Chapitre 5 : Les chuchotements de l'eau (1)
La cloche du matin résonna doucement, comme un souffle dans la pierre. Pas un sursaut. Pas un cri. Seulement ce ton feutré, régulier, presque tendre, celui qui marquait le passage entre le monde des rêves et celui des jours.
Yasha ouvrit les yeux sans hâte. Elle resta là, un instant, allongée sur son futon tiède, les bras repliés sur sa poitrine, le regard perdu dans les veines du plafond.
Pas d’images flottantes.
Pas de brume rouge.
Pas de voix lointaines.
Pas de Kaen.
Rien.
Le vide.
Elle inspira lentement, tentant d’y voir un signe. Peut-être que ce silence, lui aussi, avait un sens. Peut-être que l’absence de rêve… était le rêve. Une pause. Un repli. Une trêve.
Mais son cœur, lui, n’était pas d’accord. Il battait plus vite que d’habitude, comme s’il avait oublié un passage important du récit.
Elle se redressa sans bruit. La chambre était encore grise, caressée par la lumière dorée qui filtrait à travers les vitraux en ogive. Autour d’elle, les autres Imprégnés commençaient à bouger. Des froissements de tissus, des murmures de réveil, des cliquetis de ceintures et d’ustensiles.
La chaleur du temple n’était pas encore revenue : l’air piquait légèrement la peau, et les dalles sous ses pieds nus lui rappelèrent que l’aube, ici, appartenait d’abord au silence, pas aux flammes.
Elle attrapa sa tunique de lin clair, l’enfila mécaniquement, puis s’approcha de la petite vasque commune pour se laver le visage. L’eau glacée mordit ses joues, mais ne la réveilla pas. Son regard se croisa dans le miroir poli accroché au mur.
Ses yeux paraissaient plus ternes.
Ou peut-être était-ce l’absence de ce qu’elle portait d’habitude au réveil : cette empreinte floue de la nuit, ce souvenir trouble d’un rêve trop grand pour elle.
Aujourd’hui, rien.
Pas même une sensation.
Elle se demanda si c’était ça, la paix.
Et aussitôt, elle sut que non.
— Tu fais une drôle de tête, grogna une voix derrière elle.
Elle se retourna. Yren, encore à moitié décoiffé, les bras croisés sur sa tunique froissée, la fixait avec ses sourcils froncés de toujours. Il mâchonnait un bout de pain à moitié sec qu’il avait probablement volé la veille.
— Je t’en prie, dis-moi que t’as pas encore rêvé d’un corbeau qui te parle ou d’un vieux temple qui saigne. On va finir par croire que t’as une seconde tête qui te parle la nuit.
— Je n’ai pas rêvé, répondit-elle simplement.
Yren haussa un sourcil.
— Rien ? Même pas un peu de brouillard dramatique ?
Elle secoua la tête.
— Pas un souffle. C’est... étrange.
Il mâcha en silence, puis haussa les épaules.
— Bah. Peut-être que t’es en train de devenir normale. Félicitations. Une Yasha sans rêve, il y a sûrement trop d’eau dans l’air, sûrement avec la délégation d’Hydralia pas loin que ça diluerait même les cauchemars?
Un petit sourire étira les lèvres de Yasha, malgré elle. Il s’éloigna, lançant par-dessus son épaule :
— Allez, bouge-toi. J’te garde une place au petit-déj, mais pas plus d’un souffle, après je la file à Seyl.
Elle le regarda partir, un rire bref au fond de la gorge, puis reposa les yeux sur son reflet.
Toujours ce vide derrière.
Mais au moins, pour un instant, elle ne s’y noyait pas.
Les couloirs du Temple vibraient comme une ruche en éveil. L’air, tiède de vapeur matinale, s’emplissait de rires étouffés, de bribes de conversations haletantes et d’une effluve de pain grillé, de fruits séchés et d’encens floral. Le sol, poli par des siècles de passages, résonnait sous les pas précipités des enfants qui couraient vers leur premier cours, robe blanche au vent, cheveux mal tressés, yeux brillants d’attente.
