10 - Pause

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L'écran devient noir, des symboles bretons s'agitent derrière le mot "pause". J'essuie la sueur sur mon front avec le revers de ma main. Je jette un oeil à la fenêtre, les rayons du soleil glissent sur les vagues au calme oppressant. Je souffle nerveusement, puis regarde l'heure et la date sur mon téléphone : Lundi 15 avril 2024 - 6:50. J'écarquille les yeux, je n'ai pas vu le temps passer. Sur mon écran d'ordinateur un décompte s'affiche : 12:54:26. Une pause accordée, le temps de passer la journée au lycée et de discuter avec les autres joueurs pour établir un plan. Je croise les doigts pour que personne n'ait lu la liste des résultats. Mon père m'appelle du rez-de-chaussée. C'est l'heure.

J'enlève mon casque, sens un liquide suinter de mon oreille. Je pose des doigts tremblants sur le lobe, regarde ma main, du sang. Je serre les poings, puis me dirige vers la salle de bain. Je me brosse les dents, passe de l'eau sur mes yeux et mes oreilles, les cernes bleus se creusent, la fatigue et la douleur se lisent sur mon visage. Je soupire, puis jette un œil à mes mails. Le directeur du lycée a envoyé un message général à tous les élèves pour nous informer d'une cérémonie funéraire pour Houssen Ashrany. Des palpitations me donnent des frissons. Je ne peux pas esquiver, c'était mon meilleur ami. Je retourne dans ma chambre, me change pour enfiler un t-shirt, un pantalon et un blouson noirs.

Je descends en silence, la tête basse. Je ne prends pas de petit-déjeuner, cette histoire m'a coupé l'appétit. Anaïs me regarde de ses yeux ronds avec étonnement, assise à table à enfourner une tartine grillée au miel.

Mon père me conduit au lycée Fénelon. J'observe le ciel sombre zébré de stries argentées. Plus j'approche de l'établissement, plus les nuages deviennent noirs, comme si les ténèbres tapissaient la région en guise de mauvais présage. Je plaque mes mains sur la vitre de la voiture, plisse les yeux sur ces trainées lumineuses. Les arbres se courbent en douceur sous les fortes bourrasques. Ils gardent cette position pliée à mon passage, tels des majordomes s'inclinant devant leur maître. Ils perdent leurs feuilles rouges, virevoltent au gré des brises. Elles laissent s'échapper des gouttelettes rubis. Je distingue les moindres détails de ce paysage sinistre. La voiture semble rouler au ralenti, ma respiration s'accélère. Je tourne la tête vers mon père, concentré sur la route, mains agrippées sur le volant. Il ne semble pas remarquer cette lueur changeante des nuages.

Arrivés à destination, le ciel se fend en deux pour laisser place à la lumière du soleil. Mon père est toujours impassible. Je secoue la tête, puis distingue le givre sur le toit de la bâtisse. Mon regard glisse et se pose sur l'entrée, Charlotte se tient devant la grande porte, tel un ange descendu du paradis. Mon père pose une main sur mon épaule, nous nous sourions, puis il me laisse là, reprend la route. Ébranlé par la mort d'Houssen, il ne me laissera pas ici à passer les nuits. Pas ce soir du moins. Il revient me chercher en fin de journée, après son boulot.

Le temps de saluer mon père de la main, Charlotte disparait. Étrange, j'étais persuadé de l'avoir vue. J'entends un sifflement, le directeur appelle les élèves à se rassembler dans la petite chapelle à l'arrière de la cour. Nous entrons en silence, tête basse, comme des adeptes rejoignant leur gourou. Je me place au dernier rang, me passe une main dans les cheveux, puis croise les bras pour cacher ma nervosité. Je fais un tour d'horizon, tous se scrutent, se toisent, se dévisagent. Je n'aime pas du tout ça. Le directeur lève les bras pour attirer notre attention sur l'autel recouvert d'un tissu blanc et la photo d'Houssen entourée de bouquets de roses blanches. Le prêtre entre en scène et commence son discours. J'écoute à moitié, je regarde les vitraux.

Au moment où il évoque la mort de mon ami, par un AVC, quelques élèves se tournent vers moi. Je reconnais Lucas et... un garçon costaud au crâne rasé au sourire cynique. Fort probable que ce soit Ulrich. Un autre aux cheveux roux et à l'oreille manquante me lance des regards de pitié. Je devine que c'est Colin. Une fille asiatique assise derrière lui, époussette sa robe noire, garde un visage à l'expression indéfinissable. Ji-Hyun sans aucun doute. Trois autres élèves me fixent du regard d'un air mauvais. Je ne connais pas leur nom. Vu leurs têtes, ils savent. Mon pouls s'accélère. Merde, c'est un jeu ! Comment je pouvais deviner ce qui allait se passer ? Je tire sur le col de mon t-shirt, j'ai chaud tout d'un coup. J'aperçois Charlotte, elle aussi m´observe. Ses longs cheveux or étincellent sous les reflets des vitraux. Soudain, la lumière s'éteint, ses cheveux rougissent, son sourire s'étire et un éclair vert de jade brillant passe sur ses rétines. Un frisson glacial me parcourt le corps. Je me frotte les yeux, nerveux. Je la regarde, elle est de dos, cheveux blonds tombant au creux de ses reins. Une hallucination ? Je me perds entre la réalité et le virtuel. Les cloches tintent, nous sortons.

