'asseyant en face. Il souffla entre ses dents :
— N'empêche... manger en silence tous les jours, c'est une torture pour les bavards comme moi.
Elle esquissa un sourire.
— Tu t'y fais. Le silence, parfois, en dit plus que le bruit des tambours.
Ils partagèrent un regard complice, puis un moment de calme. La salle, vaste et voûtée, avalait les sons comme une église de pierre.
Kaen laissa son regard errer vers les poutres.
— À Pyronis, c'est différent. Les repas sont classés. Rangés. Les meilleurs mangent à la grande table, devant. Les autres... derrière. Près des portes.
— Et ceux du fond ? demanda Yasha.
Il haussa une épaule.
— On les pousse à se relever. Ou on les oublie.
Il eut un rire bref, mais son regard ne suivit pas.
— Les sélections sont rudes. Chaque mois, un test. Duel, course, endurance. Mon cousin s'est brûlé les deux bras en ratant l'épreuve de flamme contrôlée. Il a dû recommencer depuis tout en bas.
Yasha grimaça.
— Charmant programme.
— Mais formateur, insista Kaen.
Il frappa la table du plat de la main, sans brutalité.
— Tu devrais venir à la prépa avec moi.
Elle rit doucement.
— Je te vois surtout, toi, déclencher des explosions pendant qu'on médite.
— Eh, c'est une forme d'éveil aussi.
Un silence léger suivit. Il n'était plus pesant, comme dans la salle des Veilleurs. Il était confortable, presque familier. Le genre de silence où l'on n'a plus besoin de se justifier.
Puis, presque sans transition, Yasha se leva.
— Viens. Y'a un endroit que tu dois voir. Tu comprendras mieux pourquoi je ne suis pas sûre de vouloir te suivre...
— Où ça ?
— La bibliothèque.
Il haussa un sourcil.
— Tu veux m'enfermer entre des parchemins, maintenant ?
— Si tu survis à ça, tu pourras survivre à Pyronis.
Il se redressa avec un sourire bravache.
— Défi accepté.
Ils remontèrent par un escalier en colimaçon qui menait à la galerie supérieure, réservée aux Scribes de l'Aube et aux initiés capables de lire les glyphes anciens. L'air y était plus sec, chargé de poussière et d'encre, comme si les murs eux-mêmes respiraient le savoir.
La bibliothèque s'ouvrit devant eux sans bruit : une haute nef de pierre claire, traversée de rayonnages démesurés, où les livres, rouleaux et tablettes de quartz gravées dormaient dans des niches taillées à même le mur. De longs rideaux filtraient la lumière extérieure, la tamisant en lueurs ocre et dorées.
Yasha marcha droit vers une table basse près d'un vasistas ouvert sur le ciel. Des parchemins y étaient déjà posés, ordonnés avec soin, et des signets de lin marquaient certains passages. Mais elle s'arrêta net.
Elior était là.
Assis sur un coussin de velours, une plume à la main, le menton appuyé sur ses doigts, il semblait plongé dans la lecture d'un manuscrit à la reliure noire. Son aura, calme et lumineuse, contrastait avec l'immensité silencieuse de la pièce.
Kaen le vit en premier. Il s'arrêta brusquement, pointa un doigt accusateur et lâcha à voix basse :
— Ah ! C'est lui ! C'est Sourcils froncés !
Yasha cligna des yeux, interdite.
— Tu le connais ?
Elior leva les yeux, sans perdre son sourire.
— Je vois que mes sourcils ont laissé une impression durable.
Kaen fronça le nez, faussement dramatique.
— Il m'a sauté dessus comme une tempête il y a deux jours. Juste parce que je t'ai bousculé dans le couloir.
Yasha ouvrit grand les yeux et lui donna une claque sur la tête.
— Eh! T'aurais pu me faire super mal !
Un silence. Puis Elior referma lentement son livre.
— Il paraît que certaines bousculades méritent une mise au point. Surtout lorsqu'elles visent des enfants aux os précieux et à la langue acérée.
Kaen grogna dans sa barbe.
— Vous vous êtes donné le mot ou quoi ?
— Non, répondit Yasha, encore surprise. Mais... tu es venu pour moi ?
Elior se leva, contourna la table, et posa une main légère sur l'épaule de la jeune fille.
— Je veille. Même quand tu ne le vois pas.
Un silence doux s'installa. Kaen, bras croisés, observait l'échange avec un mélange d'agacement et de curiosité.