Yasha, elle, marchait plus lentement. Elle suivait le groupe, mais comme si elle glissait légèrement en arrière du courant. Son regard effleurait les fresques dorées, les vasques fumantes, les mains qui se serraient, les manteaux mal fermés. Une partie d’elle était là — mais une autre semblait flotter dans l’eau sombre de ses pensées.
À l’avant, Nimra virevoltait déjà comme une feuille dans une tempête.
— Vous vous rendez compte ?! s’exclama-t-elle en attrapant la manche de Seyl. Des vrais cours. Avec des vrais maîtres. Avec des cartes, des rituels, des instruments sacrés et peut-être même une vraie Visionnaire d’Hydrelia !
— Je suis prêt, déclara Seyl solennellement en ajustant sa tunique. J’ai pris de l’avance cette nuit : j’ai médité en position fœtale dans ma vasque, en lisant des proverbes hydreliens à voix basse. Je suis désormais un canal fluide de mémoire sacrée.
— T’as surtout les pieds tout fripés, lâcha Yren, qui nouait sa ceinture d’un air bourru. Et tu ronflais. Fort. Même l’eau aurait voulu s’enfuir.
Seyl leva un doigt dramatique :
— C’est l’onde intérieure qui vibrait.
— Tu vibrais surtout des narines, gronda Yren.
Ils s’échangèrent une tape fraternelle. Nimra, elle, continuait d’osciller entre eux comme une luciole agitée.
— On dit que les Semeuses de Brume peuvent lire tes souvenirs rien qu’en t’écoutant respirer, chuchota-t-elle en s’approchant de Kaen. Et que les Voix de Brume t’obligent à pleurer si tu mens.
Kaen, qui venait de les rejoindre après le petit-déjeuner, éclata de rire.
— Heureusement qu’on passe pas d’abord par Pyronis, parce qu’on serait déjà en train de courir torse nu dans le feu sacré pour mériter notre repas du midi.
— Vous faites vraiment ça ?, demanda Nimra, mi-horrifiée, mi-fascinée.
— Évidemment pas, répondit Kaen avec un clin d’œil. Enfin… pas tous les jours.
Il se tourna vers Yasha, qui souriait doucement malgré elle. Depuis quelques jours, une sorte de lien silencieux s’était installé entre eux. Rien de forcé. Une manière de se comprendre d’un regard, de rire à moitié, de marcher côte à côte sans se marcher dessus. Une fraternité naissante, comme un feu qu’on souffle doucement pour ne pas l’éteindre.
— T’as pas l’air très joyeuse, Flamme Nocturne, dit-il à mi-voix, assez pour qu’elle seule entende. T’as rêvé d’un poisson qui pleure ?
Elle haussa les épaules.
— Non. Justement… rien du tout.
Il la dévisagea un instant, puis se contenta de lui tendre un fruit sec volé du réfectoire.
— Alors c’est qu’aujourd’hui, c’est toi qui vas faire pleurer le poisson. Prépare-toi à devenir une légende mouillée.
Elle le prit sans répondre, mais un rictus discret dansa au coin de ses lèvres.
La cloche intérieure sonna une seconde fois, plus forte, plus grave. Le signal. Le pavillon d’Hydrelia allait ouvrir ses portes.
Autour d’eux, les enfants accéléraient le pas. Les murmures se faisaient plus tendus, plus ritualisés. On parlait de révélations intimes, de pleurs inévitables, de souvenirs piégés dans l’eau.
Une pression étrange emplissait l’atmosphère. Comme si le Temple tout entier retenait son souffle.
Yasha inspira lentement.
Elle n’avait pas rêvé cette nuit.
Mais peut-être… allait-elle enfin se souvenir.
Leurs pas résonnaient doucement dans les galeries supérieures, recouvertes de dalles pâles et bordées de vitraux où des formes aquatiques ondulaient à la lumière. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de l’Esplanade de la Révélation, l’humidité dans l’air se faisait plus dense. Même la lumière semblait s’alourdir, comme filtrée par une brume invisible.
Le groupe avançait en file plus ou moins ordonnée. Nimra ouvrait la marche, presque en sautillant à chaque dalle, suivie de Seyl, le nez dans un carnet flottant devant lui, puis Kaen, les mains derrière la tête, visiblement détendu, Yren en position de veille silencieuse, et Yasha, légèrement en retrait, attentive à tout.
