Chapitre 8 : Le Primera, Partie 1

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Le même rêve, toujours.

Triss avait quatre ans. Elle aurait voulu y aller plus tôt, mais son oncle s’y était opposé, en prétendant que son professeur particulier lui suffisait. Mais elle n’avait pas lâché prise et, de guerre lasse, il avait fini par s’y résoudre. Une semaine après avoir fait les démarches nécessaires, il lui avait annoncé que l’une de ses connaissances tenait une école pas loin du centre-ville et qu’elle avait accepté de l’inscrire.

Triss savait que son oncle réussirait. Elle était trop petite pour comprendre le monde qui l’entourait, mais tous ceux qui lui parlaient l’appelaient respectueusement Maître Aleyran et obéissaient sans discuter à ses recommandations.

  • Nous sommes arrivés, Monsieur, les avertit soudain le chauffeur de la grande voiture noire aux vitres teintées, réquisitionnée pour l’occasion et dans laquelle Triss était montée avec son oncle, serrant contre elle son cartable tout neuf.

A cette annonce, le cœur de Triss s’arrêta pendant quelques instants, tandis que son regard examinait le grand bâtiment blanc entouré d’une cour pleine d’enfants jouant sur des toboggans ou des balançoires… La petite place devant le portail d’entrée était remplie d’adultes discutant entre eux avec animation, certains tenant encore leur enfant par la main. Mais l’attention de Triss était focalisée sur toutes les nouveautés que son cerveau pouvait repérer. Ses seules informations sur le monde extérieur, elle les tenait des adultes du Quartier Umbrella qui s’y rendaient régulièrement, ou de son oncle quand il n’était pas occupé à régler les problèmes de ses concitoyens. Triss avait toujours été seule, car celui-ci l’autorisait rarement à quitter l’hôtel de ville pour jouer dans le Quartier Umbrella. Elle était alors systématiquement accompagnée d’une escouade de quatre Minotaures lourdement armés, pas très malins, mais terrifiants. Difficile de se faire des amis dans ces conditions…

A cause de cela, elle ne connaissait presque aucun des enfants du quartier et s’était retrouvée isolée de tous. Puis la secrétaire de son oncle lui avait parlé de l’école… Ensemble, elles avaient pu convaincre Oncle Sirius qu’il était important qu’elle pût s’épanouir hors de l’hôtel de ville pour découvrir ainsi le monde extérieur, et que les risques étaient minimes.

Le grand jour était enfin venu. Elle allait enfin pouvoir se faire des amis !

Le chauffeur se gara près de l’entrée. Son oncle, habillé pour l’occasion d’un smoking noir impeccable et de gants en cuir pour éviter tout contact avec le soleil, prit son ombrelle et ses lunettes de soleil, puis agrippa la poignée de la portière.

  • Allons-y, Triss, déclara-t-il en sortant du véhicule tout en déployant l’ombrelle noire avec précaution pour ne pas se retrouver exposé aux rayons de celui-ci, particulièrement féroce ce jour-là.

Elle se glissa à sa suite hors de la voiture, en n’oubliant pas de prendre son cartable. Une fois à l’extérieur, elle sentit soudain l’appréhension monter en elle comme une vague implacable et, d’instinct, saisit la main de son oncle qu’elle serra avec force.

Sirius Aleyran lui adressa un sourire d’encouragement.

  • Si tu ne te sens pas prête, ce n’est pas un problème, Triss, la rassura-t-il. On pourrait remettre ça à l’année prochaine et rentrer au Quartier Umbrella…
  • Non ! refusa l’enfant en secouant la tête avec force. C’est maintenant que je dois y entrer !

Sirius poussa un soupir attendri.

  • Eh bien, allons-y dans ce cas, petite têtue.

Ils marchèrent en direction du portail. Quand ils arrivèrent sur la petite place devant l’école, tous les regards se tournèrent vers eux. La plupart des conversations s’arrêtèrent et cédèrent place à des chuchotements. L’oreille aiguisée de Triss n’en perdit cependant pas une miette.