— C'est donc ça, ton fameux guide secret ? Je croyais que tu lisais seule sous les escaliers.
Yasha haussa les épaules, faussement détachée.
— Il me pousse à penser. Ce qui est parfois pire que de se battre.
— Alors je comprends mieux pourquoi t'es aussi dangereuse en duel, maugréa Kaen.
Elior rit. Un rire doux, discret, mais sincère.
— Kaen, fils des flammes, si tu continues à suivre ses pas, je te préviens : tu risques de découvrir autre chose que la victoire.
— Je préfère la vérité, répondit Kaen, un peu plus sérieux.
Elior acquiesça, comme s'il venait d'entendre une réponse attendue depuis longtemps.
— Alors vous êtes plus semblables que vous ne le pensez.
Yasha détourna le regard, troublée. Kaen aussi, sans trop savoir pourquoi.
Puis, comme pour briser l'instant, Elior désigna une pile de manuscrits :
— Allez, fouillez un peu et attrapez un sandwich d'ombrelune avant de repartir explorer les archives. Et à en juger par l'état de vos fronts, l'interdiction de l'arrière-cour n'a visiblement pas suffi à vous retenir... Si vous ne voulez pas que votre animal totem vous renie et se réincarne en fennec, je vous recommande une halte rapide aux bains.
Rajouta t'il sans même les regarder en faisant un signe de la main.
Ils rougirent mais s'assirent tous les deux, côte à côte, pour manger, entourés de silence et d'écritures oubliées. Et pour un instant suspendu, le monde sembla s'accorder à leur souffle.
La panse pleine, Yasha tapota la table du bout des doigts, l'air mystérieux.
— Viens. J'ai un endroit à te montrer. C'est un peu... mon refuge.
Elle l'entraîna entre les rayonnages en colimaçon, puis poussa une étagère disjointe. Derrière, un rideau d'archives anciennes laissait passer un rai de lumière filtrée.
Ils débouchèrent dans une petite alcôve en pierre, tapissée de coussins poussiéreux et de carnets roulés. Une lucarne étroite ouvrait sur le ciel. Sur un mur, un dessin maladroit était gravé au charbon : une silhouette d'oiseau aux ailes déployées.
— Je viens ici quand j'ai besoin de me retrouver. Quand je doute.
Kaen regarda autour, impressionné.
— T'as construit un sanctuaire dans un sanctuaire.
— Ici, personne ne pose de question.
Elle s'assit, puis sortit un vieux carnet dont les coins étaient usés. À l'intérieur, des esquisses — des flammes, des ailes, des silhouettes floues.
— Tu crois que c'est comme ça que ça apparaîtra ? demanda-t-elle doucement.
— Ton totem ?
— Oui. Qu'un jour, au moment de l'Imprégnation... quelque chose sortira. Et prendra forme. Et que ça ressemblera à ça.
Kaen s'adossa au mur, pensif.
— J'imagine le mien grand. Fière allure. Un mélange entre un lion et un cerf. Fort, mais... pas sauvage.
— Un peu comme toi, quoi, entre terre et feu.
Il l'a fixa étrangement mais elle soutenait son regard.
— Pas faux. Et toi ?
— Un phénix. Je crois. J'ai rêvé de lui, une fois. Il brillait comme s'il contenait l'aube entière.
Kaen ne répondit pas, mais il enregistra chaque mot, et chacun se mut dans un silence appréciable, dont ils commencèrent à savourer l'habitude. Alors sans besoin de se concerter ils se levèrent et continuèrent la visite.
Ils descendirent l'escalier qui menait sous le cœur du Temple, là où l'air ne portait plus ni poussière ni vent, seulement la mémoire.
Le bavardage s'était éteint en même temps que les torches des étages supérieurs. Ici, la lumière ne venait pas de flammes, mais d'un éclat bleu pâle, diffus, coulant le long des murs gravés comme des veines vivantes. Il n'osa pas demander où ils allaient. Il savait.
La Crypte d'Imprégnation n'était pas grande. Elle était ronde, creusée à même la roche, et au centre, dormait le bassin sacré, lisse comme un miroir sans fond. Les murs vibraient doucement. C'était un silence qui semblait écouter.
Yasha s'arrêta net, juste au seuil. Elle regarda le bassin comme on regarde un feu trop ancien pour être éteint. Kaen se plaça à côté d'elle. Il n'osa pas parler tout de suite.
— C'est ici que ça se passe ? finit-il par murmurer.
Elle acquiesça.