Dans le jardin, je sens une main m'agripper par l'épaule. Je me retourne, c'est Ulrich. Il me plaque violemment contre un arbre.

— P'tit con. Tu te fous de notre gueule Maxence ?

— Quoi ? Attends, qu'est-ce que tu insinues ?

— On sait tous que c'est toi qui a tué Houssen.

— Que... attends... je... balbutié-je.

— Tu veux créer une alliance alors que tu es le premier à avoir tué un joueur ? Tu tires dans le dos de tes amis, c’est ça ?

— Non...

— Tu crois qu’on va te faire confiance en voyant ça ?

Ulrich m'attrape par le col de mon blouson. Je jette un œil par-dessus son épaule et vois les autres joueurs approcher.

— Attends, je n'ai pas tué Houssen, on jouait et...

— Ah oui ?

— Prouve-le que c'est moi ! dis-je bêtement sur le coup de la panique.

— Facile ! répond Ulrich d'un sourire en biais.

Il me donne un coup de genou dans la cuisse. Je lâche un cri et me plie en deux de douleur. Je pose mes mains, puis les regarde, du sang. Je me redresse, le souffle court.

— T'as pas bien soigné ta plaie on dirait, ricane Ulrich.

— Je ne sais pas comment faire !

— L'as-tu suturée ? demande Ji-Hyun.

— Quoi ? Non.

— T’as tué l’un d'entre nous ! reprend Ulrich.

Il me frappe dans le ventre cette fois, d'un coup de poing violent et direct. Je me plie en deux de nouveau et crache de la bile. Je n'ai pas l'habitude de recevoir des coups ! À dire vrai, jamais. Ulrich m'agrippe les cheveux, me redresse de force, puis m'administre un uppercut dans la mâchoire. Je tombe sur le dos, m'étale dans l'herbe comme une crêpe.

— Arrête ! crie Ji-Hyun. Ça suffit !

— Je ne savais pas ce que le jeu faisait, je... je croyais qu’on était juste... en réseau... c’est pas réel... articulé-je péniblement.

— Criminel ! crache Ulrich en m´offrant un coup de pied dans le bide.

Il serre les poings, se retourne et se dirige d´un pas lourd et furibond vers l'école. Les autres m'observent, sans un mot, sans bouger. J'aperçois l'un d'eux me filmer avec son portable. Salaud ! Seule Ji-Hyun vient m'aider. Elle me tend la main, je l'attrape, puis elle tire pour me relever.

— Merci Ji-Hyun.

— Appelle-moi Jin.

Je lui souris timidement, en essuyant le sang qui coule à la commissure de mes lèvres avec la paume de ma main. Je me baisse pour essuyer mon pantalon. En vérité, je cache mes yeux embués de larmes, mes mains tremblent. La sonnerie retentit. Les élèves entrent en classe.

— Tu viens ? lance Lucas.

Je me mordille la lèvre inférieure.

— Non, je vais rentrer.

— Je dis quoi au prof ?

— Que j'ai de la fièvre, je ne me sens pas bien du tout.

— Comme tu voudras.

— De toute façon, on se retrouve en ligne ce soir.

Je respire nerveusement, essuie mes yeux, puis me redresse. Soudain, quelque chose me traverse l'esprit. Le nombre de joueurs restant. La voix a bien dit que le Pakistan et le Portugal étaient éliminés.

— Et... et l’autre joueur ? dis-je, gorge nouée.

— Pedro ? répond Colin.

Je secoue la tête de haut en bas, comme si j'étais parsemé de spasmes.

— Il a été éliminé, car il a tenté d'appeler de l'aide extérieure.

— Le directeur n'a pas prévu d'hommage pour lui ? demande Ji-Hyun.

— Non. Ses parents croient qu'il a fugué. Un avis de recherche est passé hier à la télévision.

Je sors mon téléphone portable de ma poche et navigue sur les actualités. Effectivement, les medias font part d'une disparition inquiétante d'un adolescent sur la commune de Crozon dans la nuit de vendredi à samedi.

— Nous ne pouvons même pas déclarer forfait... ajoute Colin.

— Nous sommes pris au piège, souligne Lucas.

— Ils cherchent à venger les morts des sévices des vivants, dit Colin. Ils nous tiennent responsables du massacre de leur espèce dans le jeu...

— Mais... nous ne faisions que jouer à un jeu en réseau... murmuré-je.

Nous baissons la tête, comme si nous venions d'être punis par nos parents à cause d'une grosse bêtise. La sonnerie retentit une seconde fois. Lucas et Colin courent vers leurs classes.

— À ce soir, lance timidement Ji-Hyun.

Elle s'esquive elle aussi vers l'établissement. En la contemplant trottiner, j'aperçois Charlotte dans son tailleur impeccable, au pied du châtaignier, bras croisés, large sourire aux lèvres. Soudain, une brume épaisse s'élève au-dessus du gazon. Le lycée semble disparaitre dans une volute de fumée, Charlotte avec. Je cligne des yeux, les nuages se dispersent.

Ma cuisse me lance, je constate que mon pantalon est imbibé de sang, il me colle à la peau. Si je ne recouds pas la plaie, ma blessure risque de s'infecter. Faut que je tente d'en parler à mon père.

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