7 - Incompréhension

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J'arrive à l’angle de rue du lotissement où habite Houssen. Je me fige devant le panneau de la rue de Tréflez. J'aperçois des points lumineux flous rouge et bleu dans la nuit noire, puis ma vision devient nette. Ce sont des lumières de gyrophares.

— Qu’est-ce que… tremblé-je. Pourquoi les pompiers et la police sont ici ?

Je me tiens avec la main gauche au poteau du panneau et fixe la maison en crêpi gris d’Houssen. Ses parents sont collés l’un à l’autre sur le pas de la porte. Ils pleurent. Soudain, un brancard sort de leur domicile, avec un corps recouvert d’une couverture.

— Mais… Qu’est-ce qui se passe bon sang ?

Je regarde mon portable, ma main tremble. J'appuie sur le bouton « appel ». Toujours le répondeur d’Houssen. Ma respiration est saccadée. Je suis anxieux.

Mon téléphone sonne. Je regarde le nom indiqué de l’appel entrant. C’est écrit « Houssen ».

— Houssen ! Enfin tu réponds ! Je suis devant chez toi et j’ai v...

— Ce n’est pas Houssen. Hi hi hi, ricane une voix féminine rauque et cynique.

— Vous…vous êtes la personne qui… m’a parlé tout…tout à l’heure ? bafouillé-je.

— Exact. Et visiblement, tu n’as pas écouté.

— Mais… comment est-ce possible ? Où est Houssen ?!

— T’es crétin ou tu le fais exprès ?

Je recule, puis me tourne pour me diriger vers la plage de Morgat. Les réverbères éclairent les rues sombres.

— Je ne comprends pas…

— C’est pourtant simple. Tu as tiré une balle dans le front de ton ami avec un revolver. Il en est mort ! Qui peut survivre à une attaque pareille ?

— Mais…, déglutis-je. C’est sur son avatar que j’ai tiré, pas sur lui directement !

— Ce personnage lui appartient. En tirant sur son avatar, tu l'atteins lui aussi.

— Ça n’a pas de sens ! C’est un jeu !

— Pour toi, la guerre est un jeu ?

— Je n’ai pas dit ça !

— La guerre n’est pas un jeu.

— J’ai joué à un jeu en ligne, qui s’appelle WAR P KOR. Rien d’autre…

— Vous avez massacré des milliers de Korrigans, puis vous avez commencé DEN WAR.

— J’ai juste joué à un jeu vidéo si vous préférez ! On a des missions, on fait évoluer nos persos et nos armes, on monte en niveau en affrontant des farfadets et puis c’est tout ! Ça reste un jeu !

— Et ça t’amuse ?

— Pardon ?

— Tu trouves ce jeu amusant ?

— Non… C’est… enfin… en jeu, on ne fait rien de mal.

— Vraiment ? Quel est l’intérêt de jouer à tuer des créatures ? C’est plus simple que de tuer des individus de ton espèce ?

— Que… Enfin, oui… Ce sont des créatures imaginaires, ça n’existe pas les lutins…

— Ce que tu ne vois pas n’existe pas pour toi ?

— Je… je ne vous suis pas… J’ai juste joué à un jeu.

— Un jeu, hein ? Alors voyons voir comment tu joues en affrontant les tiens.

— Arrêtez ça ! Ce n’est pas la même chose…

— Toi et tous les autres crétins dans ton genre vous ne comprenez rien. Ça n’a rien de drôle.

— Nous… nous ne prenons pas ça au sérieux… Y a rien à faire ici, c’est un passe-temps comme un autre.

— Notre peuple a souffert à cause de vous.

— Que... De quoi vous parlez ? Cal… calmez-vous… tremblé-je, nerveux.

— Il te reste cinq minutes de répit. Tu ferais mieux de rentrer chez toi avant de te faire tuer par un adversaire.

— Arrêtez vos con…

— Vous êtes vingt-neuf soldats encore dans la partie. Si tu ne te dépêches pas, tu risques de mourir.

— Mais je ne veux plus jou…

— Tu n’as pas le choix. Tu as accepté les conditions générales du règlement.

— Quelles conditions ?!

— Tu perds du temps. Il te reste trois minutes.

— Merde !

— Un conseil, tu devrais soigner ta blessure à la jambe. Sinon, elle risque de s’infecter.

— Pardon ? Comment savez-vous que…

— À votre tour de souffrir.

