Chapitre 5 : Les chuchotements de l'eau ( 3)

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Partie 3 : Le reflet

La pièce n’avait plus de murs. Plus de sol. Elle n’était plus qu’eau.
Une eau lourde, étale, infinie.

Yasha flottait. Ou tombait. Impossible de savoir.

Tout autour d’elle résonnait une lumière verte et dorée, tamisée comme si le monde entier avait été plongé dans un rêve que personne n’avait voulu rêver.

Et face à elle… elle-même.
De nouveaux ces cheveux noirs collés au visage, ces yeux vert doré embués de larmes.
Mains ouvertes.
Regard brûlant.

La voix monta soudain, brute, brute et brute :
— « EIRIAN ! »

Un cri noyé.
Un cri qui fissura l’espace comme une tempête muette.

Un cri lancé dans le vide, dans l’absence.
Dans un amour arraché.

Yasha sentit sa poitrine se contracter. Le nom, ce nom, vibrait en elle sans souvenir associé, comme un mot qui aurait toujours appartenu à sa langue — mais qu’on ne lui aurait jamais enseigné.

Elle recula.
Elle voulut fuir.
Mais ses jambes ne répondaient plus.

L’eau l’entourait entièrement.
Pas de haut. Pas de bas.
Juste elle, face à elle.

— Laisse-moi partir… pensa-t-elle, ou tenta-t-elle de dire.

Mais l’eau refusa.

Elle resserra son étreinte, douce et terrible.
Elle lui colla à la peau, s’insinua dans sa gorge, dans ses pensées.

Un courant l’attrapa et l’attira vers le fond.

Les reflets se mirent à danser, multipliant les visages d’elle-même :
Yasha-l’enfant, Yasha-la-lectrice, Yasha-la-hérétique, Yasha-la guerrière qui n’existe pas encore.
Et au centre, cette femme qui pleure.
Cette femme qui est elle sans l’être.

Elle ferma les yeux.

Elle avait peur. Peur d’être multiple.
Peur d’être floue.
Peur de ne jamais pouvoir se définir.
Mais dans ce brouillard intérieur… une pensée émergea, simple, nue, nue comme une larme :

Je n’ai pas besoin d’être une seule chose.
Je n’ai pas besoin d’être complète.
Je suis mouvante.
Et ça suffit.

Un frisson traversa l’eau.
Quelque chose se libéra.
Un souffle.

La main de la femme adulte effleura la sienne, puis disparut.
Le nom Eirian s’effaça dans l’eau, comme s’il avait été dit pour la dernière fois — ou pour la première.

Elle fut rejetée à la surface dans un frisson de lumière, les poumons en feu, les yeux écarquillés. Le Pavillon l’attendait, silencieux. Les autres enfants la fixaient.

Mais Yasha…
Yasha ne regardait personne.

Elle serrait son poing contre sa poitrine.

Et dans ce poing,
rien.

La larme s’était dissoute.
Ou peut-être…
avait-elle libéré quelque chose.

Le monde réel reprenait petit à petit sa place. Mais elle, maintenant, portait quelque chose d’autre.
Une absence, peut-être.
Mais qui avait cessé de peser.

Elle ouvrit les yeux.

Et pleura sans bruit.

Le bassin avait retrouvé son calme.Plus de remous. Plus d’images.
Juste le miroir noir et lisse d’une mémoire profonde, qui avait reçu plus qu’elle ne l’avait rendu.

Les enfants se tenaient là, debout ou assis, certains encore ruisselants, d’autres déjà presque secs mais tous… changés.
Leurs cheveux collaient à leurs tempes. Leurs yeux cherchaient l’horizon ou fuyaient les regards. Chacun portait désormais un secret de plus — ou un morceau de soi en moins.

Nimra pleurait doucement, les bras croisés sur les genoux, la tête baissée. Des larmes se faisent la cour, sur ses joues, en un filet discret, fragile.

Seyl, lui, restait assis droit, les mains posées à plat sur le sol, tel un scribe dans une salle vide. Ses lèvres bougeaient parfois à peine, murmurant à l’eau pour qu’elle n’oublie pas ce qu’il n’osait écrire.

Yren s’était reculé dans un angle de la salle. Dos au mur, bras croisés. Les poings si serrés que ses jointures blanchissaient. Il n’avait pas pleuré. Mais son regard avait changé. Comme si quelque chose en lui s’était retourné et avait choisi de ne plus faire semblant.

Kaen, étonnamment, était calme.
Assis, jambes croisées, les bras posés sur ses genoux. Pas de sourire. Pas de remarque.Il fixait un point invisible devant lui, ses traits détendus, lavés de toute malice.

Yasha, debout, observait chacun d’eux tour à tour.
Elle sentait encore l’humidité couler dans son dos, goutte à goutte.
Mais ce n’était plus de l’eau.
C’était un poids nouveau : un savoir, une mémoire, un lien.

Et autour d’eux, le Pavillon n’avait pas changé.
Mais il semblait changer.
Comme s’il avait absorbé leur peine, leur vérité, et les gardait en silence, comme une bibliothèque d’âmes.

Personne ne parlait.