Puis ils débouchèrent sur l’Esplanade.
C’était comme traverser une frontière.
Le sol devint plus clair, nacré comme une perle. Le silence, plus profond. Au centre, s’élevait un édifice circulaire fait de colonnes fines couvertes de mousse translucide, entre lesquelles flottaient de longues voiles d’eau suspendue, qui vibraient au moindre souffle. Le Pavillon d’Hydrelia ne dominait pas par sa hauteur, mais par son mystère : chaque contour semblait flou, chaque reflet portait un souvenir.
Un bassin l’entourait, peu profond, dans lequel coulaient doucement des filets d’eau turquoise, chargés d’échos.
— On dirait qu’il respire, murmura Nimra, fascinée. Comme si l’eau elle-même pensait.
— Ou qu’elle te juge, ajouta Seyl sans lever les yeux de son carnet. Je suis presque sûr qu’Hydrelia est vivante. Un cerveau aquatique collectif. Un immense souvenir qui te regarde vivre pour mieux t’oublier après.
— T’as besoin de dormir plus, toi, fit Kaen avec un sourire. C’est un pavillon, pas un esprit vengeur.
— Tu ne crois pas aux esprits ?, lança Nimra, choquée.
— Je crois surtout que si un esprit existe, il aura mieux à faire que flotter dans un seau à mémoire pour écouter des enfants pleurer sur leur enfance ratée.
Yren grogna.
— Hydrelia, elle te laisse parler, te vider, et puis elle garde ce que t’as lâché. Pour toujours.
Seyl hocha la tête gravement.
— Un grand vase à secrets.
— Une vieille mère silencieuse, murmura Yasha sans s’en rendre compte.
Les autres la regardèrent. Elle fixait le pavillon, pensive.
— Elle ne donne rien. Elle rend ce que tu caches. C’est ça, non ?
Le silence revint un instant. Même Kaen sembla réfléchir. Puis il soupira.
— En tout cas, c’est plus joli que le Hall des Flammes. Là-bas, tout est pointu, chaud, bruyant, ça te donne envie de hurler ou de dormir. Ici, on dirait que...
— ... que le monde s’est arrêté de respirer pour écouter une seule larme tomber, termina Seyl d’un ton théâtral.
Kaen le tapa dans le dos.
— Trop, Seyl. Beaucoup trop.
Ils rirent doucement.
Yasha observait les voiles d’eau suspendus. Chaque goutte semblait contenir un fragment de mémoire.
Ils allaient contourner un petit pont de brume quand un mouvement brusque coupa leur trajectoire.
Une fillette venait de trébucher, ses parchemins s’éparpillant au sol dans un bruissement de soie froissée. Elle était si menue qu’on aurait pu la confondre avec un esprit égaré parmi les colonnes du Pavillon. Ses cheveux, très sombres, tombaient raides dans son dos, mais une mèche bleu nuit glissait sur sa tempe comme une vague désobéissante. Ses yeux — noisette, vastes, calmes — cherchaient à tout prix à éviter les regards.
Yasha s’arrêta net.
Sans réfléchir. Sans même vraiment penser.
Elle s’agenouilla.
— Tiens… murmura-t-elle doucement, ramassant un rouleau qu’elle lui tendit.
Ses doigts, en le tendant, frôlèrent ceux de la petite.
Un souffle.
Quelque chose.
Un vertige bref, comme si elle tombait sans chute, une absence d’équilibre mêlée à une émotion oubliée. La fillette la regarda enfin, de face. Et dans ses yeux bruns — si calmes, si vastes — il y avait un fragment de Yasha. Une impression diffuse, impalpable, un écho venu d’ailleurs.
Un battement de silence.
Puis la fillette se redressa d’un bond, agrippa ses parchemins sans un mot, et fila entre les colonnes. Sa petite silhouette ondula dans la brume, puis disparut derrière un voile d’eau suspendue.
Yasha resta accroupie quelques secondes de plus.
Comme si ses jambes refusaient de se relever.
Comme si l’instant avait duré plus longtemps qu’il n’aurait dû.
Kaen posa une main légère sur son épaule, sans parler.
Les autres s’étaient arrêtés aussi, intrigués.
