Chapitre 20 : Les sorcières de Qaltra, Partie 1

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Triss se pencha sur le corps de Sheamon et le retourna avec douceur sous le regard inquiet de Ryku, qui avait bondit dès que son maitre s’était écroulé en poussant un miaulement plaintif. Le renégat paraissait avoir perdu connaissance et respirait avec difficulté. L’inquiétude la saisit ; c’était la première fois qu’elle voyait Sheamon aussi faible. Une main se posa alors sur son épaule.

  • Que lui arrive-t-il ? demanda-t-elle, paniquée, en se tournant vers Jonas.
  • Je n’en sais rien, lui répondit celui-ci d’un air soucieux. Aide-moi à le porter jusqu’à son lit. Il vaut mieux éviter qu’il traine par terre. Ce sera aussi plus facile de l’examiner.

Jonas avait raison. Triss passa alors ses bras sous le corps du renégat et le souleva sans effort, sous le regard médusé du devin. Elle le porta jusqu’à la chambre du fond et le vieux lit rapiécé dans lequel elle s’était réveillée, Ryku sur ses talons. Triss le déposa doucement sur le matelas et Jonas palpa délicatement le corps de Sheamon. La jeune fille s’écarta pour ne pas gêner l’examen du devin. Elle et Ryku, perché sur la table de nuit, attendaient en silence son verdict.

Jonas aperçut alors la main bandée l’exorciste. Son regard se durcit, comme s’il avait senti quelque chose de mauvais. Le devin agrippa la main gauche de l’exorciste et se mit à défaire le bandage.

  • Hé ! l’arrêta Triss en lui agrippant le bras avec fureur. Ne touchez pas à…

Elle s’interrompit quand la dernière pièce du bandage tomba. Une légère entaille barrait la paume de Sheamon. Mais elle était aussi sombre que la nuit et une légère vapeur noire s’en dégageait, comme si la blessure brûlait de l’intérieur. Pire encore, un signe écarlate brillait de mille feux sur le dos de sa main, tel un avertissement sinistre. C’était une spirale avec une épée au milieu. Triss ressentit l’aura maléfique qui s’en dégageait et déglutit.

  • La marque de Damoclès… murmura Jonas avec stupeur et une pointe de dégoût.
  • Qu’est-ce que c’est ? l’interrogea la jeune fille.

Jonas se retourna vers elle, une expression inquiétante sur le visage.

  • C’est une malédiction très puissante, utilisée pour drainer peu à peu les forces de sa cible, et le pousser vers la mort après une douloureuse agonie. Nombres de rois et de nobles en ont été victimes ! Que Sheamon ait pu tenir si longtemps tient déjà du miracle, mais la malédiction finira par l’achever. Au train où vont les choses, je dirai qu’il ne lui reste pas plus de vingt-quatre heures à vivre, dans le plus optimiste des scénarios...

Triss tressaillit, tandis que les mots peinaient à prendre sens dans son esprit. Sheamon allait mourir ? Impossible !

  • Que pouvons-nous faire ? demanda-t-elle vivement.
  • Mes connaissances sont limitées sur le sujet, mais si j’en crois ce que j’ai lu, il faut trouver l’objet maudit. Une malédiction est un rituel complexe. Pour fonctionner, le créateur doit sacrifier quelqu’un : plus l’âme du sacrifié est puissant, plus la malédiction le sera aussi. Ensuite, il doit la lier à un artefact. Quand l’objet imprégné entre en contact avec la cible, la malédiction se transmet. Mais s’il est détruit, cette dernière se brise aussi. Si on veut espérer s’en débarrasser, nous devons détruire l’artefact qui y est lié, faute de quoi la malédiction ne disparaitra pas. Sheamon a dû comprendre qu’il était maudit et il doit savoir comment les malédictions fonctionnent. Il a certainement cherché l’objet qui en est responsable… s’il l’a trouvé.

Triss serra les poings de frustration. Si l’objet maudit était resté à Lutécia, alors Sheamon était condamné…

Jonas passa la main sur la blessure du renégat, puis ses yeux s’illuminèrent brièvement. Il se leva alors, puis se dirigea vers le bureau rempli de cartes et autres documents. Il fouilla dans l’un des tiroirs du meuble, et son regard s’assombrit. Triss crut un instant qu’il n’avait rien trouvé, mais Jonas se saisit d’une feuille, dont il se servit pour envelopper avec précaution quelque chose, qu’il dévoila finalement à Triss ; c’était une dague à la lame noire couverte d’inscriptions. Elle remarqua que les signes inscrits sur la lame rougeoyaient de la même intensité que le symbole sur Sheamon. Triss tendit la main vers l’arme.

  • Ne la touche surtout pas, l’arrêta le devin. Il est dangereux pour tout autre personne que son propriétaire légitime de la manipuler. Tu pourrais subir le même sort que Sheamon.
  • C’est quoi exactement, cette magie ? l’interrogea la jeune fille.
  • Ce n’est pas de la magie, c’est de la sorcellerie. Cette lame a été enchantée par une adoratrice de la Grande Déesse.

Triss se souvint alors qu’Amalia et Thénardier les avaient évoquées lors de la réception à la forteresse de la Lutécia.

  • Les sorcières… murmura-t-elle.

La jeune vampire avait aussi entendu des rumeurs sur ces humaines qui s’étaient dévouées corps et âme à leur divinité, et avaient reçu en retour l’immortalité et de puissants pouvoirs, transcendant ainsi leur humanité. Leurs nombreux méfaits, et la crainte qu’elles inspiraient en tant que prêtresses de la déesse fondatrice Lohizune, les avaient conduites à être la cible de la seconde plus grande traque de l’histoire après l’extermination des dragons.

