Chapitre 5 : Lié par contrat, Partie 1

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Vingt minutes plus tôt, sur le pont du croiseur Oméga.

Par moments, Sheamon se demandait quel acte il avait pu commettre dans sa vie pour être ainsi constamment puni par le destin. A chaque fois qu’il croyait que la situation ne pouvait pas être pire, il découvrait de nouveaux abysses insondables de difficultés. Était-ce une malédiction ?

Rapide comme l’éclair, son bras se tendit, et un carreau d’arbalète brisa une sphère écarlate ancrée dans l’un des bureaux de commande avant de finir sa course dans le fauteuil du commandant. Le soldat posté devant sursauta quand l’artefact magique éclata.

Sheamon n’eut pas besoin de jeter un coup d’œil derrière lui pour savoir que la communication avec Forlwey venait d’être brusquement coupée. Rendre inopérant le cristal d’eyra déclenchant l’enchantement nécessaire à la connexion, était en effet essentiel. Autant que possible, il préférait éviter que sa cible puisse l'observer. La connaissance était une arme précieuse.

  • Ne bouge plus ! lui ordonna l’un des soldats d’une voix mal assurée.

Sheamon sentait leur anxiété. L’exorciste n’agissait pas comme s’il était encerclé et en danger. Une telle attitude était anormale et inquiétante à leurs yeux. Son attention se fixa sur le commandant Ace.

Ce dernier observait le carreau enfoncé dans l’accoudoir de son fauteuil, il releva les yeux vers Sheamon avec un grand sourire :

  • Je suis admiratif de votre dextérité, Sheamon Wave, commenta-t-il.
  • Tuez-le au plus vite ! gronda Bhakkar la montagne de muscles en se précipitant vers Ace, qui paraissait être un nain à côté de lui. Comment un seul exorciste a-t-il pu s’infiltrer à bord du croiseur et parvenir jusqu’au commandant sans être repéré ? C’est une honte pour la trente-deuxième flotte du Harakaï ! Commandant, laissez-moi…
  • Voyons mon cher lieutenant, tu oublies le sens des convenances ! Avant de te laisser jouer avec notre ami, j’aimerais discuter avec lui. Cela ne vous pose pas de problème, n’est-ce pas, Sheamon ?
  • Quelle importance ? répliqua ce dernier. Je vais devoir vous éliminer de toute manière. Et je déteste perdre mon temps.
  • Eh bien, je vois en tout cas que vous ne manquez pas d’aplomb, surtout au vu de votre position ! Mais passons. Si je ne me trompe pas, notre Amiral en personne vous a proposé de rejoindre nos rangs, n’est-ce pas ?

Sheamon ne répondit pas, et son interlocuteur reprit :

  • Et vous avez refusé sa proposition, tout en lui faisant parvenir le corps du commandant de la trente-troisième flotte du Harakaï qui vous avait transmis cette proposition…
  • C’est vrai. Après mon refus, il a tenté de me tuer. Lui et son escorte l’ont payé de leur vie.

Ace secoua la tête avec résignation.

  • Vous ne comprenez pas comment marche le Harakaï, Sheamon. Nous ne sommes pas une bande de mercenaires désorganisés où chacun peut faire ce qu’il veut. Le Harakaï est plus qu’une simple horde. C’est une nation militaire, sans territoire, mais dont l’armée compte parmi les plus puissantes de ce monde. Lorsque l’Amiral Doshkan fait une proposition aussi exceptionnelle à quelqu’un comme vous mon ami, c’est qu’il lui reconnait un grand potentiel. Mais s’il arrive que cette personne refuse… elle devient alors un ennemi potentiel pour nous et doit être éliminée. C’est la loi qui régit le Harakaï.

Ace tendit sa paume et une carte de tarot argentée apparut dans sa main. Sheamon comprit alors quels étaient les projectiles qui avaient détruit le conduit dans lequel il se cachait. Ces cartes qui étaient la source de son pouvoir, pouvaient donc facilement trancher l’acier. Et cet homme était probablement capable d’en créer à volonté. La tension du renégat augmenta d’un cran. La rapidité d’action d’Ace l’avait surpris une fois. Il devait s’assurer que ce serait la dernière.

Mais le commandant ne semblait pas être animé d’intentions belliqueuses, du moins pour le moment : il observa le signe sur la carte, et un sourire satisfait étira ses lèvres.

