15 - Usine de Poraon

10 minutes de lecture

Nous arrivons à l’usine d'eau potable au bout de quarante-cinq minutes de vélo. Je n'ai jamais pédalé autant de toute ma vie. Je suis épuisé. Je regarde les autres, nous sommes tous dans le même état visiblement. Nous nous cachons derrière les arbres surplombant l’usine, déposons nos vélos dans les herbes hautes. Nous nous asseyons et en profitons pour nous désaltérer. Colin a été prévoyant, il a ramené un sac à dos de provisions et de boissons. Je regarde ma cuisse, ça continue de saigner. La faute à ce bouffon d’Ulrich.

— Regardez ! s'exclame Colin. Y a des employés qui sortent de l’usine !

Colin est allongé à plat ventre dans les herbes.

— Il faudrait s’approcher un peu plus pour entendre ce qu’ils disent... proposé-je.

Ils acquiescent, nous nous approchons tels des assassins de l'ombre. Ulrich stoppe net.

— Hey, mais... Ce sont nos pères !

Colin, Lucas, Ji-Hyun et moi scrutons les hommes et ouvrons de grands yeux. Ils sont tous les cinq réunis, étrange. Je fronce les sourcils, est-ce un coup de la reine des Korrigans ? Mon pouls s’accélère. Ce n’est certainement pas pour rien que nous sommes ici. Nous échangeons quelques mots provocateurs sur l’allure de notre vieux, ce qui fait bien marrer Colin. Mon père jette un coup d’œil vers nous. J’ordonne aux autres de se cacher et de se taire. Nous nous allongeons précipitamment dans les herbes hautes. Nous devons être plus discrets. De la sueur coule sur mes tempes, l’angoisse me prend aux tripes. Je relève légèrement la tête, ils se sont remis à discuter. Je fais un signe militaire de la main à mes camarades. Ils hochent la tête. Nous avançons à plat ventre vers l’usine, afin d’entendre leur conversation. Nous écoutons attentivement.

Nos pères échangent sur un problème d’eau potable de Poraon. Selon eux, la procédure du traitement des eaux brutes de captage est parfaitement suivie, le niveau de prélèvement est contrôlé au ruisseau d’Aber et la capacité de production est tout à fait correcte. Ils en sont à 1800m3 par jour pour un débit de 90m3 par heure. La réserve d’eau brute est de 3000m3.

Je fronce les sourcils. Je ne comprends pas grand-chose. Je jette un coup d’œil à Lucas et Colin, ils haussent les épaules. Je ne suis pas plus avancé. Je tends l’oreille pour intercepter la suite. Ils utilisent des procédés maitrisés qui bénéficient des dernières évolutions technologiques permettant de délivrer une eau répondant aux exigences réglementaires à partir de ces eaux brutes. Ils ont vérifié toutes les étapes de traitement. Je compte sur mes doigts chacun de ces éléments : dégrillage de l’eau brute, pré-reminéralisation, décantation lamellaire, réacteur charbon actif en poudre, filtration sur sable, réacteur et enfin bâche de désinfection. Tout semble correct. Je me frotte l’arrière de la tête, perdu. Si je m’étais intéressé un peu plus au travail de mon père, je comprendrais mieux ce qu’ils racontent.

Je suis nerveux, je me ronge les ongles, je n’ose pas dire aux autres que je pige que dalle, par peur de passer pour un abruti.

— Mais qu’est-ce qui cloche bon sang ? s'emporte le père d'Ulrich.

Bonne question, je me demande la même chose. D’après le père de Colin, le procédé Carboplus agit correctement contre les micropolluants. Ils l’ont vérifié en long et en large, les analyses sont toutes dans le vert. Aucune anomalie détectée concernant l’élimination des hormones naturelles et de synthèse. De même pour les résidus médicamenteux, l’élimination des substances chimiques et pesticides, des produits phytosanitaires et des plastifiants. Tout fonctionne parfaitement.

