Chapitre 5 : Les chuchotements de l'eau (2)

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Partie 2 : Le miroir des âmes

Dès qu’ils franchirent l’arche, un changement presque imperceptible saisit l’espace.

L’air se fit plus dense.
Plus humide.
Plus… chargé.

Le Pavillon de l’Aube n’était plus le sanctuaire de pierre discret qu’ils avaient entrevu la veille. Temple sacré de Luxen, il n’ouvrait ses portes que durant la Semaine des Révélations, et uniquement lorsqu’une rune y était gravée.

Ce matin-là, le lieu avait changé de nature. Ses contours vibraient d’une vie nouvelle. La salle, autrefois sobre, était désormais partiellement inondée, baignée de brume. Les colonnes blanches ne semblaient plus soutenir quoi que ce soit : elles flottaient, suspendues dans un silence liquide. Le sol, recouvert d’une eau calme, miroitait doucement, parcouru de veines lumineuses qui pulsaient comme un souffle ancien.

À droite de la grande arche d’entrée, encastrée dans le mur, se trouvait une plaque de fer noir marquée d’ondulations forgées. Selon la tradition, chaque matin d’épreuve, un représentant du Royaume concerné venait y tracer sa rune d’Ouverture, gravée par la volonté et l’essence même de son élément.

Une inscription ancienne, gravée au-dessus de la plaque, brillait doucement dans la pénombre :

« Que la nation grave, et le monde se pliera. »

Ce jour-là, c’était l’émissaire d’Hydrelia qui l’avait inscrite. Une rune fluide, mouvante, déposée dans un murmure. À peine gravée, elle avait commencé à diffuser sa magie dans tout le Pavillon, l’inondant lentement de brume, de mémoire et d’eau.

Depuis, le sanctuaire vibrait. Les échos d’Hydrelia s’y mêlaient à la pierre luxenne : un équilibre sacré, rituel. Et chaque enfant qui franchissait le seuil entrait dans un fragment vivant du royaume de l’eau — un souvenir d’ailleurs sculpté à même la lumière.

Chaque pas faisait frissonner l’espace.

Les sons s’étouffaient aussitôt qu’ils naissaient — leurs voix, leurs pas, même leurs respirations semblaient aspirées par l’eau, digérées par le silence.

Yasha, la première, s’immobilisa, les yeux écarquillés. Tout dans ce lieu lui semblait inversé. Les couleurs étaient étranges : les ombres paraissaient claires, les lumières profondes, comme si l’espace obéissait à un autre spectre. Les murs ondulaient par endroits, reflétant non pas leur présent, mais des échos flous — des enfants flous ? des souvenirs ? des images ? — difficile à dire.

Ses pieds nus effleuraient la surface avec précaution. La fraîcheur liquide semblait remonter par sa peau jusqu’à sa nuque. Elle sentit la morsure légère du sel sur une éraflure, et le souffle frais du lieu lui chatouiller l’échine.

— Wow… on dirait qu’on marche dans une mémoire vivante, souffla Seyl, sa voix déformée, presque chantée par l’écho des voiles d’eau.

Kaen glissa volontairement dans une flaque plus profonde, éclaboussant Nimra, qui poussa un cri étouffé. Mais même ce cri paraissait lointain, aspiré par les brumes.

— J’ai l’impression qu’on s’est fait avaler par un rêve, murmura Nimra, fascinée.

Yren fronça les sourcils.

— C’est pas un rêve. C’est un test. Tout ici est pensé pour nous déstabiliser.

Yasha ne disait rien.
Elle avançait, pas à pas, les sens en éveil.

Sous la surface de l’eau, elle croyait voir des mots… non, des glyphes, hydreliens, peut-être ? Qui flottaient comme des pensées noyées. Elle s’accroupit un instant, effleura la surface du bout des doigts — l’eau vibra, une onde douce s’étira, puis s’évanouit.

Rien de visible.
Mais quelque chose d’inscrit.

Elle se releva. Sa robe était déjà humide jusqu’aux genoux, mais elle ne sentait ni inconfort ni froid. Seulement une présence diffuse, comme si le lieu l’observait autant qu’elle l’explorait.

Elle jeta un regard à ses camarades, absorbés chacun à leur façon par l’étrangeté du lieu.