  • J’étais là quand Doshkan a reçu votre… présent… Il n’est pas entré dans une colère noire, comme je m’y attendais. Non, il semblait au contraire satisfait, et même, admiratif… ce qui l’a conduit à faire une chose absolument inédite.
  • Venez-en au fait, s’impatienta Sheamon.

Ace lança la carte vers l’exorciste, et ce dernier l’attrapa sans peine entre ses doigts. Il remarqua avec surprise que la texture de l’objet argenté n’était pas différente de celle d’un jeu de cartes normal. Pourtant, il les avait vues découper le conduit sans le moindre effort…

L’image sur le verso de la carte représentait un joker ricanant.

  • L’amiral Doshkan vous offre une seconde chance, Sheamon Wave. Il oubliera l’affront que vous lui avez infligé. La place du commandant que vous avez tué n’a pas encore été pourvue. Songez comment cela vous faciliterait la vie. En tant que membre du Harakaï, la prime sur votre tête ne serait plus un problème, puisque s’attaquer à vous signifierait s’attaquer à nous…

Cinq autres cartes apparurent alors dans la main d’Ace, tandis que le joker disparaissait de celle de Sheamon. 

  • Dans le cas contraire… eh bien je suppose que vous saisissez parfaitement ce que cela signifie...
  • Je doute que votre ami nosferatu soit ravi de vous voir traiter avec moi. Il a payé cher pour vos services, si j’ai bien compris.
  • Oh, Forlwey n’est pas un problème. Il suffira de lui donner la fille Nocturii et il sera satisfait. Après cela, la prime sur votre tête n’aura plus de raison d’être. L’affront que vous avez fait à Némésis sera excusé quand elle récupérera sa fille.
  • -Elle n’est pas avec moi.

Ace éclata de rire.

  • Allons, Sheamon mon ami. Ne jouez pas à ça. Vous savez où elle est. J’aimerais autant que possible éviter d’avoir à vous faire cracher ces informations. Rejoignez le Harakaï, et vous aurez accès à d’immenses pouvoirs. Imaginez : tant que vous respectez nos règles et les ordres de l’Amiral Doshkan, vous pourrez diriger comme bon vous semble une flotte entière de dix mille soldats entrainés. La technomagie et la puissance du Harakaï en échange d’un simple serment d’allégeance… c’est tentant n’est-ce pas ?

Sheamon Wave sourit. En effet, les offres alléchantes se succédaient à une vitesse hallucinante ces derniers temps... Mais le renégat avait appris à s’en méfier.

Il savait parfaitement ce qu’était le Harakaï, et avec qui ces individus passaient leurs marchés. Peu importait l’identité et les vocations de leurs commanditaires : tant qu’ils payaient rubis sur l’ongle, le Harakaï les servirait fidèlement jusqu’à ce qu’une offre plus attirante lui soit soumise. Si nécessaire, ces mercenaires organisés n’hésitaient pas à tout détruire sur leur passage, pillant ce qu’ils désiraient et ne laissant jamais de survivants lors des raids meurtriers qu’ils menaient. Soldats, innocents et enfants… Tous périssaient sous leurs armes.

Sheamon ne possédait plus grand-chose et s’était sali les mains plus d’une fois depuis qu’il était devenu mercenaire. En revanche, jamais il n’avait touché à des innocents. Et il ne commencerait pas aujourd’hui.

  • Je suis très honoré par la proposition de votre amiral, commandant Ace, répondit-il avec une pointe d’ironie. Malheureusement je suis obligé de la décliner une nouvelle fois. Voyez-vous, je n’ai pas beaucoup d’honneur, et le peu qu’il me reste, je le vends au plus offrant. Mais il y a un point sur lequel je ne transige pas ; quand j’accepte un contrat, je le mène jusqu’à son terme peu importent les conséquences…

Sheamon Wave prit une inspiration. Et de nouveau, un sourire désabusé étira ses lèvres.

  • Et aujourd’hui je suis lié à la gamine que vous recherchez. Je vais donc respecter l’engagement que j’ai pris, même si la moitié du monde veut ma peau. C’est pourquoi en tant que protecteur de Mademoiselle Aleyran, je vais devoir la débarrasser de vous.