Je regarde rapidement le visage de Ji-Hyun, puis celui de Lucas et de Colin. Ils sont sérieux, semblent assimiler la conversation. Merde. Je me frotte le front avec la paume de ma main droite, je ne comprends absolument rien ! J’ai déjà oublié ce qu’ils ont dit depuis le début. Je me replace correctement, je commence à avoir mal aux coudes, allongé dans cette position.

Le père de Ji-Hyun prend la parole. L’usine a été réhabilitée et remise aux normes. Le choix du procédé Carboplus est bon. Cette technologie permet d’obtenir une eau potable de qualité en répondant aux attentes des usagers et en limitant au maximum l’impact des activités et de la collectivité sur l’environnement. L’installation de Poraon est ultra-moderne et performante, parfaitement intégrée dans son milieu naturel. Elle n’a rien à envier à l’usine des Eaux de Paris.

— C’est incompréhensible ce qui se passe, lance mon père. Le circuit tourne convenablement. Alors pourquoi l’eau potable disparait à la sortie des tuyaux ?

— Elle ne disparait pas, répond le père de Colin. Quelque chose coince.

Je plisse les yeux, me tapote le menton. Quelque chose coince… Tous les indicateurs sont au vert. Ils ont tout analysé plusieurs fois. Qu’est-ce qu’ils ne voient pas ? J’écoute la suite. Ils ont comparé l’installation d’ici avec celle de l’usine à Paris. Tout est nickel.

Ji-Hyun pose une main sur mon épaule, se glisse vers moi et me murmure à l’oreille :

— C’est incompréhensible que ça ne fonctionne pas, malgré les analyses des performances, l’inspection des installations, les études des caractéristiques techniques et des capacités de traitements.

— Euh... ouais.

À part acquiescer, je ne sais absolument pas quoi dire. Je fronce les sourcils, je suis incapable de répéter ce qu’ils viennent d’expliquer. Je sens mes joues chauffer, gêné. Je n’ai pas envie qu’elle me voit comme un imbécile. Je m’éclaircis la gorge, fais mine d’avoir compris.

Des "à demain" et des "bonne soirée" s'élèvent. Nos pères se quittent, montent chacun dans leur voiture. Nous les observons partir. Nous nous regroupons en cercle.

— Le soleil se couche... montré-je.

— Aaah vous croyez qu’on va revoir apparaître ces créatures ? panique Lucas.

— Nous sommes à côté d’une source d’eau, souligne Colin. Lieu prisé des Korrigans. Il ne faut pas trainer je pense...

À cet instant, Ji-Hyun nous fait remarquer que les drapeaux des trente pays du jeu sont installés devant la porte d’entrée. Je me souviens alors de ce qu’a dit la Reine des Korrigans : Guerre, pollution, ingratitude. Tous les hommes sont concernés par la destruction de leur espèce et de leur environnement. Nous critiquons nos aînés pour ce qu’ils ont fait de la planète, mais nous, nous restons dans l’inaction. Nous sermonnons, sans proposer aucune solution concrète. Alors que nous sommes les premiers à polluer en usant de la data avec nos jeux et nos connexions internet sur les réseaux sociaux. Nous avons tous fait une mauvaise action en polluant des points d’eau dans Paris et nous avons massacré une espèce sans prendre le temps de se poser des questions avant. C’est donc à nous d’agir cette fois.

— Mais comment ? demande Ji-Hyun.

— Tout est au vert pourtant... souligne Ulrich.

Je réfléchis. Le père de Ji-Hyun a posé une question. Il a dit « qu’est-ce que nous ne voyons pas ? » et sa fille a souligné que « la source du problème est mystique ».

— Comprendre le maléfice et le vaincre... ajoute Colin.

— Tu penses que c’est un défi des Korrigans ? demande Lucas.