— Chacun à notre tour. On s'agenouille. On touche l'eau. Et... on attend de voir ce que la Lueur révèle.
Il observa la surface, presque déçu.
— On dirait rien de plus qu'une flaque.
— C'est souvent comme ça, souffla-t-elle. C'est pas l'eau qui change. C'est nous.
Il hocha la tête, songeur. Le reflet de son visage se déformait doucement à la surface. Puis il reprit, plus bas :
— Et toi ? Tu veux voir quoi ?
Un léger temps. Yasha fronça les sourcils, presque comme si elle se posait la question pour la première fois à voix haute.
— Je crois que je veux que ça s'éclaire. Juste une fois. Que quelque chose... m'affirme que je suis pas en train d'inventer tout ça. Que ce que je ressens... a du sens.
Il lui lança un regard de côté, sincère.
— C'est normal d'avoir peur. Même à Pyronis, y'en a qui s'effondrent. Même ceux qu'on pense invincibles. Moi aussi, j'y pense. J'ai beau faire le malin... j'ai jamais été aussi près de savoir ce que je vaux vraiment. Et ça, ouais. Ça fait trembler.
Elle tourna lentement les yeux vers lui, surprise d'une franchise aussi brute.
— Tu fais souvent ça ?
— Quoi ?
— Parler vrai sans prévenir.
Il haussa les épaules avec un sourire.
— Seulement quand ça compte. Et là, ça compte, non ?
Yasha esquissa un rire bref. Un vrai. Pas nerveux. Léger.
Ils se turent un instant. Puis elle reprit, plus bas :
— Tu sais... j'ai un sentiment bizarre depuis ce matin. J'ai l'impression de t'avoir déjà vu quelque part. Avant.
Kaen cligna des yeux.
— Ici ?
— Non. Avant ici. Avant même que tu me bouscules dans le couloir. Un rêve, peut-être. Ou une impression.
Il secoua doucement la tête.
— Je crois pas. Si je t'avais croisée, je m'en souviendrais avec ton adresse légendaire.
Elle haussa un sourcil.
— T'as déjà dit ça à d'autres ?
— Non. Mais je suis pas du genre à mentir quand je respecte quelqu'un.
Un silence. Puis il ajouta :
— Et je commence à bien te respecter.
Elle hocha la tête, l'air sérieux.
— Pareil.
Ils restèrent là, sans autre mot, côte à côte devant le bassin. Deux enfants. Deux trajectoires. Deux formes de solitude en quête d'une réponse.
Et s'ils ne savaient pas encore ce qu'ils deviendraient, ils savaient déjà qu'ils ne marcheraient plus seuls.
Partie 3 : Les voix du soir
Le soir était tombé sans bruit, comme un manteau posé sur les épaules du temple.
Trois fois, les cloches avaient chanté.
Trois fois, les murs avaient résonné.
Dans le réfectoire, les lanternes avaient été allumées plus tôt que d’habitude. Leur lumière tiède dessinait des halos ambrés sur la pierre. Le silence, lui, s’était installé dès l’instant où les bancs avaient grincé sous le poids des enfants appelés. Pas tous. Seulement ceux dont les noms avaient été gravés sur la tablette de l’Imprégnation. Une vingtaine à peine.
Au centre, une grande table circulaire avait été dressée. Pas de hiérarchie, pas de rang. Une seule assiette par enfant, et au milieu, les plats partagés : céréales rôties au miel noir, légumes marinés, pains d’épeautre aux herbes. Les couverts étaient en bois sombre, polis à force d’usage. Rien de fastueux. Rien d’ordinaire non plus.
Seyl jouait machinalement avec la tranche d’un fruit sec. Yren, raide, les mains croisées sur ses genoux, fixait l’assiette vide devant lui. Nimra, jambes croisées sur le banc, chuchotait quelque chose à une autre aspirante, avant de se taire en entendant les pas dans le couloir.
La porte s’ouvrit.
Yasha entra en silence.
Kaen la suivait, les mains dans le dos, l’air de celui qui débarque dans un terrain inconnu… et s’en amuse.
Elle s’arrêta au bord du cercle. Tous les regards convergèrent vers elle, puis vers lui. L’étrangeté était palpable. Il n’était pas de la veille, pas des semaines partagées, pas de ces soirs d’étude et de prières. Et pourtant, il était là, avec elle.
— C’est Kaen, dit simplement Yasha. Il est arrivé de Pyronis, vous avez déjà dû le voir, il passera l’Imprégnation avec nous.
Un silence.