Le visage d’Ace se contracta, et son sourire se mua en rictus menaçant.

  • C’est dommage, Sheamon, déclara-t-il avec regret. Dans ce cas, vous n’êtes plus mon invité, juste un prisonnier récalcitrant qui finira en cellule d’interrogatoire, et qui me dira bien sagement ce que je veux savoir sur la fille. Néanmoins, si vous êtes coopératif, il se pourrait que je vous tue avant de vous livrer au nosferatu… et croyez-moi c’est préférable.

Il adressa alors un signe de tête aux hommes entourant Sheamon. Puis il se dirigea vers la porte du fond.

  • Neutralisez-le. Faites-en sorte qu’il respire et soit capable de parler. Ah, et il doit être reconnaissable si nous voulons toucher la prime. Bhakkar, tu te charges de conduire l’interrogatoire.

Les mercenaires acquiescèrent et braquèrent leurs fusils sur l’ange déchu.

  • Lâche tes armes, exorciste ! gronda Bhakkar. Au moindre geste…

Sheamon claqua des doigts. Le bruit pourtant si ténu retentit dans toute la salle, dans un silence surnaturel. Ace se retourna d’un bond, son visage arborant la méfiance. Dans un rayon de dix mètres autour de lui, les mercenaires se figèrent soudainement.

Puis ils s’écroulèrent tous tels des pantins désarticulés. Sur les cinquante soldats entourant Sheamon, une quarantaine d’entre eux venaient d’être neutralisés en l’espace de quelques secondes. Les derniers mercenaires debout, stupéfaits, échangèrent des regards hésitants et inquiets… Le renégat passa la main sous son manteau pour atteindre la cartouchière remplie de carreaux qu’il portait en bandoulière. Il en attrapa un auquel était attaché un petit tube rempli d’une brume scintillante.

  • Le Souffle, remarqua Ace en levant la main pour retenir ses hommes qui parurent soulagés de ne pas avoir à attaquer. Vraiment impressionnant, monsieur Wave…
  • Le Harakaï ne semble pas aussi redoutable qu’on le dit, répliqua Sheamon tout en chargeant le carreau d’arbalète spécial dans son arme, en veillant à le régler de façon à ce qu’il ne sortît qu’en troisième position du chargeur. Ne rien savoir de sa cible avant d’engager le combat… ce n’est pas ainsi que l’on accomplit un contrat. Vous n’êtes que des amateurs.
  • Espèce d’ordure ! rugit Bhakkar en s’emparant de sa massue. Tu oses insulter notre honneur ?!

Il asséna un puissant coup sur la balustrade située devant lui, la réduisant en miettes avec une partie du pont. La montagne de muscles se jeta alors dans le vide et atterrit devant l’entrée de la salle, bloquant l’issue de Sheamon. Au-dessus de lui, son commandant claqua des mains d’un air sarcastique. Mais Sheamon sentait que pour la première fois depuis le début de son entretien avec lui, Ace était vraiment en colère.

  • Voyez-vous ça, rétorqua ce dernier avec un faux sourire amical. L’exorciste, non, le renégat… s’en prend maintenant directement à nous ! Je suis stupéfait par autant d’audace. Vous êtes compétent, je le reconnais. Cependant contre nous tous, vous n'avez aucune chance. Bhakkar et moi sommes d’une autre trempe. Il vous faudra plus qu’un simple claquement de doigts pour nous vaincre.
  • Peu importe le nombre d’insectes sur mon chemin, je les écraserai tous, répliqua Sheamon.

Son regard menaçant se posa alors sur les mercenaires qui restaient autour de lui : l’effet des corps inanimés de leurs camarades vaincus d’un simple claquement de doigts avait été dévastateur. L’envie de se battre les avait apparemment désertés, remplacée par la certitude que cet homme ne leur apporterait rien d’autre que la mort. Certains cédèrent à la panique et tirèrent sans retenue sur Sheamon.

L’exorciste leva aussitôt la main.

  • Division ! ordonna-t-il au moment même où les coups de feu retentissaient.

A deux mètres de lui, les balles pratiquement invisibles à l’œil ralentirent soudainement et parurent perdre leur vitesse. Elles tombèrent sans le moindre dommage aux pieds de Sheamon. La stupéfaction se dessina sur le visage des soldats du Harakaï, mais également sur celui de Bhakkar lui-même.