— Tout va bien ?, demanda Nimra.
Yasha hocha lentement la tête.
— Oui… je crois. C’était juste… étrange.
Elle n’aurait pas su dire pourquoi ce geste, si banal, l’avait bouleversée. Ni pourquoi le regard de cette enfant lui avait rappelé quelque chose qu’elle n’avait jamais vu.
Mais quand elle se remit debout, une fine goutte d’eau glissa de sa tempe jusqu’à sa clavicule, froide comme une larme ancienne. Et au creux de son ventre, un frisson demeura.
Ils avaient repris leur marche vers le Pavillon, laissant derrière eux le pont et le souvenir étrange de la fillette aux yeux noisette. Mais l’ambiance avait changé. Quelque chose s’était relâché, comme si l’air, saturé de tension, s’était enfin mis à respirer avec eux.
Yasha marchait en tête, plus alerte qu’avant, les doigts encore frémissants du contact fugace.
— T’as décidé de sauver tous les enfants du Temple maintenant ?, lança Yren en la rejoignant d’un pas lourd. Tu fais dans le bénévolat ou quoi ?
Elle tourna vers lui un regard amusé.
— Je savais pas que l’empathie était interdite au règlement.
Yren haussa les sourcils, faussement indigné, et pointa un doigt vers Kaen qui suivait à leur gauche, bras croisés derrière la tête, l’air aussi tranquille qu’un dragon au soleil.
— Non mais sérieusement. Tu relèves les enfants tombés, tu souris aux fous de Pyronis… Tu comptes adopter tout le dortoir ou bien c’est une stratégie de domination affective ?
Kaen prit un air outré, posant une main sur son cœur comme s’il venait d’être poignardé.
— Moi ? Fou ? Je suis l’incarnation de la tempérance et du tact. Une source de sagesse vivante. Demande à Seyl.
Seyl, qui griffonnait dans son carnet tout en marchant, leva à peine les yeux.
— Kaen a effectivement une grande sagesse. Il la cache très bien, mais elle est là. En hibernation.
Nimra éclata de rire.
— Vous êtes vraiment impossibles tous les quatre !
Yasha secoua la tête, un sourire aux lèvres.
— Je suis surtout ravie de vous voir enfin vous entendre. Je commençais à croire qu’il faudrait des années et un miracle pour ça.
Yren grimaça.
— J’appelle pas ça “s’entendre”. J’appelle ça “tolérer le chaos ambiant sans étrangler personne”. Nuance.
Kaen tendit un bras autour de ses épaules avec un clin d’œil provocateur.
— Avoue que tu m’aimes bien, vieux roc. C’est dans tes yeux. J’y vois la tendresse refoulée.
Yren tenta de se dégager, grogna, mais ne le repoussa pas franchement.
— J’y vois surtout une envie de te faire tomber dans la première flaque.
Seyl nota quelque chose dans son carnet, très sérieusement.
— Citation du jour : “L’affection chez les garçons passe souvent par des menaces de noyade.”
Nimra fronça les sourcils.
— C’est bizarre, moi quand j’aime bien quelqu’un, je lui donne un fruit sec, pas un traumatisme aquatique.
Il s’arrêta, grimaça, puis gribouilla dessus.
— Non. Mauvaise citation. Mauvais siècle. Mauvaise idée. Nouvelle méthode : moins de noyade, plus de snacks.
Les rires reprirent, légers comme des bulles, et le petit groupe s’engouffra dans les galeries brumeuses, un peu plus soudé, un peu plus lucide — comme si, entre deux plaisanteries, ils avaient grandi d’un souffle..
Et pendant quelques instants, avant que les brumes d’Hydrelia ne les enveloppent de mystère, il n’y eut que des pas rythmés, des plaisanteries, et cette sensation rare que le monde — juste là, juste maintenant — était simple, et doux.
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Après des semaines hardues de travail et une petite pause de l'aventure, voici le retour !
Je pense publier partie par partie plutôt que chapitre par chapitre, pour que ça soit (peut-être) plus agréable à la lecture. Une fois le premier livre fini je ferais une première relecture globale en enrichissant des commentaires de chacun et chacune, merci pour la lecture et pour les conseils précieux !
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