— Exactement. Le vrai jeu à la base n’était pas de combattre les Korrigans, mais de les aider en nettoyant nos déchets déversés dans la Seine et de nous allier pour y arriver. Tous les pays, toutes les nations sont concernés par la pollution de notre planète. Nous avons été choisis, car nous portons tous une part du pays de nos ancêtres en nous. Nous vivons au cœur de la capitale, la source du problème. Paris... à la fois si cosmopolite et si individualiste. Au lieu de les blâmer, nous devions les respecter pour agir ensemble.

— C’est un peu niais et puéril tout ça, mais c’est la réalité de notre société, soupire Lucas.

— Les Korrigans nous lancent un avertissement.

Nous baissons la tête, gênés et confus. Ji-Hyun lève les yeux vers le ciel.

— La nuit commence à tomber...

— Il faut agir et vite !

Nous sortons de notre cachette et nous nous dirigeons vers le réservoir d’eau naturel. Je pointe du doigt le bassin. Des déchets bouchent l’entrée.

— Comment se fait-il qu’ils n’ont pas vu cet amas de détritus ? s'étonne Lucas.

— Il y a quelque chose de bizarre... remarque Ji-Hyun. Les saletés sont entourées d’une aura lumineuse...

En effet, une lueur verte, comme la couleur des yeux de la Reine, comme ceux de... Charlotte. Nous sommes visiblement les seuls à les voir.

— Hey, minute, coupe Ulrich. Ces déchets ne vous disent rien ?

Nous observons tous l’eau stagnante et la masse de détritus accumulés à l’entrée de l’usine. J'ouvre de grands yeux étonnés.

— Mais c’est... Ce sont NOS déchets !

Ji-Hyun fixe les détritus.

— Il a raison. Cet amas est fait de mégots de cigarette, d’emballages papiers, d’aliments périmés, de composants électroniques. Et tout ça baigne dans... la Vodka...

— Va nettoyer ça ! raille Ulrich.

— Pourquoi moi ? grogné-je. Nous sommes tous responsables je vous signale !

— Il... il fait de plus en plus sombre... tremble Lucas.

— Il faut enlever cet amas et vite ! suggère Colin.

Il a raison, nous ne devons pas perdre une minute. Le problème est que cet amas se situe à l’autre bout du réservoir. Pour l’atteindre, il faut aller dans l’eau.

— Pourquoi ce ne sont pas les Korrigans qui s’en occupent ? demande Lucas.

— C’est notre problème, pas le leur, explique Colin. Nous sommes responsables de ce rejet.

MAR PLIJ KOR. Nous devions les respecter. Soudain, nous entendons des bruits de machine, des sortes de turbines. Nous devons coopérer, agir tous ensemble comme des pays unis, comme pour l’accord de Paris adopté lors de la COP 21, tous unis pour protéger la planète. C’est ça le message du peuple des Korrigans.

Pendant que je suis concentré à trouver une solution, je sens une main me pousser dans le réservoir d’eau. Je tombe dans un grand « splash ». Je remonte à la surface, me retourne et constate qu’Ulrich rigole. Je grimace. Tous les autres se penchent au-dessus du bassin. Il fait trop sombre, je ne vois pas le fond. Cet endroit est étrange, j'ai la sensation d'être en apesanteur. Je nage comme une grenouille.

— Maxence, tu vas bien ? demande Colin.

— Ouais, ouais, dis-je en toussant.

Je me trouve au milieu du bassin, agite les bras et les pieds calmement pour me maintenir à la surface de l’eau.

— Viens nous rejoindre ! crie Colin en se penchant au bord de l'eau. Agrippe ma main !

Je me mets en position pour nager le crawl, mais quelque chose cloche, je n’avance pas. Soudain, nous entendons un rire diabolique.

— C’est pas vrai ! Pas eux ! Maxence, dépêche-toi bordel !

Je ne peux pas. Mon pied est retenu par quelque chose ! Ji-Hyun plaque ses mains sur sa bouche, les larmes lui montent aux yeux. Je remonte de force ma jambe gauche. Des algues vertes sont entremêlées autour de ma cuisse blessée et de mon mollet. La pression exercée par les algues provoque un saignement abondant. Je prends peur. Merde, ça recommence...

