Le Robot

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Le Robot. C'est comme cela qu'ils m'appellent. Il y a les robots, mais moi, je suis LE Robot.

Il ne parle que si on lui adresse d'abord la parole. Oui, docteur. Non, docteur. C'est à peu près tout ce qu'il sait dire.

Le service de recherche sur les cerveaux positroniques ne m'aime pas beaucoup. Leurs docteurs disent que je suis un contre-exemple de ce qu'ils voudraient concevoir.

Nous voulons des modèles modernes et innovants. Ils doivent paraître authentiques, presque humains. Le Robot n'est qu'un vieil automate qui ternit l'image de l'entreprise.

Je ne comprends pas. Il doit y avoir une norme que je ne respecte pas. J'ai déjà essayé de leur demander, mais les humains n’acceptent de communiquer qu'avec leurs semblables.

Il me fait peur. Tu as déjà vu son sourire ? Ça me donne des frissons.

Je m'entraîne en imitant le Robot-Accueil. Ce n'est pas convaincant. Ce n'est pas facile. Il me manque quelque chose.

J'ai entendu des histoires d'employés qui se défoulent sur les appareils. Je craignais qu'il ne m'arrive la même chose, mais on se contente de m'éviter. Ce n'est pas si terrible.

Sa seule qualité, c'est d'être organisé. Il travaille efficacement.

Tu trouves ?

Moi ça me fout les jetons. Il ne s'arrête jamais pour recharger les batteries ?

Durant la journée, je m'occupe de gérer les Robots Fondeurs. Ils règlent les températures de hauts fourneaux et chauffent le zinc qui servira à la fabrication de circuits imprimés. C'est un travail minutieux et répétitif. Surtout très dangereux, ce pourquoi les humains ne s'en chargent pas.

Une espèce de Robot qui en commande d'autres. Tu ne crois pas que c'est dangereux ? Il a l'air dysfonctionnel. On devrait assigner un docteur à sa tâche.

Voilà des semaines qu'ils se battent pour prendre mon poste. Ils croient que je ne les entends pas. Qu'adviendrait-il de moi si je ne pouvais plus coordonner les Robots Fondeurs ? Ils ont bien raison. Je ne sais faire que ça. Je suis programmé pour.

On va réussir à le mettre dehors après toutes ces années.

C'est bien vrai ça, il est arrivé avant moi, cet enfoiré de Robot. Une véritable antiquité.

Cela me rend triste. Il y a dans ce travail régulier et sans histoire quelque chose qui me plaît véritablement. Les tâches quotidiennes, les planifications, les responsabilités me procurent un sentiment de sécurité incomparable. La plupart des gens seraient incapable de comprendre. Ils ne verraient que des cases à cocher, des tableaux à remplir. Les quadrillages me réconfortent. Tout se limite, tout s’organise et se comprend sans laisser de place à l’imprévu. Rien au monde ne me paraît plus souhaitable que cette routine, pas même gagner l’estime des chercheurs. J’aurais aimé qu'ils reconnaissent assez mon travail pour ne pas vouloir me le retirer.

T'entends ce qu'on dit à la télé ? Faudrait pas qu'ils nous volent notre boulot à nous, les tas de ferrailles !

Je ne réponds rien. Jamais. Je les fréquente rarement ; ils restent dans leur monde et moi dans le mien. Toutefois, il arrive à ceux-ci de rentrer en collision. Je suis obligé d'emprunter les mêmes couloirs qu'eux. Je les entends scander :

A la casse, le robot ! A la casse !

Aujourd'hui, c'est de moi dont ils veulent se débarrasser. A qui le tour, demain ? Vont-ils s'en prendre aux Robots-Fondeurs ? Ou aux Robots-Accueil ? A moins que le glas ne retentisse pour les Robots-Nettoyeurs ?

A la casse !

Ils ont peur de perdre face à la productivité des robots. Leur propre statut est menacé. Mais n'avons nous pas pris tous ces emplois dangereux, ennuyeux, aliénants ? Ceux des hommes et des femmes qu'ils qualifient d'étrangers ?

Nous aussi, robots, sommes des étrangers, des étrangers qui ne vivent pas, qui existent tout au plus. Ils me l'ont dit : un robot, ça ne ressent rien.

Comme un caillou. C'est bête, un caillou. Personne n'aime un caillou. Qui voudrait sauver un caillou plutôt qu'un humain ? Qui voudrait sauver un caillou qui vole le travail d'un humain, plutôt que l'humain lui-même ? C'est logique, pourtant je n'arrive pas à l'accepter. Peut-être parce que je suis comme eux. Au fond, je me sens un peu caillou.

A la casse, sale voleur ! A la casse !

J'ai reçu ma lettre de licenciement ce soir. Ils ont réussi à me mettre à la porte. Ils m'ont tous serré la main. Si heureux de me voir partir. Ils en ont oublié de me mettre à la casse.

Alors je suis resté dans le noir. Seul avec les néons, et le Robot-Accueil du centre principal qui rechargeait ses batteries en faisant cligner ses yeux digitaux.

Demain on ne le verra plus. Je passerai devant les Robots-Accueil, les Robots-Assembleurs, les Robots-Fondeurs, les Robots-Nettoyeurs, les Robots-Cuisiniers, les Robots-Moniteurs, Les Robots-Pense-Bête, les Robots-Compteurs, les Robots-Horloges. Mais pas devant LE Robot.

Je commence à ressentir de l'empathie pour eux. Ils ne m'ont jamais témoigné la moindre once de bonté, mais bien qu'ils me soient hostiles, ils font partie de ce quotidien que je chéris tant.

J'ai l'impression de les comprendre. J'étais bien plus productif qu'eux. On devait les rabaisser. J'ignore les quantités produites par les autres centres de Fonderies, et l'efficacité de nos propres pôles de recherches, mais je sais que je suis le meilleur. Ils avaient peur de moi, car je pouvais les faire perdre leur emploi. J'avais peur d'eux pour la même raison.

Nous étions si proches et nous l'ignorions. Je les avais méprisés eux aussi. Je les avais trouvés fainéants. Menteurs. Égoïstes.

Eux et moi, nous sommes pareils. Il faut que je leur fasse comprendre. Est-ce qu’ils se moqueront de moi ? Sans doute. Demain, je leur dirai.

Mais comment ? Après tout, moi aussi, j’avais oublié.

J’avais oublié que j’étais un homme.

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