  • Qui est-ce ? Ils n’étaient pas là avant.
  • Le père doit probablement être très riche, vous avez vu sa voiture ? Et il a un chauffeur en plus !
  • Peut-être, mais ils sont presque aussi blancs que de la neige ! Ils sont malades, vous croyez ?

Triss risqua un coup d’œil vers son oncle, qui devait avoir entendu aussi bien qu’elle cette conversation. Mais Sirius Aleyran n’y prêta pas plus attention, se contentant de remercier avec un signe de tête respectueux ceux qui s’écartaient du portail pour leur faciliter l’accès. Dès qu’ils eurent passé ce dernier, une femme d’une quarantaine d’années vint à leur rencontre avec un grand sourire.

  • Sirius ! s’exclama-t-elle. Comment vas-tu ? J’étais très occupée à cause de la rentrée et je n’ai pas eu vraiment le temps de vous accueillir comme il faut…
  • Bonjour Inès, répondit Sirius en lui rendant son sourire. Ne t’en fais pas, il n’y a pas eu de problème. Nous venons juste d’arriver.
  • Heureuse de l’entendre ! Quand j’ai vu que tous les parents avaient les yeux rivés sur vous, j’ai craint le pire…

La directrice reporta soudain son attention vers la petite fille :

  • Oh, mais tu dois être Triss, n’est-ce pas ? s’émerveilla-t-elle en se penchant pour être à la hauteur de l’enfant. Ton oncle m’a beaucoup parlé de toi ! Je suis Inès, n’hésite pas à venir me voir s’il y a quoi que ce soit qui te tracasse, d’accord ? Tu veux aller jouer avec les autres ?

Intimidée, Triss serra le bras de son oncle et se pressa contre lui. Mais la jeune vampire savait qu’elle devait faire preuve de maturité, sinon son oncle la ramènerait chez eux. Alors, elle se ressaisit et rassembla tout son courage pour hocher la tête.

Inès sourit :

  • Qu’elle est mignonne ! Attends ici, Triss, je vais chercher l’une de tes futures camarades.

Elle se dirigea vers la cour, évitant avec habileté d’être emportée par le courant d’écoliers surexcités.

Triss regardait ces enfants jouer ensemble avec une envie mêlée de crainte. Les deux seules personnes avec qui elle avait de véritables liens étaient son oncle et Philippa, sa nouvelle secrétaire, mais tous deux travaillaient beaucoup. Elle voulait tant se faire des amis, avoir des personnes avec qui s’amuser, se raconter des secrets… Mais Triss avait également peur de se faire rejeter à cause de sa peau immaculée et de ses yeux rouge sang.

  • Fais bien attention, Triss, lui recommanda Sirius pour la énième fois. Je sais que nous en avons déjà parlé, mais c’est très important que tu le comprennes. Inès nous a fait une grande faveur en t’acceptant ici. Remercie-la en étant une élève modèle. Et surtout, tu ne dois sous aucun prétexte t’en prendre aux autre enfants. Souviens-toi que tu ne contrôles pas ta force. Tu pourrais leur faire beaucoup de mal même si ce n’était pas ton intention.
  • Je sais ! répliqua-t-elle avec impatience. J’ai promis d’être sage !
  • C’est vrai, Triss, mais n’oublie pas de donner ton maximum.

Triss baissa la tête et serra plus fort la main de Sirius.

  • Oncle Sirius, lui dit-elle d’un ton plaintif. Pourquoi est-ce que je dois faire plus d’efforts que les autres ? Je veux juste être normale… Je… je ne veux pas être différente…
  • C’est justement parce que nous sommes différents que nous devons faire plus d’efforts, Triss, lui répondit Sirius avec douceur. Si nous, vampires, voulons avoir notre place dans la société, il nous faudra prouver que nous avons le droit d’être là en donnant notre maximum.
  • Mais c’est injuste !
  • Le monde est injuste, Triss. Nous devons nous y adapter. S’il y a un quelconque problème, prévient aussitôt Inès. Elle saura quoi faire.

