Chapitre 10
Amber—
Dans le couloir d’embarquement, il fait glacial, et l’air a ce goût de métal qui te pique les narines. Ma valise cabine, censée être légère, me scie la main à chaque pas. J’ai beau m’être promis de ne pas trop en prendre, j’ai réussi à tout de même charger — c’est tout moi. Je la traîne, essoufflée, pendant que Topaze, juste devant, fait glisser la sienne comme si c’était un ballon de baudruche. Elle avance d’un pas décidé, presque arrogante, le menton relevé, la mâchoire serrée. Sérieusement, parfois j’ai l’impression qu’elle pourrait renverser un mur juste par la force de ses bras.
Un vacarme de roulettes sur la moquette, des annonces grésillent dans les haut-parleurs, mais personne n’écoute. Ça sent le plastique neuf, la sueur, ce mélange de désinfectant et de parfums bon marché des gens stressés.
Tricia surgit à notre hauteur, s’impose, nous bouscule pour passer devant. Je n’ai pas envie de m’en mêler, je baisse les yeux, mais Topaze ne se laisse pas faire.
— Tu vas où, là ? lâche-t-elle, l’attrapant d’un coup de coude sans douceur.
— Je voulais juste passer devant. Tu te prends pour qui ? Tu crois que t’es un caïd ou quoi ?
— Je crois surtout que tu fais un peu trop la maline à mon goût. Fais attention à ce que tu fais, je te le dis.
La voix de Topaze claque. Dure. J’en ai presque un frisson. Tricia baisse la tête, marmonne dans sa barbe, sans la regarder :
— On verra bien qui fera la maligne quand on sera arrivées…
Je serre un peu trop fort la poignée de ma valise, je sens la moquette râpeuse sous mes pieds. Je déteste ce genre d’ambiance : j’ai toujours peur que la tension monte pour de bon, peur de devoir choisir mon camp.
Arrivées aux sièges. F1 pour moi. Je range ma valise tant bien que mal dans le coffre, la tête qui tourne déjà. À peine installée, Topaze m’attrape le bras, ses doigts glacés sur ma peau.
— S’il te plaît, mon cœur, je stresse en avion… Laisse-moi la place côté hublot.
— C’est ma place, puis j’ai envie de voir le ciel. Ça fait une éternité que j’ai pas pris l’avion.
Elle me regarde, les yeux brillants :
— Tu sais que je te le demanderais pas si c’était pas essentiel. Tu sais ce qui s’est passé, et ça me rassure d’être côté hublot.
Je soupire, je cède. Toujours la même histoire : c’est plus fort que moi, je ne sais pas dire non quand il s’agit d’elle.
— D’accord, très bien…
Elle pousse un souffle de soulagement, presque haletante.
— Merci, vraiment. Tu es une amie en or, tu le sais ? Si je ne te l’ai jamais dit, alors j’ai bien mérité une claque.
Je lui adresse un clin d’œil, un demi-sourire. Parfois, j’aimerais savoir être aussi ferme qu’elle, mais c’est comme si quelque chose en moi se dérobait toujours à la dernière seconde.
Je prends donc le siège du milieu ; Tricia à ma gauche, silencieuse, penchée sur son téléphone. Molly et Paige sont sur la rangée d’à côté.
En attendant le décollage, on fait toutes semblant d’être absorbées par nos écrans, chacun dans sa bulle. Tricia, pourtant, se tord pour cacher son écran. Amusée, je lui glisse :
— Mmmh… Tu nous fais des cachotteries ? C’est qui, ce mystérieux Apollon ?
Elle se raidit d’un coup, se gratte nerveusement la nuque, hésite avant de murmurer :
— Non, pas du tout… c’est personne.
Franchement, à quoi bon ? On n’est pas en bois, nous. Mais elle a l’air déjà mal à l’aise, alors je n’insiste pas.
— Ok, c’est toi qui vois.
—
Le décollage approche.
Lumières qui se tamisent, ronronnement grave du moteur sous mes pieds. La cabine s’emplit d’une tension sourde, chaque passager retient son souffle. À ma droite, Topaze n’a plus rien de la fille indestructible : ses mains tremblent sur l’accoudoir, de petites perles de sueur naissent à la racine de ses cheveux, son regard évite la fenêtre.