Un enseignement transparaissait dans le silence, muet mais sûr :
Ici, la force ne brûle pas.
Elle endure.
Elle garde.
Elle transforme.

Yasha inspira lentement.
Et dans ce souffle, pour la première fois, elle ne se sentit ni seule, ni divisée.
Juste… en lien.
Avec eux.
Avec ce lieu.
Avec elle-même.

Le groupe commençait lentement à se disperser, chacun dérivant comme une île isolée au milieu du silence. Les pas dans l’eau étaient feutrés, hésitants, lestés de pensées qu’aucune langue n’aurait su traduire.

Yasha restait debout, immobile, les bras ballants. Elle observait ses paumes comme si quelque chose aurait dû y être, ou y revenir.

Alors elle la vit approcher.

Une Voix de Brume, surgie sans bruit d’un repli du Pavillon, glissa vers elle à pas d’ombre. Sa robe traînait sur l’eau sans la troubler, et son masque nacré reflétait les lueurs diffuses des voiles suspendus. Dans sa main tendue : une perle noire. Petite, parfaitement sphérique, scintillante comme une goutte d’encre gelée.

Sans un mot, elle la tendit à Yasha.

La jeune fille tendit lentement sa main, et la Voix y déposa la perle avec la délicatesse d’un secret transmis.

Puis elle parla. Sa voix, grave et douce, résonna comme un murmure d’écho ancien :

— « L’eau se souvient de toi. Même si toi, tu l’as oubliée. »

Le souffle de Yasha se suspendit.
Elle leva les yeux vers le masque. Mais la Voix s’était déjà reculée.
Sans bruit. Sans explication.
Elle disparut dans les brumes du Pavillon, avalée par le silence et la lumière inversée.

Yasha baissa les yeux sur la perle.
Elle était légère comme une poussière.
Mais son poids…était immense.

Elle la ferma dans sa paume.
Et aussitôt, un frisson monta lentement le long de son bras.Pas de souvenir précis. Pas d’image, seule une présence, subtile, dense, presque vivante.

Ni bijou, ni récompense, c’était une mémoire. Une mémoire qui attendait.
En sa main, en elle.
Ou encore, devant elle.

Et dans le silence revenu, Yasha comprit que ce don était une clé dont elle ne voyait encore la porte.

Le Pavillon se vidait lentement, avalant les pas humides dans ses courants invisibles. Les enfants, encore silencieux, regagnaient les galeries à contre-jour, laissant derrière eux l’épreuve, comme on quitte un rêve qui colle à la peau.

Yasha resta en arrière.

Son regard s’accrocha à un petit bassin isolé, creusé à même la pierre, dissimulé sous un voile de brume plus dense que les autres. Elle s’approcha sans y penser, portée par une pulsation calme mais irrésistible. Un appel feutré, sans mot.

Elle s’y pencha, les mains sur les genoux, les cheveux encore humides, le souffle ralenti.

Dans l’eau noire, son reflet apparut. Tremblant. Fatigué. Mais entier.

Puis, derrière elle, une seconde silhouette.
Floue. Superposée. Une forme debout, presque identique.Pas menaçante.
Mais terriblement familière.

Yasha ne bougea pas.

Le reflet ne clignait pas.Il l’attendait.

Elle se retourna brusquement. Rien.
Juste le Pavillon vide. Les voiles d’eau qui ondulaient doucement.
Le silence, encore.

Elle posa la main sur son torse, là où la perle noire était toujours dissimulée dans sa tunique.
La sensation de fraîcheur revint.
Une goutte glissa lentement dans son dos.
Une humidité sans source, venue d’un lieu qu’elle n’avait jamais visité, ou peut-être… oublié.

Et puis, dans l’air soudain figé, la cloche du soir retentit.

Grave. Lente.
Comme si elle annonçait non la fin du jour, mais le début d’un souvenir.

Yasha ferma les yeux un instant.
Un murmure, inaudible, frôla sa conscience.
Un nom ? Une promesse ?

Non. Un frisson.

Et elle comprit — sans savoir pourquoi — que quelque chose était resté accroché à elle.

Juste… une trace.Une goutte venue d’un autre temps.

Ils s’étaient retrouvés sur le seuil du Temple, dans cette lumière du soir qui n’appartient plus vraiment au jour ni à la nuit. La brume commençait déjà à retomber en nappes fines entre les colonnes, et les cloches continuaient de vibrer doucement, comme un souffle d’orgue étouffé dans la pierre.

Le groupe marchait sans se parler, mais dans un accord tacite. Pas besoin de mots. Les regards suffisaient.

— « J’sais pas vous, mais j’ai besoin de dormir huit jours », marmonna Kaen en étirant les bras.

— « Ou de ne plus jamais rêver », ajouta Nimra, la voix encore brisée.

— « Je vote pour une trêve collective », lança Seyl, le ton sérieux pour une fois.

Yren hocha la tête, fatigué mais présent.

Ils se séparèrent sans cérémonial, chacun prenant le couloir menant à son dortoir. Yasha, elle, prit un autre chemin. Plus étroit. Plus calme.

Vers la bibliothèque.