J'entends le bip du téléphone raccrocher.

— Quoi ?! Allô ? Allô ?!

Je panique. Malgré ma blessure, je me mets à courir en direction de chez moi. J'ouvre brutalement la porte, monte les marches quatre à quatre, puis entre dans ma chambre, essoufflé. Je tombe nez à nez avec ma mère.

— Maman ?! Qu’est-ce que tu fous là ?!

— Je suis venu voir si tu allais bien…

Je lui montre ma cuisse, mon jean tâché de sang.

— Non, je suis blessé à la cuisse.

Ma mère plisse les yeux pour scruter ma jambe.

— Je vois seulement que tu as une légère déchirure.

— Quoi ?

J'enlève mon pantalon, retire la bande et lui montre ma blessure sanguinolente.

— Maxence ! Rhoo, remets ton pantalon !

— Mais tu ne vois pas la blessure ?!

— Qu'est-ce qui t'arrive ? soupire ma mère. Tu n'as rien.

— Ça pisse le sang !

— Maxence... Tu te drogues ?

— Non !

— Bon... répond ma mère, dubitative. Je te laisse tranquille.

Je ne réponds pas, la regarde, bras ballants, sortir de ma chambre. Elle ne voit pas ma blessure ? C'est quoi ce bordel ? J'y comprends rien... Je rebande ma cuisse, enfile mon pantalon, puis me remets devant mon écran d'ordinateur. Il reste trente secondes. Je mets mon casque sur la tête et pose mes mains sur le clavier. La sueur dégouline sur mes tempes. Je reprends mon souffle.

La partie continue. Un avatar en tenue de sorcier est face à moi. Il tire un coup de feu, rate sa cible, frôlant seulement la joue droite de mon ninja. Une ouverture se crée au même instant sur mon visage. Du sang se met à couler. Je touche ma joue, puis regarde le liquide sur mon index et mon majeur.

— Aïe ! J’y crois pas !

Mon personnage sort un Katana de son inventaire et pare les coups de mon adversaire.

— Hey ! Arrête !

— Pardon ?

— Tu t’appelles comment ?

— Lucas… Et toi ?

Le personnage baisse son bras, stoppe ses attaques.

— Maxence… dis-je, essoufflé et nerveux.

— Salut.

— Okay, Lucas. Écoute, tu n’as rien remarqué de bizarre ?

— Qu’est-ce que… tu veux dire ?

Je me penche sur mon écran, regarde le pseudo, un drapeau italien, puis j'observe l’avatar de Lucas. Je remarque une blessure sur son bras droit, du sang coule le long de son membre.

— Es-tu blessé au bras droit ?

— Hein ?

— Je veux dire, dans la vie réelle ?

Silence au bout de la communication.

— Hey oh ? T’es toujours là ?

— Oui… Je suis blessé au bras… Réellement blessé…

Je baisse la tête, serre les poings, respire nerveusement, puis me redresse.

— Et toi ? Blessé à la cuisse et au visage ? demande Lucas.

— Oui…

— J’ai peur…

— Moi aussi…

— Un joueur s’est fait tuer. Ça veut dire qu’il… qu’il est mort… pour de vrai ?

Je me plaque une main sur les yeux, puis les frotte pour éviter de pleurer. Je regarde mes mains trembler.

— Je… je refuse d’y croire…

— Mais nous sommes blessés… souligne Lucas.

— Peut-on éteindre ce jeu ?

— J’ai essayé, ça ne marche pas, pleurniche-t-il. Mon ordi n’a plus de batterie... Je suis à 0% et pourtant… le jeu fonctionne toujours !

— C’est du délire… Si personne ne joue, ça devrait s’arrêter, non ?

— Tu n’as pas lu les nouvelles directives ?

— Où ça ? grimacé-je.

— Bah… dans les paramètres…

— Non…

— Une récompense est offerte pour le survivant.

— Oui, je l’ai lu ça.

— Cent mille euros.

— Quoi ? C'était pas dix mille ?

— Si... Mais la somme grimpe au fur et à mesure du nombre de joueurs éliminés.

— Bordel de merde...

— Ça augmente pour atteindre la fortune des Korrigans. Nous sommes trente, et au final il doit y avoir qu'un seul vainqueur.

— C’est du bluff ! Des conneries tout ça.

— Tu en es sûr ?