Je la vois inspirer, bloquer sa respiration, lutter pour garder le contrôle. Une larme lui monte aux yeux, une toute petite perle qui ne roule pas mais brille dans la lumière crue.
J’enroule mes doigts dans les siens, je passe un bras autour de sa taille, et je murmure tout bas :
— Tout va bien. On est en sécurité, toutes les deux. Je te lâcherai pas.
Elle serre ma main si fort que j’en ai presque mal, mais je la laisse faire. C’est notre façon à nous d’exister.
Topaze a perdu ses parents dans un crash, quand elle avait six ans. C’était dans un avion comme celui là. Un tiers des passagers a survécu, dont elle, mais tout en elle reste marqué par cette nuit-là. Je sais qu’elle lutte pour donner le change, pour ne jamais montrer sa peur, mais dans un avion, elle redevient la gamine terrifiée qu’elle était.
Je la tiens, je la sens frissonner sous mes bras. Ça me réchauffe, paradoxalement. À force de la rassurer, c’est moi qui me calme. Je pose ma tête sur son épaule, et je m’en remets au bruit sourd des moteurs.
Mes paupières deviennent lourdes, je sens le sommeil m’attraper d’un coup. Un moment de flottement, entre deux mondes.
—
Je rêve.
Je suis au milieu d’une jungle, la nuit. L’air colle à la peau, saturé d’odeurs de terre, de feuilles, de choses invisibles. Un feu immense brûle, projetant des ombres démesurées. À mes pieds, je remarque la bague de maman, celle avec le gros rubis ; je la ramasse, elle brûle presque dans ma main.
Ma mère est là, debout dans la lumière, robe claire, les cheveux relevés. Son visage est doux, mais il y a dans ses yeux une inquiétude qui me glace.
— Amber, sois prudente. Le danger rôde, tout près… Mais rappelle-toi : même dans la nuit la plus noire, tu peux éclore. Comme une chenille qui devient papillon. Cherche la lumière, aussi infime soit-elle. Et n’oublie pas, je suis là, tout près, même quand tu crois être seule.
J’essaie de lui répondre, mais ma voix se perd. Le feu crépite, une silhouette passe derrière elle — un papillon, immense, aux ailes noires tachetées de rouge, qui disparaît dans les ténèbres.
Je tends la main vers maman, mais elle s’efface, happée par les flammes et le vent.
Je me réveille d’un coup.
—
La cabine est plongée dans une fausse nuit. Topaze dort, front contre la vitre, ses doigts toujours accrochés aux miens.
Je sens encore la chaleur de la bague dans ma paume. Mais je sais que c’était un rêve.
Je prends une profonde inspiration, comme pour ramener mon esprit ici, dans le réel. Ça va déjà mieux.
Autour de moi, tout semble suspendu. Tricia s’est endormie aussi, la tête penchée vers l’avant. Malgré sa minceur, l’angle de sa nuque lui donne presque un double menton : je retiens un petit sourire moqueur, ce genre de réflexe bête qu’on a tous parfois.
Un peu plus loin, Paige et Molly discutent à voix basse. Des éclats de rire fusent de leur rangée. Je reste surprise : Molly, d’habitude si effacée, rayonne littéralement, toute animée par la conversation. Elle a l’air bien plus à l’aise que je ne l’aurais imaginé. C’est une jolie scène… mais, sans que je sache pourquoi, elle m’intrigue. J’ai le sentiment de ne pas arriver à la cerner, de moins en moins.
Le reste de la cabine est plutôt calme. Quelques passagers dorment, d’autres lisent sous la lumière blafarde de leur liseuse, quelques-uns pianotent sur leur téléphone. J’ai presque réussi à m’apaiser, à me laisser bercer par cette ambiance feutrée…
Mais soudain, tout tremble autour de moi. Un choc, puis un autre : l’avion est secoué si violemment qu’on croirait qu’il va se disloquer en plein ciel. Les secousses redoublent, les bagages vibrent dans les coffres, des verres tombent plus loin avec un bruit de porcelaine brisée.
La voix grésillante du commandant sature les haut-parleurs :
— Mesdames et Messieurs, je vous demande votre attention s’il vous plaît. Nous traversons une zone de fortes turbulences. Pour votre sécurité, veuillez rester assis, attacher votre ceinture, et ne pas quitter votre siège jusqu’à nouvel ordre.
