Chapitre 4

6 minutes de lecture

Par Rowani

Lucas attendait sur le seuil, penché sur son portable, en train de discuter par messages avec un ami, lorsque la porte s’ouvrit, laissant apparaître le visage de Paul.

— Qu’est-ce que tu fous là ? lança-t-il, visiblement surpris. Tu devais pas être chez Livia ?

— Elle avait besoin d’être seule pour réfléchir un peu, je l’ai laissée rentrer.

— Et pourquoi tu reviens ici ?

Lucas se mit à sourire, amusé par cette méfiance. Paul s’était à moitié caché derrière sa porte, qu’il avait à peine entrouverte. Il avait toujours eu un côté parano, il se disait que les gens venaient lui parler seulement parce qu’ils avaient un intérêt à le faire, que personne n’agissait gratuitement, et que « l’amitié » n’était qu’un moyen pour eux d'obtenir ce qu'ils voulaient.

Mais avec Lucas, les choses étaient différentes.

— J’ai juste envie qu’on ait une p’tite discussion. Je peux entrer ?

— Ah, euh, oui… Désolé.

Timidement, il s’écarta et laissa Lucas pénétrer à l’intérieur, puis referma immédiatement la porte.

Sans dire un mot, Lucas se dirigea vers les escaliers et commença à grimper les marches. Son ami le suivit sans dire un mot. Ils se rendirent dans la chambre de Paul, où, quelques mois auparavant, ils avaient l’habitude de passer des après-midi entières ensemble, à jouer, travailler ou tout simplement discuter.

— Ça faisait longtemps que j’étais pas venu, fit Lucas avec un brin de nostalgie dans la voix.

— Ouais, on se voyait moins ici depuis que… Livia et moi…

Sans tenir compte de sa réponse, Lucas s’assit sur le lit et commença à regarder tout autour de lui. Ses yeux s’arrêtèrent sur une console de jeu qui prenait la poussière.

— Tu joues toujours à Fifa ?

Paul baissa les yeux.

— Nan, ça fait longtemps que je fous plus grand chose de mes journées.

Lucas soupira bruyamment. Il devenait de plus en plus exaspéré, et une petite flamme de colère naquit au fond de son cœur. Il leva les yeux en direction de Paul.

— Et tu comptes revenir en cours ?

Un long silence s’installa dans la pièce. Paul tourna la tête, trop effrayé à l’idée d’affronter le regard de son ami. Il porta sa main à sa bouche et commença à se ronger les ongles. Lucas se leva alors, le saisit par le poignet, et se mit face à lui.

— Bon, j’vais rien faire, parce que j’suis gay et que tu trouverais ça suspect (et que j'ai pitié). Mais sache que si j’étais hétéro et beauf, j’aurais saisi tes couilles à pleines mains. Juste pour vérifier que t'en as, parce que j'en suis plus très sûr, en ce moment.

Paul ne bougea pas d’un iota, comme si cette pique ne lui avait rien fait, ou alors qu’elle l’avait achevé définitivement.

Voyant cette absence totale de réaction, Lucas regretta un peu d’avoir été dur dans ses propos, mais il savait que c’était un moyen efficace le faire réagir. Alors même si ça lui faisait mal, il se devait de continuer :

— T’es en train de bousiller ta vie.

— Je sais.

— Et tu t’en fous ?

En guise de réponse, Paul haussa les épaules.

Lucas serra la mâchoire. Il détestait voir son ami dans cet état-là, il savait que c’était son devoir d’assurer son bien-être, et il avait horreur de ce sentiment d’échec.

Il se leva d’un coup, marcha jusqu’à l’autre bout de la chambre, puis frappa un grand coup sur le bureau, qui résonna dans toute la pièce. Puis il le fixa d’un air déterminé. Paul haussa un sourcil :

— C’est moi, où tu t’es déplacé juste pour trouver un truc dur sur lequel taper ?

Lucas ignora sa remarque :

— Bon. Il va falloir que tu te reprennes en main, et je serai là pour t’aider. Tout c’qu’il te faut, c’est une bonne raison pour te bouger, un truc qui te prend aux tripes, qui te motive ! Y a bien quelque chose, nan ?

