Chapitre 14
Paige
Le pilote nous fait signe de monter. Il parle anglais, au moins… mais ses yeux. Vides. Écarquillés. Comme ceux d’une chouette. Ça me file un frisson.
Les valises sont un enfer à hisser. Les marches grincent sous mes pieds. J’ai l’impression que si j’enfonce un couteau à beurre dans ce bois, il passerait au travers. Topaze m’aide à monter la mienne — sinon, j’aurais fini à l’eau.
L’odeur du gasoil me frappe, lourde, poisseuse. Plus aucune trace de l’air salé. Le moteur vrombit. Les vibrations s’insinuent dans mes jambes. Pas un bruit autour, pas une lumière au loin. Juste nous. Et la mer noire.
Le salon extérieur est minuscule. Quelques bancs trempés, des barres de métal rouillées. Pas de cabine. Pas d’abri. Juste le vent qui gifle, la pluie qui pique. Deux heures et demie comme ça. Survivor, version cauchemar.
Les filles font grise mine. Têtes basses, yeux perdus. Personne n’ose parler. Alors je tente : — Les meufs… on se croirait pas dans Pirates des Caraïbes ?! Moi, j’suis Jack Sparrow ! Personne ne rit. Pas même un souffle.
Je soupire et m’affale. Peut-être fermer les yeux, oublier le froid… Mais sur ma droite, un mouvement. Molly. Silencieuse comme un chat. Elle glisse vers le sac de Tricia. Mon cœur rate un battement. Non… pas encore… Mes mains deviennent moites. Une goutte froide coule dans mon dos. Je fais mine de rien. Trop fatiguée pour intervenir. Et franchement, je veux pas foutre plus de feu sur les braises.
Quelques minutes passent. Molly disparaît… avec le sac. Dans les toilettes. Putain, Molly…
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Tricia revient. Droite. Pas un cheveu hors de place. — Il reste deux heures… peut-être un peu plus, la mer est agitée. Mais… l’hôtel vaut le détour. Il m’a dit que les touristes sont époustouflés à chaque fois. Franchement… c’est un coup de maître, cette offre. Elle parle comme une présentatrice télé. Sourire parfait. Mais ses yeux… des éclats de verre.
— Paige, tu sais où est mon sac ? — Euh… non… j’ai pas fait gaffe.
Et là, son visage se ferme. D’un coup. Comme si on avait tiré un rideau. — PUTAIN. J’en étais sûre. L’autre plouc a encore fouillé dans MES AFFAIRES.
Mon estomac se retourne. Ça va mal finir. Tricia fonce. Ses talons claquent comme des coups de feu. Elle martèle la porte des toilettes. — OUVRE. CETTE. PORTE. MAINTENANT, MOLLY !
Le choc résonne comme une assiette qu’on fracasse. Personne ne bouge. Même le vent se tait, juste une seconde.
Puis le BOOM. Un coup de pied. Violent. La porte éclate et rebondit contre le mur. Et là… Molly. Rouge comme le sang. Le sac éventré. Les fringues éparpillées au sol.
Tricia se transforme. Plus une fille sublime. Un démon. Sa mâchoire grince, ses lèvres se retroussent. Ses yeux crachent des étincelles. Elle hurle. Grave. Guttural. — C’EST QUOI TON PUTAIN DE PROBLÈME ?!
Elle l’attrape par le col. Brutal. Le tissu se plisse entre ses doigts. Molly étouffe un cri. Mes jambes tremblent, mais je reste figée. — J-je… je me suis trompée… j’ai cru que… que c’était mon sac… Mais ses yeux. Pas ceux d’une victime. Non. Une lueur étrange. Dure.
Topaze s’avance. Sa voix claque comme une gifle. — Sérieux, Molly ? C’est la DEUXIÈME fois. Tu déconnes.
— Je vous dis que c’était pas voulu ! hurle Molly. Et là… elle tient tête. À Topaze. À Tricia. Je la reconnais plus.
Tricia resserre son emprise. Encore. Ça va mal finir. Mon souffle se bloque. Je bondis. Mes mains arrachent celles de Tricia, une à une. Mes doigts glissent, mais je m’accroche. Je plante mon regard dans le sien. Ses yeux sont deux couteaux. — Stop. Ça suffit. Tu franchis une ligne, là. Personne touche personne.
Ma voix tremble pas. Mes lèvres, si. Je pivote vers Molly. — Et toi… explique ?
Pas le temps qu’elle réponde. Amber arrive. Et tout change. Elle ne crie pas. Elle tranche. Ses gestes sont nets, son regard fixe, glacial. — STOP. Fin de la comédie. On s’assoit. On se tait. Et on règle ça DEMAIN. Chaque mot tombe comme un couperet. Elle lève une main. Et bizarrement… tout le monde obéit. Même Tricia, qui baisse les yeux. Une première.
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Silence. Le vent hurle. Puis… la pluie. Des lames glacées qui fouettent nos visages. Le bateau tangue. Une fois. Deux fois. Puis roule comme un jouet. Les vagues frappent. Fort. L’eau éclabousse. Elle nous gifle, nous mord. On dirait qu’elle veut nous avaler.
Topaze blanchit comme la mort. Amber la retient, son bras ferme autour d’elle. Molly… figée. Une statue. Et Tricia… calme. Trop calme. Comme si elle savait.
Moi, je serre le banc. Mes doigts s’engourdissent. Mon souffle se brise. Et au fond de ma gorge, un goût métallique. Quelque chose arrive. Je le sens.
Un grondement sourd. Lointain. Comme un avertissement. Puis… le ciel s’ouvre.

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