Je suis plaquée contre mon dossier, chaque muscle tendu. Une pression s’intensifie brutalement dans ma main droite : c’est Topaze, qui me broie littéralement les doigts. Je tourne la tête. Son visage n’a plus rien de sa force habituelle : elle est livide, en apnée, les respirations courtes, rauques, presque sifflantes. De grosses perles de sueur roulent sur ses tempes. Son regard est fixé droit devant, perdu, comme si elle n’était plus tout à fait là.
Je murmure, essayant de ne pas paniquer à mon tour :
— Ça va aller… On est ensemble, ça va passer…
Elle ne répond pas. Sa main tremble toujours. Je la serre plus fort, espérant lui transmettre un peu de mon calme, même s’il est fragile, vacillant.
Des cris s’élèvent à l’arrière ; quelqu’un sanglote. Je vois Paige qui cherche Molly des yeux, Molly qui serre le bras de sa voisine jusqu’à lui faire blanchir la peau. Tricia est réveillée, les yeux écarquillés, le souffle court.
Les secousses durent encore, interminables secondes où l’avion semble brinquebaler entre deux mondes.
Topaze — (Voix intérieur)
J’essaie de respirer. Impossible. Chaque vibration me ramène en arrière, dans cet avion, à six ans, les hurlements, la cabine plongée dans le noir, la main de ma mère qui serre la mienne, puis rien, puis le froid, les gyrophares, l’odeur de kérosène. J’ai tout fait pour oublier, mais mon corps n’a jamais oublié. Dans chaque avion, je redeviens la petite fille tétanisée, persuadée qu’on va s’écraser.
Et voilà que la honte et la culpabilité remontent en vrac. Pourquoi je pense à David maintenant ? Est-ce que je mérite seulement d’avoir peur, après ce que j’ai fait ? Je l’ai écarté sans scrupule, j’ai saboté sa voiture, j’ai menti à tout le monde… tout ça pour un putain de poste. Et pourtant, même là, même ici, je sens encore ce frisson de triomphe mêlé d’un malaise qui ne me quitte plus. Je suis incapable de regretter vraiment. Je me dis que c’est lui qui l’a cherché. Mais je ne peux pas empêcher la voix, dans ma tête, qui répète : si ça s’était passé autrement ? Si quelqu’un l’avait vu ? Si Amber savait ?
La seule chose qui me retient de sombrer, c’est elle. Amber. Je ne la laisserai jamais. Personne n’a le droit de me la prendre. Pas cette fois.
Amber —
Puis, d’un coup, les turbulences cessent. Comme si le ciel, lassé, décidait enfin de nous lâcher la grappe. L’éclairage redevient doux, le commandant rassure tout le monde d’une voix posée : « Rien d’anormal, nous poursuivons le vol normalement. »
Petit à petit, la tension se dissipe. Des passagers rient nerveusement, d’autres soupirent longuement, comme s’ils sortaient la tête de l’eau.
Je relâche enfin la main de Topaze. Elle est encore pâle, mais elle me sourit faiblement, les yeux brillants d’une gratitude muette. Sur la rangée d’à côté, Paige se penche vers moi par-dessus l’accoudoir, ses yeux pleins d’inquiétude et de douceur.
— Ça va ? Tu n’as pas eu trop peur ?
Sa voix est rassurante, chaleureuse, et ce simple échange me touche plus que je ne l’aurais cru. Il y a une tendresse discrète qui s’installe entre nous, inattendue mais lumineuse. Je sens qu’un vrai lien commence à naître, comme si quelque chose de silencieux nous rapprochait au cœur même de cette nuit suspendue.
J’aperçois Molly, qui observe Tricia d’un air suspicieux, les lèvres pincées, le regard en coin. Mais c’est Paige qui retient mon attention : je me sens apaisée par sa présence, comme si elle m’ancrait, me faisait du bien. Je lui souris, légèrement troublée.
Je croise alors le regard de Topaze. Elle me fixe, le visage fermé. Il y a dans ses yeux une ombre, un éclat jaloux, presque douloureux. Je comprends, sans vraiment le vouloir, que ce qui se joue là n’est pas anodin : Topaze n’aime pas partager, encore moins risquer de perdre sa place.
Je m’enfonce contre le dossier, les paupières lourdes, le cœur battant un peu plus vite que d’habitude. L’avion file vers l’aube, et j’ai le sentiment étrange que tout est en train de basculer.

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