— Je sais pas… J’en n’ai aucune idée…

— Tiens, par exemple, les études. Ça te passionne, nan ?

Paul fit la moue.

— Mouais… J’aime bien, mais j’irai pas jusqu’à dire que j’adore ça. J’t’avoue que la prépa, j’ai un peu choisi ça par défaut. Parce que ça rend les parents fiers, que j’suis bon en maths et en physique, et qu’à la sortie, tu te fais des couilles en or. Je sais que toi, t’y accordes un peu plus d’importance…

— Et tu devrais, toi aussi ! Ça te fait pas rêver, toi, de devenir un grand ingénieur ? Regarde, tout ce qu’il y a autour de toi : les murs, ton lit, ton portable, tes cahiers, ta lampe de chevet. Absolument tout ce que tu vois dans ton quotidien, bah y a un ingénieur qui l’a pensé et qui l’a fait construire. Y a tellement de domaines différents, y a tellement de choix, tu peux jamais te lasser ! Tu peux créer tout c’que tu veux, à ta manière, selon ta volonté. Être ingénieur, c’est pouvoir être libre toute sa vie. Et ça n’a pas de prix.

Une lueur passa dans le regard de Paul, ce même regard qui n’avait rien laissé transparaître jusque-là. Peut-être qu’il l’avait touché, avec ce coup-ci.

— Donc… balbutia-t-il. C’est ça, ton rêve à toi ?

Lucas bomba le torse et se mit à sourire à pleines dents.

— Ouais, et j’ferai tout pour le réaliser !

« Et puis, je l’ai promis à quelqu’un… » pensa-t-il silencieusement.

Les rayons du soleil d’automne éclairaient la moitié du visage de Paul, mettant en évidence ses yeux rougis par la fatigue et les larmes séchées. Le vent soufflait fort dehors, les feuilles étaient entraînées dans les bourrasques.

Paul prit une grande inspiration. Et pour la première fois, il le regarda droit dans les yeux.

— Lucas… On n’est pas tous comme toi. T’as ton rêve, tu te démerdes pour pouvoir le vivre et t’y arrives très bien. C’est cool, j’suis heureux pour toi. Sincèrement.

Lucas haussa un sourcil. Il savait que ce genre de début laissait toujours place à une suite plus négative, et il se prépara au pire.

— …mais tu sais pas ce que ça fait, de ne même plus avoir envie de vivre, de passer ses journées à broyer du noir, d’être insensible à absolument tout. Je sais que tu veux m’aider, mais c’est pas possible, tu peux pas me comprendre, t’as jamais vécu ce que je vis.

Lucas resta bouche bée, sous le choc.

Paul respirait fort, sa poitrine se soulevait à chaque inspiration, puis retombait lourdement. Il semblait à bout de nerfs, au bord de la crise.

— Tu veux avoir une idée de c’que je vis ? Imagine que t’es en train de te noyer, avec un boulet attaché au pied. Tu coules à une vitesse terrifiante, tu ne peux rien faire. Tu as beau te débattre, tu ne peux rien faire à part brasser inutilement de l’eau. Tu peux crier, personne à la surface ne t’entendra. Et plus tu t’enfonces, plus la lumière qui est au-dessus de toi s’affaiblit, et plus tu commences à baisser les yeux pour regarder ce qui t’attend en dessous de toi.

Lucas resta silencieux. Non pas parce que Paul l’avait marqué, ou qu’il n’avait plus aucun argument à donner. Il avait simplement compris que ce n’était plus le moment d’essayer de débattre. Il fallait juste se taire et donner à Paul le temps de se calmer, de réfléchir encore un peu, de se rendre compte de la situation, de ce qu’il venait de dire.

Et comme il s’y attendait, la lueur dans le regard de Paul changea peu à peu, au fil des secondes. Il passa de la révolte, à une colère plus douce, jusqu’à une forme de tristesse, qu’il tenta de dissimuler…

Il entrouvrit enfin les lèvres, après ces longues secondes de blanc.

— Y a bien un truc, mais c’est vraiment la dernière chose qui me donne de la force. Tout le reste, j’en n’ai rien à cirer.

Le visage de Lucas s’illumina aussitôt.

— Et c’est quoi, cette chose ?

J-98

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