La salle était plongée dans une pénombre accueillante, tiède, rythmée par le crépitement des chandelles enchantées suspendues au plafond. Des rouleaux dormaient en silence sur les étagères de cèdre noir, et l’odeur du parchemin ancien enveloppait l’air d’une douceur rassurante.

Elior était là, bien sûr.
Assis à son pupitre comme s’il ne l’avait jamais quitté.
Une plume suspendue au-dessus d’un codex, les doigts croisés, le regard tourné vers elle avant même qu’elle ne parle.

— « Tu n’as pas l’air surprise », dit Yasha en s’approchant.

— « Je savais que tu viendrais », répondit-il calmement. « Tu portes encore l’eau dans tes yeux. »

Elle resta debout, un instant, puis s’assit face à lui. Le silence les entoura comme une bulle.

— « J’ai vu une femme… dans l’eau. Moi. Plus tard. Je crois. Elle m’a regardée. Elle a crié un nom que je ne connais pas. »

Elle marqua une pause.

— « Est-ce possible que l’eau… montre l’avenir ? »

Elior la fixa longuement. Sa voix, quand elle arriva, était douce. Mais ferme.

— « Non. »

Le mot tomba comme un couperet. Sec. Irréfutable.

— « L’eau ne ment pas. Elle ne triche pas. Elle se souvient. Elle reflète. Mais elle ne projette pas. »

Il plia lentement un parchemin devant lui.

— « Ce que tu as vu… venait d’avant. Même si tu n’en as aucun souvenir. »

Yasha détourna le regard, déçue ou soulagée, elle ne savait pas encore.

Elior se leva, et d’un geste lent, alla chercher un petit livre relié de cuir bleu pâle sur une étagère haute. Il le lui tendit sans un mot.

Le titre, gravé à la main, tremblait sous la lueur :
« Lignes brisées : mémoire, échos et vestiges du temps flottant »

Elle prit le livre avec lenteur. Le serra contre elle.

Alors Elior s’approcha.
Et sans rien dire, il posa une main douce sur sa tête.
Un geste ancien.
Plein. Silencieux.

Yasha ferma brièvement les yeux. Puis hocha la tête, et tourna les talons.

Elle remonta les couloirs dans l’obscurité bleutée du Temple. Le livre contre son cœur. Les pieds humides. L’esprit agité.

Elle poussa la porte de son dortoir. La chambre était vide.
Elle se glissa sous les draps froids, sans se déshabiller.
Et malgré tout ce qu’elle portait en elle… elle s’endormit vite.

Profondément.

Sans rêve.

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(je sais pas pourquoi ma petite note de fin de chapitre n'est pas apparue alors je la poste ici!)

Dans ce chapitre, j’ai essayé de m’appliquer à transcrire quelque chose de plus que de l’intrigue. Ce que je cherchais avant tout, c’était à faire sentir. À faire vibrer.

L’univers d’Hydrelia m’a offert cet espace particulier, presque sacré, pour explorer ce qu’on vit tous à certains âges : la confusion, le vertige, les émotions trop vastes pour nous, les silences qu’on ne sait pas nommer.

À travers Yasha, je voulais aborder le deuil — pas forcément celui d’un être cher, mais celui d’un soi possible. Celui des gestes qu’on n’a pas encore faits, des choix qu’on sent poindre avant même de les comprendre.

J'ai aussi essaye de transmettre une forme de dialectique intime dans ce chapitre : Yasha est une enfant, mais elle entrevoit quelque chose d’elle plus tard. Une version d’elle-même déjà blessée, déjà liée à un nom qu’elle ne connaît pas encore : Eirian. Ce fil rouge, je l’ai volontairement laissé ouvert. Peut-être qu’il deviendra central, peut-être pas. Mais ce qui compte, ici, c’est ce qu’il réveille : la sensation d’être traversée par un futur flou, et d’en sortir changée. Par ailleurs n'hésitez pas à émettre vos thèses et théories sur l'Histoire et ses personnages cela me rend curieuse !

Aussi, ce chapitre a été pour moi comme un moment d’introspection collectif. Chaque personnage en ressort marqué, mais sans mots pour le dire. J’ai voulu que ce soit une plongée sensorielle, une mémoire liquide, un moment où l’univers s’efface pour laisser place aux résonances intérieures.

Je tenais en plus à demander quelques petits conseils direct :

- Petit mot sur le style :

J’essaie de trouver un équilibre entre poésie et clarté. Je sais que certaines phrases sont denses, que certaines métaphores s’étendent — mais je veux que le rythme épouse l’émotion. Si parfois c’est “trop”, n’hésitez pas à me le dire : j’apprends en écrivant, et avec vos conseils, j'avance :)

- Pour les dialogues, j’ai aussi une volonté d’unifier l’aspect typographique : guillemets français (« … ») pour le texte courant, et tirets longs cadratins (—) pour les répliques au style roman. J’expérimente encore pour trouver ce qui reste lisible et fluide, tout en étant fidèle à l’identité du récit. (Aussi je n'ai aucune idée des normes exacts là dessus!)

Merci de lire, de ressentir, de suivre Yasha dans ce monde en construction.

À bientôt pour la suite!

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