Chapitre 12 : Infiltration, Partie 3

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  • Viens, gamine, lui murmura Sheamon.

Ils se dirigèrent vers le fond de la salle et s’accolèrent au mur, faisant semblant de surveiller Amalia de loin comme les autres serviteurs avec leurs maîtres.

  • Les cachots sont au niveau moins deux, lui rappela Sheamon. Il me faudra une quinzaine de minutes pour y aller, et au moins autant pour en revenir. Compte au moins une petite heure. Pendant ce temps, tu gardes un œil sur Amalia et surtout sur le maire. Ne perds pas Thénardier de vue une seule seconde, compris ? Si on te parle, répond le plus brièvement possible. Au moindre problème, tu me contactes et tu attends mes instruction pour agir. Dès que je reviens, on passe à la suite.
  • Je connais le plan sur le bout des doigts ! répliqua Triss à voix basse.

Ce n’était pas de la vantardise. La jeune fille n’avait pratiquement pas dormi de la nuit par crainte d’oublier une partie du plan si méticuleusement élaboré. Elle avait fini par le mémoriser par cœur.

Sheamon parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se ravisa. L’exorciste se dirigea ensuite vers la sortie ouest d’un pas rapide, suivi du regard par Triss. Les deux gardes devant l’entrée lui barrèrent la route, mais la jeune fille vit Sheamon leur parler et, même si elle ne pouvait rien entendre dans ce brouhaha, elle comprit qu’il inventait une excuse quelconque pour s’éclipser de la salle. Il avait probablement demandé où étaient les toilettes.

L’un des gardes lui indiqua un couloir et s’écarta pour le laisser passer. Sheamon disparut soudain de son champ de vision et Triss se retrouva seule dans cet océan de personnes en tenue de soirée.

Elle se força à rester droite, imitant les autres serviteurs surveillant leurs maîtres. Triss faisait tout pour ne pas paraitre suspecte, mais c’était inutile. Les invités ne lui prêtaient pas plus d’attention qu’au mur derrière elle. La jeune fille était aussi vivante qu’un meuble pour ces gens fortunés…

Triss jeta un coup d’œil à Amalia, aussi courtisée que le maire. Maîtrisant à la perfection l’art de paraître en société, la maitresse du Primera faisait rire aux éclats ceux qui l’entouraient. En surprenant le regard de Triss, elle lui adressa un sourire contrit.

« Prends ton mal en patience, Triss » s’ordonna-t-elle mentalement. « Suis le plan et garde un œil sur le maire. S’il disparait, l’opération tombe à l’eau ».

Mais il paraissait impossible de manquer ce dernier, installé à l’entrée de la salle, saluant les nouveaux arrivants avec son éternel sourire de politicien. Tant qu’il ne bougeait pas, Triss n’avait aucune raison de s’inquiéter.

  • Ne serait-ce pas le fameux Archibald Léonark ? s’exclama soudain une voix féminine près de Triss.

La jeune fille tourna la tête et remarqua un couple de nobles fortunés qui examinaient avec intérêt le portrait accroché derrière elle. Triss baissa la tête et s’écarta pour leur permettre de mieux voir. Ils se rapprochèrent sans le moindre signe de remerciement.

  • C’est bien lui, ma chère, déclara l’homme. Le seizième maire de Lutécia. Un dirigeant surtout connu pour le scandale qui a entaché la fin de son mandat et entraîné sa mort prématurée…
  • Il est décédé dans les bras de sa maîtresse ici même si je ne me trompe pas.
  • C’est presque exact, très chère. En réalité, il est mort dans ses appartements privés en compagnie d’Opaline Fauvier, la célèbre chanteuse d’opéra. Un arrêt cardiaque, apparemment. Cependant, ce qui s’est passé entre eux ce jour-là, personne ne le sait à part l’intéressée…
  • Mais son épouse était en voyage ce jour-là ! insista encore une fois la femme avec un sourire cruel, comme si traîner une personnalité connue dans la boue lui procurait la plus grande satisfaction. Et vous connaissez sa réputation de coureur de jupons… Les faits parlent d’eux-mêmes ! Quelle honte pour un homme d’Etat…
  • Hum, eh bien…
  • Pourvu que Thénardier ne suive pas le même chemin ! Avez-vous vu sa nouvelle secrétaire ? Elle est arrivée depuis seulement deux semaines et la voilà déjà presque aux commandes de la ville !
  • Vous voyez le mal partout, Nicole ! réagit l’homme promptement. C’est seulement le signe que le maire lui fait confiance pour assurer la sécurité de la ville. Elle a donc probablement toutes les compétences requises pour ce poste !

La dénommée Nicole eut un sourire de renard.