Un silence ondulant s’installa dans le Pavillon.

Elles surgirent sans bruit, glissant littéralement hors des voiles d’eau suspendus : les Semeuses de Brume. Drapées de longues robes argentées, mi-liquides, mi-vaporeuses, leurs silhouettes semblaient s’effacer à chaque pas. Ni jeunes, ni vieilles, ni tout à fait femmes ni vraiment hommes. Une androgynie tranquille, intemporelle, ancrée dans l’eau. Sur leur front, un fin cercle d’algue tressée, perlé de gouttes suspendues.

Derrière elles, avancèrent trois Voix de Brume, au visage partiellement masqué de coquilles irisées. Leur présence n’avait rien de menaçant — et pourtant, les enfants se redressèrent instinctivement. Un respect immédiat, comme face à une vérité qui se tait plus qu’elle ne se dit.

La plus haute des Voix leva lentement la main.
Sa voix, quand elle s’éleva, ressemblait à un chant étouffé dans une caverne pleine d’eau.

— ”On ne possède rien que l’on ne puisse rendre. »

Un murmure flotta dans l’air, répété en écho par les Semeuses.

— « Rien que l’on ne puisse rendre… »

Puis la Voix parla.

Elle parla d’Aquelia, déesse des flux, des émotions enfouies, des vérités noyées et des pactes muets. Elle expliqua comment les Six Esprits pleurèrent autrefois sur le monde, et comment Aquelia recueillit ces larmes pour en faire les Maisons-larmes, six lignées mouvantes d’âmes choisies — les Gwishin. Des esprits errants devenus familles d’accueil de la mémoire.

— « À Hydrelia, nul n’hérite. On choisit. Et parfois, on est choisi. »

Les enfants écoutaient, hypnotisés. Seyl prenait des notes frénétiquement. Nimra fixait la Voix avec une fascination quasi mystique. Kaen semblait surpris d’écouter autant sans s’ennuyer. Même Yren ne disait rien, mais ne perdait pas un mot.

Une autre Semeuse prit le relais, et parla de Nædralis, la Faculté des Échos Dissous, la grande école d’Hydrelia où se recueillent les mémoires anciennes, les pactes oubliés, les rêves jamais accomplis. Là-bas, l’étude n’est pas une accumulation de savoirs, mais un apprentissage de l’effacement : apprendre à se souvenir pour mieux offrir l’oubli.

— « Le souvenir est une mer. Vous pouvez y nager. Vous pouvez y plonger. Mais vous ne devez jamais croire que vous pouvez la contenir. »

Yasha leva la main.

— Et si on se souvenait de quelque chose qui ne nous appartient pas ?

La Voix tourna lentement son masque vers elle.

— « Alors cela signifie que vous avez été traversée. Et ce n’est pas une faute. C’est une grâce. »

Yasha fronça les sourcils.

— Et est-ce qu’on peut voir… autre chose que le passé ? Est-ce que l’eau peut montrer ce qui vient ?

Un silence tomba.

Cette fois, même les voiles d’eau parurent se figer.

La Voix de Brume laissa un silence s’installer, comme si elle pesait chaque mot avec délicatesse, puis répondit d’une voix douce, presque murmurée :
— « L’avenir est une eau trouble… Plus on s’y agite, plus il devient opaque. Parfois, il faut juste attendre qu’il se dépose. »

Elle tourna lentement la tête, un léger sourire à peine esquissé sur les lèvres.
C’était une réponse.
Et pourtant, ce n’en était pas vraiment une.

Yasha sentit quelque chose s’agiter doucement au fond d’elle. Une onde. Un doute. Une promesse.

Et pendant que la Voix appelait les Semeuses à préparer la suite, elle se dit que, peut-être, certaines questions avaient déjà été posées bien avant elle… par une autre voix. Par un autre souvenir.

Le sol de pierre du pavillon s’était miraculeusement asséché à leur passage, comme si le lieu lui-même s’était accordé une trêve. Des nattes de jonc tressé avaient été déroulées en cercles concentriques autour d’un bassin de vapeur douce, et la délégation d’Hydrelia déambulait silencieusement entre les enfants pour y déposer des plateaux nacrés.

Yasha s’assit entre Nimra et Yren, Kaen s’étalant paresseusement en face d’elle avec son air de toujours : détendu, insolent, attentif à tout.