Je regarde ma blessure à la cuisse, crispe la mâchoire, puis me mordille la lèvre inférieure.

— Non…

Soudain, le bruit de sirène de couvre-feu en période de guerre hurle. Je lève la tête vers mon écran. Différents drapeaux de pays défilent.

— C’est quoi cette sirène ? panique Lucas.

— Une alerte.

— Message à tous les joueurs ! lance la voix féminine.

— À quoi elle joue cette meuf ? s’interroge Lucas, anxieux.

— Attention, message d’information à tous les joueurs ! Au départ, vous étiez trente. Il ne doit en rester qu’un. Le survivant empochera le trésor. Vous êtes en guerre. Vous devez chacun défendre votre patrie. Je ne vous ai pas choisis au hasard. Vous avez tous atteint le niveau Maître dans le jeu précédent. De plus, vous êtes des ados crétins, indifférents au respect de vos parents, de vos ancêtres, de la terre et des créatures légendaires. Vous habitez tous sur la commune de Crozon, mais vous êtes tous d’origines différentes. Vous devez apprendre le respect. Chacun pour son pays, chacun défend son territoire. Vos adversaires sont tous vos ennemis. Je répète, vous êtes en guerre ! Tout se joue ici même, sur les terres bretonnes.

— Tous les joueurs habitent au même endroit ? s’étonne Lucas.

— Ben voyons, elle nous refait un remake de Squid Game ? Mélangé à la sauce Koh-Lanta et Jumanji ?

— Pas faux !

Certains joueurs ricanent.

— En guerre, le respect n’existe plus. L’humain devient une bête.

— Quoi ?

— Pour rappel, le Pakistan et le Portugal ont perdu. Ils restent donc 28 pays encore au combat. La guerre n’est pas un jeu pour enfants. Les jeux de guerre sont interdits au moins de 18 ans.

— C’est du délire… s’exclame Lucas.

— Pourtant, vous avez tous 16 ans, continue la voix. Aucun de vous n’a respecté les mises en garde. Tant pis pour vous.

J'entends des chuchotements d’autres joueurs à travers mon casque.

— Tu devrais t’occuper de ta blessure, me conseille la voix.

La sueur dégouline sur mon visage. Je regarde ma blessure. Mon jean est imbibé de sang et d’un liquide jaunâtre.

Je me lève, retire mon pantalon, puis mon bandage collant. Me voilà en caleçon, à carreaux bleus et noirs. Mon regard se pose sur ma blessure béante. Du sang et du pus suintent de la plaie. Je l'entoure avec des mains tremblantes, sans y toucher.

— Faut que j’aille à l’hôpital…

— Tu crois vraiment qu’un soldat a le temps d’aller à l’hôpital lorsqu’il est sur un champ de bataille ?

Je frissonne de douleur et de peur.

— Faut que je soigne ça !

Débrouille-toi.

J'observe l'écran, déplace mon avatar dans une grange et le cache sous un tas de foin.

— Caché comme ça, je devrais être tranquille quelques minutes…

Je sors de ma chambre, file à la salle de bain, puis attrape ce qui me passe sous la main dans l'armoire : des antiseptiques, de la gaze, et des bandages. Je prends aussi une aspirine, l’avale avec un verre d’eau. Bon, il faut que je désinfecte cette plaie. Je place ma cuisse sous la lumière du spot du plafond. Je me penche et vois quelque chose de noir dans la plaie.

— Merde, c’est pas vrai ! La balle est restée dedans !

Je vacille, tremble de plus belle. Je dois l’enlever. J'approche des doigts hésitants vers le trou de ma blessure.

— J’peux pas faire ça !

Je glisse sur le sol carrelé de la salle de bain. Assis, coudes posés sur mes genoux, je me prends la tête entre les mains.

— Ça me fout les j’tons tout ça…

— Dis, tu gardes tes oreillettes, hein ? Pour qu’on puisse se parler, demande Lucas, anxieux.

— Je porte un casque de gamer. Mais ouais, pas de soucis.

— Merci. Même si j’ai mal aux oreilles, je préfère les garder… pour ne pas sombrer dans la paranoïa…

— Je te comprends. Comment va-t-on se sortir de ce merdier ?

— On va s’entraider, hein ?

— Oui. En équipe, nous serons plus forts, rassuré-je. T’en es où ?