Puis Nimra pencha la tête, curieuse :
— C’est lui qui t’a suivie dans les couloirs ?
Yasha leva les yeux au ciel.
— Non. C’est moi qui l’ai supporté toute la journée.
Un petit rire étouffé glissa dans l’air.
Kaen se pencha légèrement en avant, mains jointes devant lui, faussement solennel.
— Camarades. Si l’un de vous pense pouvoir m’éliminer avant demain, qu’il parle maintenant. Après le repas, je serai trop fort.
Un nouveau rire, plus franc.
Les bancs bougèrent. L’atmosphère se détendit. Les assiettes commencèrent à se remplir.
Yasha prit place sans bruit. Kaen s’assit à côté, à sa gauche. Pas tout à fait intégré. Pas tout à fait étranger non plus.
Quelque chose avait commencé.
Un cercle. Un seuil. Comme une répétition muette de ce qui, demain, s’ouvrira dans la pierre.
Et peut-être, au creux de cette nuit naissante, un adieu à l’enfance.
Les assiettes se remplissaient lentement, dans le cliquetis discret des couverts de bois. Le grand plat avait été entamé avec prudence, comme si les enfants n’osaient pas trop s’attarder sur ce qu’ils partageaient. Une sorte de respect silencieux, hérité des années de rites.
Mais les enfants venant des autres nations n’avait pas hérité du silence, et Kaen en faisait parti.
Il observait la tablée comme un champ de bataille à apprivoiser. Puis, sans crier gare, il se redressa sur son banc, le dos droit, le menton haut, la voix grave :
— “Kaen du clan Kaenis, tu frapperas la pierre jusqu’à ce qu’elle avoue son nom ! Si tu t’évanouis avant, tu recommences !”
Des regards se tournèrent vers lui, surpris, mais des cris venant d’autres enfants de Pyronis à d’autres tables crier « Vasy Kaen! Montre leur ! »
Il enchaîna, accent pyronien volontairement épaissi :
— “Et maintenant, répétez après moi : le feu ne brûle que les faibles !”
Nimra explosa de rire, sa soupe manquant de gicler sur ses manches.
— Arrête, t’es horrible ! On dirait un vieux baril prêt à exploser !
Kaen reprit, en exagérant davantage, joignant les gestes à la parole : jambes écartées, torse bombé, mains en poings levés vers le plafond.
— “Posture n°4 : la patate volcanique. Plus stable, tu meurs !”
Cette fois, Seyl étouffa un fou rire en se frappant doucement le front.
— Non mais sérieux, vous avez vraiment des noms comme ça dans vos cours ?
— Même pire. T’as pas encore vu la “ruade de la lave”, version duo. Je cherche un volontaire.
Nimra leva la main sans réfléchir.
— Moi !
— Toi t’es folle, glissa Yasha, le coin des lèvres tremblant malgré elle.
Kaen poursuivit son numéro, cette fois en duo avec Nimra, qui tentait tant bien que mal de suivre ses poses extravagantes. Lui mimait un enchaînement de frappes invisibles avec un sérieux comique ; elle tournait sur elle-même, bras écartés, comme une toupie désorientée. Les rires fusaient de toutes parts, même des plus timides.
Tous… sauf Yren, immobile, le dos droit, le visage fermé.
À mesure que la joie collective prenait corps, Kaen perçut une dissonance. Un fil manquant dans la trame. Quelque chose résistait, en silence, à l’élan partagé. Comme une note fausse qu’on entend à peine mais qui dérange l’oreille juste assez.
Essoufflé, il regagna son banc d’un pas léger et lança, d’un ton mi-taquin mi-sondeur :
— Et toi, l’ombre silencieuse, tu pratiques quel style ? “Regard qui tue” ?
Pas un sourire. Yren leva les yeux, le fixa, puis reprit une bouchée sans répondre.
Un léger flottement.
Kaen, loin de se vexer, haussa les épaules avec une moue exagérée.
— Ok. Je note. Attaque mentale passive. Très efficace.
Nimra étouffa un rire derrière sa paume. Seyl, lui, murmura à mi-voix :
— Tente pas trop ta chance,il est plus colosse qu’il n’y paraît.
Kaen leva les mains, faussement solennel.
— Pardon. Je retire mes plaisanteries. Je suis un humble visiteur. Je mérite au moins la pitié des sages.
Yasha secoua la tête, entre exaspération et amusement. Elle sentit pourtant, au fond de la table, une tension fine, presque imperceptible. Yren ne détestait pas Kaen. Mais quelque chose en lui dérangeait son équilibre.