  • Qui sait ? Je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’elle a obtenu sa confiance grâce à un lien hum… plus direct avec Thénardier, si vous voyez ce que je veux dire, Francis…
  • Voyons Nicole ! la mit en garde ce dernier à voix basse. Voulez-vous que nous soyons renvoyés de la fête ? Tenir de tels propos dans la forteresse même du maire, c’est de la folie ! Il ne nous le pardonnerait jamais !
  • Parfaitement mon cher, mais vous savez bien que je ne peux m’empêcher de vouloir à tout prix dévoiler la vérité au grand jour ! susurra Nicole avec un sourire des plus démoniaques. C’est malheureusement le drame de ma vie, cette honnêteté implacable qui me force à révéler les mensonges des uns et des autres…

Elle poussa un soupir comme si vivre avec un tel fardeau était épuisant. Mais son sourire et ses yeux, brillants de cruauté, ne trompaient personne et certainement pas Triss. Cette Nicole se délectait du malheur des autres, et pouvoir traîner quelqu’un dans la boue la comblait manifestement de joie. Triss grimaça de dégoût et fit un pas pour s’éloigner du couple quand la voix de la femme retentit de nouveau.

  • A propos de sombres secrets, croyez-vous que nous pourrions en apprendre davantage sur ces fameux survivants de Florence ?

La jeune fille se figea. Son cerveau mit un temps à traduire ce que signifiaient ces paroles. Des survivants de Florence. Cela ne pouvait être que…

  • Nicole ! s’alarma Francis en lui prenant fermement le bras pour l’empêcher de parler.

Mais sa compagne n’en eut cure.

  • Ce sont des survivants du Quartier Umbrella n’est-ce pas ? Ils ont été arrêtés il y a quelques jours seulement près des portes, or aucune annonce officielle n’a encore été faite… Tout le monde en parle sauf le maire ! Etrange, non ? Je suis certaine qu’il les cache parce qu’ils doivent en savoir beaucoup sur ce meurtrier, Sheamon Wave… Par la barbe de Satan ! Imaginez un peu, Francis, que le renégat s’infiltre dans la forteresse municipale pour éliminer les derniers témoins de son crime !
  • Assez, Nicole ! rétorqua son compagnon en la tirant par le bras pour l’éloigner. Il ne s’agit là que d’une simple rumeur !

Les pensées de Triss tournoyaient dans sa tête comme un orage miniature. Des vampires avaient survécu à l’attaque de Forlwey ! Ils se trouvaient ici-même, dans le château municipal !

La jeune fille se retourna vers le couple qui se disputait toujours sans tenir aucunement compte de sa présence. Elle devait connaître chaque détail de cette prétendue rumeur. Pour cela, elle n’avait pas d’autre choix que de s’adresser directement à cette Nicole, même si en tant que simple servante une telle action allait immanquablement attirer l’attention sur elle… Triss risquait d’être jetée au cachot pour avoir osé importuner des invités prestigieux.

Mais il n’y avait pas d’autre solution.

  • Excus… commença-t-elle.
  • Votre attention s’il vous plait ! déclara soudain une puissante voix masculine.

Nicole et Francis cessèrent aussitôt de se disputer et se tournèrent vers le fond de la salle, où une petite estrade avait été dressée.

  • Un discours ! s’exclama Nicole en tapant dans ses mains avec ravissement. Venez, Francis ! Je veux être au premier rang !
  • Mais certainement ma chère, répondit son compagnon, soulagé que sa femme eût abandonné son attitude vindicative.

Thénardier paradait sur scène, adressant des sourires complices à ses partisans qui l’acclamaient. Un homme grand et robuste portant l’armure des miliciens, recouverte d’une cape écarlate aux épaulettes dorées et tenant sous le bras un casque à cimier or, se tenait juste derrière lui. Son crâne rasé était parcouru de quatre grandes cicatrices parallèles, comme si un monstre avait bien failli lui fendre la tête. Il observait la foule avec méfiance, une main sur la garde de son épée, comme si chaque invité pouvait devenir un dangereux assassin d’une seconde à l’autre. Sûrement un haut gradé.

Les invités s’étaient rassemblés devant l’estrade. Même ceux qui discutaient dans les jardins étaient revenus dans la salle, curieux. L’attention de Triss se reporta alors sur le maire.

Quand tout le monde fut enfin rassemblé, l’édile écarta les bras.

  • Mes chers amis ! commença-t-il. Tout d’abord, j’aimerais vous remercier sincèrement d’être ici à mes côtés ce soir. Lutécia traverse en ce moment une passe difficile, alors votre soutien signifie beaucoup pour moi. Cela m’aide à garder le cap afin d’assurer la tâche pour laquelle vous m’avez accordé votre confiance en me nommant maire : protéger Lutécia coûte que coûte !