À cet instant, nous entendons de plus en plus de rires. Nous voyons des points rouges lumineux apparaître derrière les arbres.

— Oh bordel, ils sont là... s'angoisse Colin.

Soudain, je suis tiré brusquement vers le fond. Je lutte, me débats dans l’eau pour me maintenir le plus longtemps possible à la surface. Je bois la tasse à plusieurs reprises. L’eau commence à se teinter en rouge sang. Ji-Hyun se met à crier. Ulrich se dirige vers le bâtiment. Il faut nettoyer la zone au plus vite. Les lutins sont impatients.

Ulrich commence à grimper sur la corniche du bâtiment cylindrique. Les Korrigans sortent de leur cachette, lancent des cailloux sur lui pour le faire tomber. Il glisse du rebord, tombe dans l’eau. Ulrich nage alors vers moi, m'agrippe les mains et me tire en arrière de toutes ses forces. Il n’arrive pas à me libérer, les algues sont trop solides. Les Korrigans sautent sur place, grognent, leurs yeux rouges scintillent.

— Surtout ne les regardez pas, ne les provoquez pas... prévient Colin.

Je les vois paniquer. Je plisse les yeux pour distinguer ce qu’ils observent. Une dizaine de Korrigans approchent. Lucas, Colin et Ji-Hyun sautent en même temps dans le bassin pour leur échapper. À la seconde où ils s’enfoncent dans l’eau, les algues libèrent mes jambes. Ulrich s'écroule à la renverse dans l’eau, un plaquage retourné. Je reprends ma respiration, me maintiens à la surface de l’eau. Les autres nagent vers nous. Nous voilà tous regroupés au centre.

— Maxence, tu vas bien ? demande Ji-Hyun.

— Oui, merci, un peu plus et je me noyais.

Ji-Hyun s’agrippe à mes épaules.

Les Korrigans restent au bord du bassin. Ils nous encerclent, se mettent à danser et chanter. Leur voix est stridente, c’est insupportable. Allons nettoyer la zone bouchée, qu’on en finisse.

Nous nous mettons à nager vers l’amas de détritus. Nous arrachons frénétiquement les déchets, les déposons sur le sol. Les Korrigans chantent de plus en plus fort. Ils se mettent à sauter, la terre tremble.

— J’ai mal aux oreilles, faut qu’ils arrêtent leur boucan ! se plaint Colin.

Nous continuons d’enlever les saletés, la voie se libère.

— Ça y est ! s'exclame Ji-Hyun. Nous avons débouché l’entrée !

Les Korrigans crient encore plus fort et se mettent à reculer.

— Profitons-en pour sortir de l’eau, suggère Colin.

Nous sortons, puis plaquons les mains sur les oreilles. Les cris des Korrigans nous percent les tympans. Nous sommes trempés jusqu'aux os, grelottons. Nous ramassons à pleines mains les déchets pour les déposer dans l’énorme poubelle située à l’arrière de l’usine.

— La zone est nettoyée ! s'agace Colin. Qu’est-ce qu’ils veulent de plus ?

Les Korrigans continuent de sauter et de crier. Mains plaquées sur les oreilles, nous tombons à genoux sur le sol de graviers. J’ai compris ! Ils attendent des excuses. Le bruit est assourdissant, nous ne nous entendons même plus discuter. Les Korrigans provoquent le soulèvement des rochers, les herbes hautes se détachent et virevoltent dans les airs. Nous nous mettons à hurler, mains toujours sur les oreilles, à genoux.

Nous commençons à nous excuser, chacun dans la langue de nos origines.

Le bassin d’eau s’illumine d’une couleur verte émeraude. Les Korrigans s’éloignent. La lumière devient de plus en plus intense, jusqu’à devenir éblouissante. Nous regardons à moitié ce qui se passe. La lumière teinte le ciel d'halos argentés, puis une onde blanche aux contours verts grossit et éclate devant nous.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0