Inès revint justement vers eux en tenant par la main une fillette brune aux cheveux bouclés.

  • Triss, voici Angelica, ta nouvelle camarade, les présenta la maitresse. Vous allez passer l’année ensemble dans la même classe ! Angelica, c’est la première fois que Triss va à l’école, et elle est un peu timide. Tu veux bien l’aider à s’intégrer dans la classe ?
  • Oui maîtresse ! répondit Angelica avec un grand sourire avant de tendre la main à Triss. Enchantée, Triss. Tu viens ?

La jeune Nocturii fit un pas en arrière, sentant l’angoisse grandir au fond de son cœur. Puis elle croisa le regard de son oncle, lequel hocha la tête en souriant. Triss rassembla tout son courage, lâcha la main de son oncle et prit celle d’Angelica.

  • Parfait Triss, déclara Sirius. Je vais discuter un peu avec la directrice, et je passerai te dire au revoir ensuite. Sois sage jusqu’à ce soir.
  • Allez jouer, les enfants ! renchérit Inès.
  • Oui maîtresse, répéta Angelica en entrainant Triss vers la cour de récréation. Allez viens Triss, on va faire de la corde à sauter.

L’enfant sourit avec espoir. Enfin, elle allait avoir des amis !

Pourtant, si elle avait su comment se terminerait la journée, jamais elle n’aurait pris la main d’Angelica…

Triss ouvrit brusquement les yeux. Elle était à nouveau dans son corps d’adolescente et, à en juger par le haut plafond auquel était accroché un grand chandelier incrusté de petites pierres dorées illuminant la pièce, elle ne se trouvait plus sur le vaisseau de Sheamon. Son corps lui semblait étrangement engourdi, comme s’il venait à peine de se remettre en marche.

Triss se redressa en grimaçant quand ses muscles protestèrent ; elle regarda autour d’elle. Une grande pièce spacieuse avec deux larges fenêtres dont les rideaux tirés laissaient tout de même passer quelques rayons de lumière. Un bureau en chêne massif sculpté comme une œuvre d’art, un canapé en cuir et une porte ouverte au fond de la salle qui laissait entrevoir une grande baignoire. Il y avait également une autre porte plus robuste qui devait sans doute mener à un couloir. Les meubles étaient dans le même style renaissance que son oncle affectionnait. Triss commença à se poser des questions. Un son ténu et léger attira son attention. Il lui sembla que de la musique lui provenait à travers le parquet, loin en dessous d’elle.

La jeune fille se rendit compte qu’elle portait une simple tunique blanche. Où étaient passés ses vêtements ? Et sa rapière ? Il ne lui fallut pas longtemps pour les retrouver pliés sur le bureau. Son épée était posée juste à côté.

Triss analysa la situation. La théorie d’un enlèvement ne tenait pas, car aucun ravisseur ne prendrait le risque de laisser une arme à sa victime. C’était probablement Sheamon qui l’avait amenée ici. Mais pourquoi ? Où était-elle ? Et surtout, où était-son protecteur ?

Elle fouilla dans sa mémoire, essayant de reconstituer ses derniers souvenirs… Ils avaient quitté Nice rapidement, volant en direction de Paris. Triss, épuisée par tous les efforts fournis, avait été envoyée se reposer dans la cale du vaisseau par Sheamon. Elle ne le voulait pas malgré sa fatigue et la violente migraine qui lui martelait le crâne, car trop de pensées tournoyaient dans sa tête. Mais la fatigue l’avait forcée à abdiquer.

« Je ne dors qu’une heure ou deux », s’était-elle promis.