Le repas était simple, mais rien dans ses formes ou ses couleurs ne leur était familier.

Petits cylindres de riz noir gluant enroulés dans des feuilles d’algue aux reflets bleu nuit.
Des perles translucides, presque vivantes, qui vibraient légèrement quand on les effleurait.
Une soupe grise et fumante, remplie de racines spiralées, dont l’odeur évoquait à la fois la terre humide et la pierre mouillée.

— Vous êtes sûrs que c’est de la nourriture ? marmonna Yren, examinant un rouleau comme s’il pouvait lui mordre les doigts.

— Je crois que ça respire encore, plaisanta Kaen, déjà en train d’en mâchonner un avec un demi-sourire.

Il mâcha lentement, s’arrêta, haussa un sourcil.
Puis, à contrecœur :

— Bon… c’est pas si mal. C’est bizarre, mais… ça pique un peu comme un souvenir d’enfance mal rangé…

Seyl, lui, écrivait à toute vitesse dans son carnet posé sur les genoux.

— Texture : humide mais cohérente. Goût : entre le sucre de deuil et l’amertume d’un secret. Expérience : globalement troublante, mais captivante.

— T’es insupportable, souffla Yren.

Nimra, elle, rayonnait.

— J’adore. On dirait que chaque bouchée raconte une histoire. Cette gelée-là m’a rappelé un poème que ma mère me lisait. Sauf que je n’ai aucun souvenir de ce poème.

Yasha n’avait pas encore parlé.

Elle prit une perle de mémoire entre deux doigts. Elle était tiède, presque vivante. Elle la porta à ses lèvres, et dès qu’elle la fit éclater sur sa langue, une image surgit : un parfum de pluie, une main fine sur un front brûlant, un chant en langue ancienne — ou oubliée.

Rien de clair.
Mais quelque chose en elle se serra.

Elle en goûta une autre.
Et cette fois, elle sentit l’odeur d’un livre humide, d’un sol froid, et un rire… un rire d’enfant. Peut-être le sien. Peut-être pas.

Elle reposa la perle, troublée.

— On dirait que la nourriture est…, dit-elle à voix basse.

Kaen l’observa en coin, son regard moins moqueur.

— T’as mangé un souvenir ?

Elle haussa les épaules.

— Peut-être. Ou c’est lui qui m’a mangée. Je sais pas encore.

Une Semeuse de Brume les observait depuis l’ombre d’un voile.

Elle ne dit rien.
Mais ses lèvres s’étirent légèrement, comme si tout se passait exactement comme il le fallait.

Le repas se termina en silence. Un silence tranquille. Nourri.

Et lorsque les enfants se relevèrent, il semblait qu’une part d’eux — minuscule, floue — s’était déjà dissoute dans le rituel.

Le repas terminé, les Semeuses revinrent, comme sorties d’un rêve trop doux.

Elles marchaient, tenant entre leurs mains de longues tiges d’algues tressées, au bout desquelles pendait un petit objet translucide. Ce n’était ni bijou, ni talisman mais une goutte parfaitement sphérique, suspendue dans l’air, scintillante et douce comme du verre vivant.

Une larme figée.
Un éclat d’eau éternisé.
Un souvenir prêt à éclore.

Chaque enfant en reçut une, tendue avec une lenteur cérémonielle. Dès que leurs doigts touchaient le fil d’algue, un frisson passait dans l’air, imperceptible. Comme si le lieu prenait note de leur contact.

Yasha la prit entre ses doigts sans oser la regarder tout de suite. Elle était tiède, presque vivante. Elle la serra contre sa paume et sentit une pulsation — lente, comme un cœur. Ou une pensée.

Ou un deuil.

Une des Semeuses s’avança alors, son regard voilé d’un nuage de lin trempé.

— « Cette larme contient ce que vous êtes prêt à rendre. Ce que vous êtes prêt à abandonner, à libérer, à nommer. »

Sa voix n’était pas autoritaire.
Elle était calme. Résignée.

— « Ce n’est pas un test. Ce n’est pas un piège. C’est un passage. Le bassin qui vous attend recevra vos offrandes — qu’elles soient claires, troubles ou muettes. Vous n’avez pas besoin de tout comprendre. Seulement… de laisser aller. »

Le silence se posa comme une couverture humide sur le groupe.