Et Kaen, pour la première fois, sembla le comprendre.
Il cessa de parler.
Nimra, les joues encore pleines de rires, pointa soudain un doigt vers Kaen :
— Attends… C’était toi, hein ? Celui qui s’est fait remonter les bretelles par un maître d’Aerem pendant la cérémonie ?
Kaen se figea, puis grimaça.
— Wow. La mémoire. Ou la délation ?
Seyl leva un sourcil, curieux.
— T’as fait quoi ?
— J’ai éternué pendant le serment des vents. Un malheureux éternuement. Et ce maître s’est tourné comme si j’avais insulté les cieux.
Yasha, qui écoutait en silence, intervint :
— Dans mes souvenirs, t’avais surtout coupé la grande prêtresse de Luxenor en hurlant plutôt? Et le grand gars de Pyronis qui était avec vous ? Le costaud avec la cicatrice en croix ?
Kaen redressa le menton.
— Mon mentor. Officier en chef de la 5e Légion de Flamme. Il m’a recruté après un duel d’épreuve au sud. Il parle peu, mais quand il te regarde, t’as l’impression que ta colonne vertébrale s’enflamme.
Seyl ouvrit de grands yeux.
— C’est lui avec le blason rouge sur noir ?
Kaen hocha la tête.
— Ouais. Et c’est lui qui m’a envoyé ici. Il dit que ceux qui survivent au silence du Temple sont prêts pour n’importe quelle guerre.
Nimra tapota la table.
— Il avait l’air de te jauger, pendant la cérémonie.
— Il jauge tout le monde. Sauf peut-être elle, ajouta Kaen en désignant Yasha d’un mouvement de menton. Elle, il l’a juste… observée.
Yasha baissa légèrement les yeux, sans répondre. Quelque chose en elle s'était tendu. Dans le reste de la salle,les rires moururent lentement, comme une flamme qui danse une dernière fois avant de faiblir.
Le repas touchait à sa fin, les plats avaient perdu leur chaleur, mais la tablée, elle, vibrait encore des rires passés. La lumière des lanternes dansait doucement sur les visages. Les voix étaient descendues d’un ton, glissant vers des échanges plus calmes, plus sincères.
Kaen, assis en tailleur sur son banc, était en pleine démonstration de prise martiale improvisée face à Seyl.
— Tu bloques ici, tu tournes l’épaule, et là tu fais basculer son poids dans son propre élan. Il tombe tout seul comme un sac de grains.
Seyl hochait la tête, fasciné.
— Mais si le gars fait deux fois mon gabarit ?
— Alors tu cries. Fort. Et tu cours vite.
Rires étouffés. Même Yasha, en retrait, laissa échapper un souffle moqueur.
— Et c’est ce que vous enseignez à Pyronis ? La fuite stratégique ?
— La vitesse est un art noble, répliqua Kaen, le ton grave. Un grand maître disait disait : “Qui vit pour un autre combat a déjà gagné.”
Nimra, appuyée sur la table, le regardait sans ciller, les yeux brillants.
— Tu connais beaucoup de maximes comme ça ?
Kaen lui lança un clin d’œil dramatique.
— Une par jour. Plus si je survis à l’entraînement.
Elle rit, un peu trop fort. Yasha, assise juste à côté, l’observa en silence, une moue discrète sur les lèvres.
— Fais attention, Nimra, glissa-t-elle à voix basse. Il pourrait t’enflammer l’esprit, et pas dans le bon sens.
— Mais il est marrant, chuchota Nimra en retour, incapable de détacher ses yeux de lui. Et puis il est… différent. Pas comme les autres garçons du Temple.
— Il est surtout bruyant, répondit Yasha, calmement. Et il a l’air toujours sale, Elior l’a comparé à un fennec tout à l'heure et je pense être d’accord avec lui…
Kaen, qui avait saisi un bout de l’échange, leva son pain comme une arme.
— J’accepte les critiques ! Mais j’exige un droit de réponse : j’ai les pieds propres. La sueur, en revanche, c’est culturel et il me semble ma chère que Sourcils froncés parlait de toi qui te rapproche plus du fennec que du phénix !
Un nouveau rire se répandit autour de la table. Yasha devint rouge comme une tomate de pyronis.
Seyl, reprenant son sérieux, tapota la table du bout des doigts.
— Demain, on commence avec les délégations d’Hydralia, non ? La présentation et les tests?