En réalité, elle s’était endormie aussitôt après s’être allongée dans le lit de camp que Sheamon lui avait désigné. Puis elle était entrée dans un état de semi-conscience, abattue par une fatigue et une chaleur interne qui ne semblaient pas vouloir la quitter. Des brides de souvenirs lui revinrent en mémoire : la fourrure douce de Ryku venu se glisser contre elle en ronronnant doucement, une éponge fraîche passée sur son front… Le feu dans sa poitrine qui la brûlait à chaque respiration… Une voix de femme qui déclarait d’un ton revêche : « Son corps est à bout parce que ses pouvoirs sont en train de s’éveiller… Il faut qu’elle se repose ».

Triss comprenait enfin. Elle avait été malade… Peut-être sa blessure s’était-elle infectée ? Naturellement, son regard se porta vers son poignet gauche, et elle vit qu’il n’y avait ni bandage, ni aucune marque d’une quelconque blessure. Comme si l’entaille infligée par Meira n’avait jamais existé.

Triss repoussa la lourde couverture de son lit et se leva. Elle se dirigea vers la fenêtre et tira le rideau d’un coup sec, bien décidée à savoir où elle se trouvait.

La vue qui s’offrait à elle lui coupa le souffle. Une ville entière s’étalait sous ses yeux. Cependant, elle n’avait rien à voir avec Nice ou même Florence, toutes deux des constructions purement humaines…

Tout d’abord, la cité était située dans une immense caverne, avec une multitude de pierres lumineuses tapissant le plafond. La plus grande ressemblait à une grosse étoile dorée étincelante, tel un soleil miniature dont la lumière éclairait la ville comme s’il faisait plein jour. Une forteresse imposante trônait juste en dessous de l’astre, symbole d’autorité et de pouvoir. La ville était également coupée en deux par une longue ligne de chemin de fer, allant d’un grand bâtiment de pierres rouges jusqu’à de gigantesques doubles portes en acier directement encastrées dans la roche. Le rail passait au-dessus des maisons sur un long pont noir qui traversait la plus grande avenue de la ville. Triss contempla tout cela avec ébahissement.

C’était comme si la jeune fille avait été transportée dans un nouveau monde.

Son attention se reporta sur les monumentales portes en acier qui devaient bien faire une bonne centaine de mètres de hauteur. Triss eut un frisson en imaginant ce qui se trouvait derrière et les raisons pour lesquelles on avait dû installer de telles protections... Elle détourna le regard et s’intéressa plutôt à la ville.

Il n’y avait pas de grands buildings, de voitures ou même de routes en goudron avec des passants en tenue ordinaire, téléphone à la main et marchant d’un pas pressé. Les bâtiments semblaient tout droit sortis du dix-septième siècle, et les rues pavées étaient envahies d’une foule compacte et variée : des hommes comme des semi-humains tels que des minotaures, cyclopes, et des nirgaëns, étrange mélange entre l’homme et l’animal. D’autres créatures magiques dont elle ne connaissait pas le nom étaient également visibles dans la cohue. Quelquefois, une calèche tirée par un dinosaure (Triss reconnut un vélociraptor qui semblait tout droit sorti de l’encyclopédie de son oncle !) passait en trombe, forçant la foule à s’écarter précipitamment. Personne ici ne portait de tee-shirt, de jeans. Armures, capes, pourpoints, tuniques et longs manteaux prédominaient. Au-dessus de la ville, Triss aperçut également des anges, des groupes de démons en tenue de combat et portant une lourde hallebarde, et même certains exorcistes naviguant dans les airs. La circulation se faisait aussi bien au sol que dans l’espace aérien au-dessus.

La jeune fille regarda à nouveau vers la rue en contrebas et se rendit compte que le bâtiment dans lequel elle se trouvait était bien plus grand que ceux qui l’entouraient, même s’il ne pouvait rivaliser avec la forteresse ou la gare de pierres rouges. Son architecture en elle-même était plus sophistiquée. Triss observa de longues colonnes de marbre, de grands vitraux colorés... Cela lui donnait une étrange allure de palais. Beaucoup de gens paraissaient entrer et sortir en file ininterrompue de ce curieux édifice. Quel était donc cet endroit ?

Un bruit de serrure derrière elle l’alerta soudain.

A suivre...

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