Chapitre 5
Topaze
Ouf, j’ai trouvé une place. Je suis en train de marcher vers le bar. Revoir Amber ce soir m’a fait un bien fou. J’espère de tout cœur qu’elle va aller mieux et qu’elle recommencera à sortir, à vivre un peu. En tout cas, je ferai tout ce que je peux pour ça.
La devanture est mignonne, on croirait replonger dans les années folles. Les teintes chaudes du bois de noyer, les finitions en laiton doré… C’est très élégant. (J’ai toujours eu un petit faible pour le doré. Va savoir pourquoi — peut-être une manie partagée par toutes les femmes, cette obsession de l’or.)
Je pousse la porte. Dès les premières notes de musique instrumentale, l’ambiance est plantée. L’intérieur est encore plus somptueux que la façade : de grands canapés en bois massif, des assises en cuir ivoire qui n’attendent que moi. Les tables ont des pieds en laiton brossé, les plateaux en bois épais et parfaitement verni. Aucun doute, ce bar a coûté une petite fortune à aménager. Le reste est plus sobre : un joli parquet, des plafonniers au style rétro. Tout est dans le détail. Le décorateur a manifestement tenu à garder un fil conducteur.
J’aperçois assez rapidement la table des filles. Impossible de manquer Tricia dans sa robe fuchsia, perchée droite comme un i dans une posture élancée. Ses cheveux bruns frisés sont coupés très court. Elle est si parfaite, si douce, qu’on la croirait presque irréelle. Ses grands yeux noirs semblent absorber la lumière. À côté d’elle, Paige et Molly, comme toujours plus discrètes.
Je m’avance.
— Eh bonjour les filles, comment ça va ?
Tricia se redresse à peine.
— Écoute, ça va. Même si la santé de ma mère, en ce moment… C’est compliqué. On fait ce qu’on peut.
— Je suis désolée. Ça doit être si difficile.
— Merci, vraiment.
— Et vous alors ? je lance en regardant Paige et Molly, assises côte à côte.
Paige répond avec entrain :
— Ça va. Un peu surmenées au boulot… On a plein de nouveaux parents qui ont inscrit leurs enfants à la garderie. Donc c’est cool, mais le rythme est intense. On va devoir s’y faire.
Molly lève les yeux, murmure :
— Ça va, merci.
(Pas possible… Faut toujours lui arracher les mots de la bouche. Je me demande même pourquoi elle est venue si c’est pour rester aussi fermée. À part avec Paige, je ne l’ai jamais vue tenir une vraie conversation.)
Tricia me sourit :
— Et toi, Topaze, ça va ces derniers temps ?
— Oui, ça va. J’ai enfin eu cette fameuse promotion que je visais, donc je suis plutôt heureuse ! Mais avant de venir ici, j’étais avec Amber pour dîner, et… c’est dur pour elle. Très dur. Ça me touche beaucoup, même si ce n’est pas directement moi qui suis concernée.
— Oh wow, tu l’as eue cette promo ! Je suis trop contente pour toi ! Et désolée pour Amber, oui… j’imagine.
(Elle serait moins enthousiaste si elle savait ce que j’ai dû faire pour l’obtenir, cette foutue promotion.)
Je prends un air affligé et compatissant.
— Je voulais qu’elle vienne ce soir, mais elle n’avait pas le courage. La prochaine fois, j’insisterai davantage. Ça lui ferait du bien.
Le serveur arrive. Lui aussi est impeccable dans le thème : chemise blanche parfaitement repassée, cravate noire, gilet croisé, pantalon élégant. Il nous sert les verres commandés. Mon gin tonique à la lavande arrive dans un grand verre ballon, décoré de petites fleurs violettes. Juste magnifique. Si j’en bois deux comme ça, je repars à quatre pattes. Enfin… j’ai soif.
Le mois a été long.
Tricia reprend :
— D’ailleurs, en parlant de se changer les idées… que diriez-vous d’un petit voyage entre filles ? J’ai trouvé une offre incroyable : un nouvel hôtel entre les Philippines et l’Indonésie, sur une île encore méconnue. Pour attirer les premiers clients, ils cassent les prix. Dans quelques mois, ça deviendra sûrement hors de prix. Je vais créer un groupe WhatsApp pour vous envoyer tout ça, si ça vous tente.
(Tiens… Voilà qu’elle reprend son petit ton supérieur. On dirait presque qu’elle vend un penthouse. Qu’elle redescende un peu, c’est juste un voyage entre copines. J’ai toujours eu du mal avec ses manières.)
Je tourne la tête : Paige a les yeux pétillants, le sourire aux lèvres. Il ne fallait pas lui en dire plus.
— Mais carrément ! s’exclame-t-elle. J’ai jamais fait un vrai voyage sans ma famille, à part quelques week-ends. Là ce serait énorme ! On se ferait des souvenirs pour la vie. Envoie-nous toutes les infos dès ce soir, Tricia !
Elle pose sa main sur ma cuisse avec son petit sourire capable de faire fondre un glaçon.
— Et ce serait bien de proposer à Amber aussi, non ? Ça fait longtemps qu’on l’a pas vue. J’aimerais vraiment qu’elle soit avec nous si ça se fait.
— Franchement, ça me tenterait. J’ai passé trop de temps à courir après mon boulot, j’ai besoin de décompresser. Et bien sûr que je proposerai à Amber. Je ne me vois pas partir sans elle, surtout maintenant.
Tricia acquiesce.
— Ce serait super, si elle est partante aussi !
Paige se tourne vers Molly.
— Et toi, t’en penses quoi ?
— Je… je vais y réfléchir.
— OK. Mais sache que si tu refuses, tu te feras une ennemie. Je veux que ce voyage se fasse, et je veux que tu sois là. T’es ma meilleure amie, alors pas moyen que je parte sans toi.
Molly rougit jusqu’aux oreilles. On dirait qu’elle va transpirer. Elle esquisse un petit sourire timide et hoche la tête.
La soirée continue, les verres s’enchaînent. J’avoue que j’ai bien décompressé. Presque trop. J’ai la tête qui tourne. Les discussions sont légères, on rigole pas mal. Comme d’habitude, Molly ne dit presque rien. Je ne comprendrai jamais ce duo : Paige est un soleil, Molly ressemble à une étoile morte.
On finit par se lever. Dernières bises, dernières tapes dans le dos. Juste avant qu’on se sépare, Tricia lance d’une voix forte :
— Les filles ! N’oubliez pas le voyage ! On s’organise bientôt !
— Ouuuuuiiii ! crie Paige.
Molly, à côté, regarde la scène avec un air dubitatif.
— Grave, je dis, sans grande conviction, mais avec un sourire.

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