Des applaudissements retentirent, que le maire laissa s’éterniser, feignant d’accepter l’hommage humblement. Quand le silence revint enfin, Thénardier poursuivit :

  • De nombreuses mesures prises récemment ont provoqué une vive inquiétude parmi la population. Certaines sont loin de remporter l’adhésion générale : je suis profondément peiné de devoir être celui qui s’élève ainsi contre l’opinion publique, à laquelle j’attache tant d’importance… Cependant mes chers concitoyens, soyez assurés que toutes ces mesures sont absolument nécessaires pour protéger l’ordre et la paix dans Lutécia !

Le maire s’interrompit et inspira longuement, comme s’il rassemblait ses forces pour pouvoir continuer son discours. Triss s’aperçut que la foule était suspendue à ses lèvres.

  • Le monde connait une période troublée. Des groupes extrémistes menacent la paix et les relations entre les trois factions sont dangereusement tendues. Même en Enfer, les terroristes à la solde de Raziel le phénix et de Béhémoth ne craignent plus de combattre notre grand roi à visage découvert. Les ennemis qui se cachaient autrefois dans l’ombre en tremblant de peur sortent maintenant au grand jour et défient l’ordre établi ! Je tiens également de sources sûres que le monstrueux Sheamon Wave à la solde des Nocturii, responsable du massacre du Quartier Umbrella, se cache en ce moment même dans la région de Paris. Il est probablement de mèche avec ces fanatiques d’Alliance Sorcière qui font tout pour saigner à mort notre belle cité !

Le public murmura son assentiment, grondant d’une sourde colère contre ces ennemis qui tentaient de détruire leur ville. Triss devait admettre que Thénardier savait inspirer les foules.

  • A mort les ennemis de Lutécia ! cria l’un des invités, aussitôt suivi par d’autres.
  • Ces criminels veulent nous contraindre à courber l’échine ! Mais nous ne cèderons pas ! asséna Thénardier en levant son bras d’un air victorieux. Quoi qu’il puisse arriver, nous resterons forts ! Croyez-moi, si nous demeurons unis, c’est nos ennemis qui trembleront ! Nous démasquerons les vermines qui gangrènent Lutécia et nous en purgerons notre chère cité !

Un tonnerre d’applaudissement accueillit sa tirade. La foule était conquise… Au milieu de celle-ci, Triss aperçut soudain du coin de l’œil Amalia arborant un air sombre qui en disait long. Une fois le calme revenu, le maire reprit la parole, inclinant la tête en direction du colosse derrière lui.

  • J’aimerais remercier mes deux plus proches collaborateurs, continua le maire. Eux qui m’assistent quotidiennement dans cette mission sacrée de protecteur de Lutécia. Pour commencer, je remercie chaleureusement l’homme qui défend notre cité par les armes, celui que craignent toutes les racailles de la région ! J’ai nommée : Kruz, commandant de la milice, notre ultime bouclier !

Des applaudissements respectueux saluèrent le soldat, qui s’inclina devant les invités.

  • Mais j’aimerais également remercier celle qui travaille sans compter à l’élaboration des nouvelles lois de Lutécia et qui a déjà tant donné à notre belle ville en si peu de temps… Ma secrétaire, Manuela Walls !

Thénardier fit alors signe à une personne placée au premier rang de les rejoindre sur scène, sous les applaudissements enflammés des aristocrates de Lutécia. La jeune fille jeta un coup d’œil à la foule en serrant les dents avec dégoût. D’après ce que lui avaient expliqué Amalia et Sheamon, les habitants de Lutécia ne portaient pourtant pas dans leur cœur la nouvelle secrétaire, dont les décrets assassins rongeaient petit à petit les libertés et augmentaient leurs impôts. Paradoxalement cependant, la haute bourgeoisie de Lutécia y gagnait beaucoup. Ces applaudissement devaient donc être sincères.

Triss reporta son attention sur l’estrade où le maire tendait la main à une jeune femme en tailleur écarlate portant des lunettes à monture d’écaille pour l’aider à grimper les marches.

Le cœur de Triss se figea brusquement. En état de choc, elle regarda la nouvelle secrétaire adresser un sourire éclatant au maire avant de se tourner vers la foule.

Elle avait des cheveux bruns noués en queue de cheval, des yeux d’une couleur or perçante et le teint caucasien. Mais Triss l’aurait reconnue entre mille. Sa silhouette, ses traits et son regard vif, même altéré par ce doré d’ordinaire d’un rouge ardent… son attitude à la fois stricte et réservée qui cachait une femme pleine de compréhension… C’était l’une des rares personnes à qui elle avait pu confier ses tourments d’enfance. Au Quartier Umbrella, elle avait été un peu comme la grande sœur qu’elle n’avait jamais eue.

La révélation qui la frappa ainsi de plein fouet fut encore plus violente que le choc provoqué peu avant par la conversation surprise entre les deux aristocrates. Ses yeux s’emplirent de larmes de soulagement qu’elle lutta vaillamment pour ne pas verser…

Manuela Walls qui se tenait près du maire n’était autre que Philippa, l’ex secrétaire de son oncle.

A suivre...

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