— Oui, confirma Yren. Les Veilleurs l’ont annoncé ce midi apparemment. Une journée complète. Présentation, évaluation, puis on peut aller leur poser des questions si leur préparation nous intéresse.
— Ils vont nous poser des questions ?
— À Hydralia ? Évidemment, répondit Nimra. Et ils adorent piéger les bavards.
Kaen leva un sourcil, théâtral.
— Je suis fichu.
Seyl hocha gravement la tête.
— On priera pour toi.
Pendant ce temps, Yren, toujours silencieux, fixait son assiette. Kaen se tourna vers lui, tentant une ouverture :
— Et toi, tu vises quoi ? Hydralia ? Pyronis ? Luxenor ?
Yren leva enfin les yeux. Son regard était droit, froid, mais pas cruel.
— Je vise ce que personne ne regarde.
Le silence se fit brièvement autour de la table.
Kaen, cette fois, ne sourit pas. Il hocha doucement la tête.
— Respect.
Ce fut Nimra qui brisa l’instant.
— Bon, moi je dis : si Kaen survit à demain, il a le droit à deux parts de dessert. Et une chanson de victoire.
Yasha leva les yeux au ciel.
Kaen tendit les bras au ciel comme un prophète.
— J’ai trouvé ma championne !
— Pas si vite. Je suis ton garde-fou, pas ta groupie.
Nimra, rougissante, détourna les yeux en riant.
Seyl tapota la table.
— Demain, on y va ensemble ?
Kaen les regarda tous un par un. Son sourire était plus doux, moins bravache.
— Ouais. Ensemble. C’est mieux.
Et dans l’éclat discret de cette fin de repas, quelque chose se scella. Pas une promesse. Pas encore un serment. Mais un fil tissé entre eux, invisible et réel.
Le réfectoire s’était vidé dans le calme, entre chaises raclées et chuchotements étirés. Dans les couloirs, la lumière des lanternes s’amenuisait. L’air s’était refroidi.
Le petit groupe rejoignait le Second Dortoir, en file douce. Les rires s’étaient tus. La fatigue parlait à leur place, avec des gestes lents, des regards vagues. Yren entra le premier, silencieux. Nimra et Seyl suivirent, encore en train de se lancer des mots trop mous pour être des blagues.
Yasha s’arrêta à la porte. Kaen, derrière elle, hésita aussi.
— Bonne nuit, dit-elle simplement.
Il la fixa, un peu plus sérieux qu’à l’habitude.
— Tu es stressé pour demain?
Elle haussa les épaules.
— Pas vraiment. Juste… cette impression que tout va basculer, même si on sourit encore.
Kaen hocha lentement la tête.
— Tu crois qu’on peut refuser ce qu’on est censés devenir ?
Yasha mit un temps avant de répondre.
— Je crois qu’on peut apprendre à redéfinir ce que ça veut dire. Lentement. En tombant. Et en recommençant.
Il sourit, cette fois sans provocation.
— T’as une façon bizarre de parler.
— Bonne nuit, Kaen.
— Bonne nuit, Yasha.
Elle entrouvrit la bouche pour répondre, mais il avait déjà poussé la porte du dortoir, disparu dans l’ombre.
Yasha resta seule un moment dans le couloir. La pierre sous ses pieds était glacée. Dans l’obscurité, ses pensées, elles, brûlaient encore.
Toute la journée, une image l’avait hantée. Une image nette. Inexplicable.
Le tatouage de Kaen. Vu ce matin, pendant l’entraînement . Gravé sur le bas de sa nuque.
Le même.
Exactement le même que dans son rêve.
Le lion. Les flammes. L’emplacement.
Même allure.
Elle ne lui avait rien dit. Pas un mot. Peut-être n’aurait-elle pas su comment le formuler.
Mais cela l’obsédait. Et cela la troublait plus que tout.
De retour dans sa chambre, Yasha attendit que tout soit endormi. Puis, dans la lueur d’une lampe à huile, elle sortit un carnet rongé aux coins. Son carnet des choses étranges. Des choses qui n’avaient pas de place ailleurs.
Elle tourna les pages. En silence. Puis elle nota, d’une écriture fine :
Jour du Partage.
Kaen. Tatouage du lion.
Identique à celui du rêve.
Il ne sait rien. Je n’ai rien dit.
On ne se serait jamais rencontré.
Mais… ce n’est pas une coïncidence.
Elle referma le carnet. Le glissa sous son oreiller.
Et souffla la flamme.
Demain viendrait.
Et avec lui, d’autres vérités.
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