Seyl observait sa larme en la tenant à la lumière, fasciné par les reflets mouvants à l’intérieur.

Kaen la faisait tourner entre ses doigts, inquiet mais feignant la désinvolture.

— On dirait un cœur en prison, murmura-t-il.

Nimra fixait la sienne sans cligner des yeux, comme si elle attendait qu’elle parle.

Yren, lui, n’avait pas bougé. Il tenait la goutte à distance, les mâchoires serrées.

— C’est pas naturel de donner quelque chose qu’on n’a pas décidé de dire, marmonna-t-il.

— Mais peut-être que c’est ça, l’épreuve, répondit doucement Yasha.

Elle n’avait toujours pas ouvert sa main. Elle ne voulait pas voir. Pas encore.
Elle la garda contre elle, à hauteur de poitrine, comme une boussole inversée, un noyau trouble qu’elle devait porter un peu plus longtemps avant de s’y plonger.

Le silence s’épaissit à mesure que les enfants comprenaient que ce qu’ils allaient vivre n’avait rien d’un jeu, ni d’un exercice d’école.

Le bassin sacré s’étendait devant eux, vaste et immobile comme un œil sans paupière. Son eau était noire, mais pas opaque — elle semblait absorber la lumière pour ne rien rendre. Les enfants passaient un à un, guidés par les Semeuses. Certains revenaient tremblants, muets. D’autres, en larmes. Aucun ne parlait.

Le nom de Yasha fut soufflé, à peine audible, mais elle le sentit vibrer en elle.

Elle s’avança.

Ses pieds nus entrèrent dans l’eau, tiède et étrange, comme si elle la reconnaissait. Elle serra la larme figée une dernière fois, puis la laissa tomber doucement dans le bassin.

Dès que la goutte effleura la surface, tout bascula.

L’eau la happa sans violence.
Pas de chute.
Pas de noyade.

Juste un glissement vers l’intérieur.

L’espace devint flou. Les sons se firent lointains. Elle clignait des yeux — mais ses yeux n’étaient plus tout à fait à elle.

Une pièce se forma autour d’elle, lentement. Inondée. Les murs baignaient dans une eau stagnante jusqu’aux genoux, les couleurs viraient au vert pâle. Des glyphes hydreliens tremblaient sur les murs, noyés dans des larmes figées. L’air sentait le sel, le fer… et la mémoire.

Et au centre… une femme.

Jeune. Une vingtaine d’années.
Cheveux noirs collés à sa peau trempée.
Yeux d’un vert doré lumineux, ravagés de larmes.
Elle était agenouillée dans l’eau, tenant un objet invisible entre ses mains — peut-être une prière. Peut-être un fantôme.

Elle parlait. Mais ses mots ne portaient pas.
Ils glissaient.
Comme si elle parlait à l’absence.
À quelqu’un de perdu.

Ou de jamais venu.

Yasha sentit son propre cœur battre à l’unisson avec celui de cette femme. Une tristesse abyssale s’abattit sur elle. Une douleur immense, mais sans blessure identifiable. Un deuil sans nom.

Elle voulut crier, mais sa voix ne sortit pas.

Elle voulut bouger, mais son corps n’était plus tout à fait là.

Elle était à la fois spectatrice…
…et présence.

Et puis, la femme releva doucement la tête.
Elle la regarda.
Droit dans les yeux.

Pas surprise.
Pas effrayée.

Comme si elle l’attendait depuis toujours.

Et Yasha, pétrifiée, reconnut ses traits.
Le même visage.
Plus âgé. Épuisé.
Mais c’était elle.
Ou une version d’elle.
Ou… un souvenir à venir.

Ses lèvres bougèrent sans bruit.
Puis, dans un murmure presque inaudible, Yasha souffla :

— « C’est moi ? »

Et aussitôt, l’eau se referma.

Le monde se plia.

Et le rêve bascula.

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Et voici la Partie 2 de ce Chapitre 5 !

J’avais envie ici d’entrer encore plus profondément dans un moment suspendu, une épreuve avec soi-même, un instant d’introspection et de vague de souvenirs. Cela correspond, à mes yeux, à l’imaginaire que je me fais d’Hydrelia. Et vous qu'en pensez-vous?

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