— Je suis caché dans une cabane abandonnée…

— Ok. Reste là, je ne peux pas bouger pour l’instant. J’ai une balle à retirer.

— La blessure à ta cuisse, c’est ça ?

— Oui… T'as une idée sur la façon de faire ?

— Pour quoi ? Retirer une balle ?

— Oui.

— Euh... non, désolé... Regarde un tuto sur Youtube...

— Ouais.

— Bon…Bon courage... balbutie Lucas.

Je chope mon portable dans la poche de mon sweat à capuche, l'allume, puis ouvre l’application. Je tape les mots suivants dans la barre de recherche : RETIRER UNE BALLE D’ARME À FEU. Je visionne la première vidéo.

— C’est dégueu… Bon, je dois me ressaisir.

Je me lève, ouvre les tiroirs, trouve une pince à épiler. Je la désinfecte avec du septeal, puis l'enfonce, en tremblant, dans ma plaie. J'attrape la balle, la retire délicatement de ma cuisse. Je la prends entre mes doigts, la regarde. Je tourne de l'œil, me gifle pour me ressaisir. Je suis en nage et essoufflé. Un voile de points lumineux blancs me brouille la vue. Je m’allonge sur le dos, sur le sol carrelé froid. Mes vêtements sont trempés de sueur. Je ferme les yeux, plaque une main sur mon front, respire péniblement. Je ne me sens pas bien du tout.

Soudain, la porte de la salle de bain s’ouvre en grand. Je jette un coup d'œil. C’est Anaïs. Elle pousse un hurlement strident.

— AAAAAAAAH MAMAAAAAAN !!!!

Anaïs sort en trombe de la salle de bain. Tiens donc..., elle a remarqué ma blessure ? Se pourrait-il que seuls les mineurs peuvent voir les dégâts causés par le jeu ? Je me relève, puis finis de nettoyer la plaie, la désinfecte, place de la gaze, et enfin, je bande ma cuisse. Je me dirige vers le lavabo pour me passer de l’eau froide sur le visage. Je contemple mon reflet quelques instants dans le miroir. Je fais pitié à voir avec mes cernes violacés, mes paupières à moitié fermées et mes cheveux blonds ternes en bataille. Je soupire, puis sors de la salle de bain pour retourner dans ma chambre.

J'entre et ferme la porte. Je fais un pas vers mon bureau, puis j'entends un cliquetis de verrou derrière moi. Je me retourne, appuie sur la poignée.

— La porte est verrouillée ! Je ne me souviens pas l'avoir fermée à clé. C'est quoi ce bordel ?

Des bruits de pas parviennent jusqu'à moi. Je reconnais le claquement des talons des ballerines de ma mère sur le parquet. Elle toque.

— Maxence, est-ce que ça va ? Tu es blessé ?

— Maman ! Je suis enfermé dans ma chambre !

Je tire plusieurs fois sur la poignée.

— Tu fais ce que tu veux mon chéri.

— Non ! C’est vraiment verrouillé ! j'peux pas ouvrir la porte !

Ma mère essaye à son tour en appuyant sur la poignée. Rien ne bouge.

— Déverrouille la porte.

— La clé ne fonctionne pas. Elle n'est pas fermée !

— Tu viens de me dire que c’est verrouillé .

— La porte est coincée, qu’elle soit verrouillée ou non !

— Oh, débrouille-toi !

Ma mère semble s'éloigner dans le couloir. Je perçois des bruits dans l'escalier.

— Maman ? Maman ! Ne me laisse pas !

Je donne un coup de poing dans la porte, puis me tourne vers mon ordinateur. La voix féminine m'adresse la parole.

— À force de prendre tes parents de haut, ils ne te font plus confiance, reproche la voix. Ils ont baissé les bras face à leur fils ingrat. Ils te laissent te débrouiller par toi-même, comme tu le voulais. Comme chacun de vous le souhaitait.

Je baisse la tête, accablé et exténué.

— Ça va ? interroge Lucas, inquiet.

— À peu près…

J'entends soudain le cliquetis du verrou de la porte.

— Je vous laisse sortir pour une durée de 45 minutes. Passez ce délai, vous sauterez si vous n’êtes pas revenu à votre place ! À tout à l’heure.

Je me précipite sur mon bureau, attrape la souris et déplace le curseur sur le logo du microphone. Je clique dessus et choisis l’option « PARLER À TOUS ».

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