  • Quel est ce pouvoir ? gronda-t-il, sur ses gardes.

Ace resta dans son fauteuil sans bouger, comme s’il avait l’intention de profiter du spectacle. Les mercenaires en face tirèrent à nouveau plusieurs coups de feu, mais toutes les balles approchant de Sheamon perdaient brusquement leur élan et retombaient au sol, inoffensives. C’est alors que Bhakkar arriva à sa hauteur. Son corps de colosse faisait passer l’exorciste, pourtant robuste, pour un nain de jardin.

  • Arrête ça si tu peux ! rugit Bhakkar en soulevant son immense massue avant d’abattre son arme en direction de Sheamon.

D’une puissante impulsion de ses jambes, l’exorciste se jeta en arrière. La massue ne fit que frapper le sol qu’elle éclata en morceaux, provoquant de larges fissures. Se rétablissant d’une roulade, Sheamon aperçut du coin de l’œil certains mercenaires qui le chargeaient, baïonnettes pointées vers lui. Il leva son arbalète. Un carreau explosa aux pieds d’un groupe de mercenaires, projetant les victimes contre la paroi du navire violemment secoué ; une alarme retentit aussitôt, indiquant des ennuis à venir.

Sheamon pointa ensuite son arme vers Ace, et un second carreau s’élança. Mais le commandant effectua un large demi-cercle avec son bras. Les cinq cartes qui apparurent dans sa main s’envolèrent dans les airs en sifflant. L’une d’entre elles percuta le carreau qu’elle trancha littéralement en deux, avant de poursuivre sa route en direction de l’exorciste. Ce dernier s’envola d’un bond en déployant ses ailes pour éviter les projectiles meurtriers, lesquels s’enfoncèrent dans le plafond de la salle sans effort.

  • Au risque de me répéter, Bhakkar et moi sommes d’une autre trempe, lança le démon. En tant que commandant d’une flotte du Harakaï, je me dois d’être moi-même à un certain niveau de combat.

De chacune de ses paumes s’échappa alors un flot continu de cartes, qui grossit jusqu’à devenir un véritable essaim meurtrier tourbillonnant derrière lui. Ace tendit le bras, et la mortelle colonne se dirigea vers Sheamon. Ce dernier plongea au ras du sol pour l’esquiver mais, implacables, les cartes se lancèrent à sa poursuite.

  • J’ai bien observé votre magie, Sheamon, continua Ace. Elle est puissante, seulement elle n’est véritablement efficace qu’à courte portée. Mes cartes n’ont pas ce problème.

Sheamon dut reconnaitre intérieurement qu’Ace avait un œil affuté. Contre un adversaire pareil, son arbalète était inefficace, puisque que son ennemi pouvait dévier ses projectiles sans difficulté. L’exorciste allait donc devoir se rapprocher s’il voulait lui infliger de véritables blessures. Cependant…

Alors qu’il plongeait à un mètre du sol, en tentant d’échapper à l’essaim de cartes meurtrières, Sheamon vit soudain apparaître sur son passage la massue noire et le visage triomphant de Bhakkar qui s’apprêtait à accomplir le plus grand home run de l’histoire sur un ange déchu...

Sheamon plaqua aussitôt sa main sur sa poitrine.

  • Division, s’ordonna-t-il mentalement.

Alors même que le terrible gourdin allait l’atteindre, lui brisant les os avant de l’écraser contre la baie vitrée, le corps de Sheamon diminua jusqu’à moins de cinq centimètres de haut...

L’exorciste passa donc juste en dessous de la massue qui ressemblait maintenant pour lui à un train lancé à toute vitesse. Il réussit à maintenir sa trajectoire malgré le courant d’air ainsi déclenché, et vira aussitôt à sa gauche pour se placer dans le dos de Bhakkar. Au même moment, l’essaim de cartes qui visait Sheamon percuta le lieutenant du Harakaï.

La massue s’enfonça dans la colonne grouillante de cartes, envoyant la moitié des projectiles se planter dans les murs avec un bruit perçant. Certaines transpercèrent même la baie vitrée, causant d’innombrables fissures dans le verre. Les autres cartes frappèrent Bhakkar. Le corps massif du lieutenant eut un sursaut quand il fut lacéré par une vingtaine de cartes simultanément.




A suivre...  

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