  • Exact… Mais pouvoir s’offrir les services de l’une d’entre elles, ce n’est pas donné. Elles n’acceptent pas d’aider n’importe qui, et encore moins gratuitement. En plus, la Tétrarchie punit de mort toute association avec la sorcellerie. Vos poursuivants doivent être très puissants pour pouvoir bénéficier des services d’une sorcière. C’est une arme de haute qualité… tout comme les fers que tu as aux poignets.

Ce disant, il jeta un regard suspicieux à l’intention de Triss. Cette dernière frissonna. Que sous-entendait Jonas ? Le devin remballa alors l’arme et posa le paquet sur la table de nuit. Ryku, qui était déjà dessus, cracha en direction de l’arme et bondit sur le lit pour se blottir contre Sheamon, comme s’il comptait protéger son maitre de l’arme maudite. Malheureusement, le mal était déjà fait...

  • J’ai entendu des rumeurs qui circulaient dans la prison depuis quelques semaines, reprit-il en scrutant Triss avec attention. Certains témoignages affirment avoir vu des choses à Nice pendant la catastrophe. Apparemment, Sheamon Wave n’est pas celui que tout le monde recherche. La véritable raison pour laquelle le Quartier Umbrella aurait explosé et que le Harakaï aurait envahi Nice, c’est parce que les Nocturii chercheraient à récupérer la personne qui se trouve avec lui. Certains disaient que c’est un garçon, d’autres une fille… Mais la plupart s’accordaient à dire qu’il s’agissait d’un jeune vampire très puissant, capable de résister à la lumière du soleil… Un prince ou une princesse Nocturii.

Triss se figea. Pendant un instant, elle oublia totalement l’état de Sheamon. Jonas était au courant de son identité ! Comment était-ce possible ? Elle se rappela que certains avait assisté à une partie de son affrontement contre Meira Lynn. Pour les mortels aveuglés qui l’avaient vue, elle était surement apparue comme une humaine déguisée. Néanmoins, rien n’avait pu empêcher ces derniers de prendre quelques photos qui avaient facilement pu faire le tour de l’Europe à l’heure actuelle. Pour les mortels, son visage n’évoquerait rien. Mais pour quelqu’un dont la Poussière n’obstruait pas l’esprit, la vérité sautait au yeux. Et la rumeur avait dû se propager aussi vite que la supposée responsabilité de Sheamon dans la destruction d’Umbrella…

Le sourire de Jonas disparut quand elle ne nia pas.

  • Alors c’est vrai… déclara- t-il. Tu es bien… la fille de Némésis ?

Il la regarda pendant quelques secondes de silence absolu, espérant peut-être que la réponse de celle-ci fût négative. Pourtant, curieusement, Jonas ne semblait pas aussi surpris qu’il aurait dû l’être, mais plutôt effrayé. Comme si ce qu’il venait d’apprendre ne faisait que confirmer ce qu’il savait déjà, ou du moins ce qu’il soupçonnait. C’étaient les conséquences même de ce savoir qui paraissaient l’effrayer…

Finalement, le devin se leva puis se dirigea vers la porte, ou plutôt le couloir menant à la pièce principale, puisque Triss l’avait précédemment arraché.

  • Où allez-vous ? Parvint à articuler Triss.
  • C’est évident, non ? Je quitte le navire avant qu’il ne coule. Les vampires à Lutécia, les anges qui sont intervenus et l’exorciste qui a bien failli me tuer… Je comprends mieux. Ils sont tous à ta poursuite en réalité, pas après Sheamon. Je tiens à la vie, princesse, et je n’ai aucune envie de devenir l’ennemi des Nocturii. C’est pourquoi je préfère partir avant qu’ils ne te mettent la main dessus.
  • Sheamon va mourir si on ne fait rien ! s’écria la jeune fille, paniquée.
  • C’est regrettable mais de toute manière, il était mort au moment même où il s’est retrouvé mêlé à ton destin, princesse. Je comprends mieux pourquoi tout le monde cherche à te capturer… Ton pouvoir… c’est le genre de chose qui peut aisément provoquer des guerres !

Triss serra les poings et redressa la tête avec défi.

  • Sheamon vous a sauvé la vie, non ? Sans lui vous n’auriez jamais pu vous enfuir de la forteresse ! l’apostropha-t-elle avec virulence. Vous devez l’aider !
  • Je crois m’être déjà bien acquitté de ma dette, si dette il y a, rétorqua Jonas, impassible. Sans moi, jamais vous n’auriez pu franchir la Barrière. Et j’ai accédé à sa requête en lui prêtant mes pouvoirs.

Il jeta un coup d’œil à Sheamon.

  • C’est peut-être pour cela qu’il me l’a demandé. Et ça explique aussi ses questions sur ma relique. Il devait déjà se sentir faiblir… Il voulait s’assurer que tout se passerait selon ses plans. Malheureusement pour lui, il est trop tard. Enfin, il vaut mieux mourir ainsi plutôt que de tomber aux mains des Nocturii. Ta famille est connue pour sa cruauté, princesse…

Jonas posa la main sur le mur près de l’entrée et s’apprêtait à la franchir.

  • N’y a-t-il rien qui puisse le sauver ? se désespéra la jeune fille, en sentant les larmes l’envahir.

Le devin interrompit son geste. Il parut brusquement se raviser et se tourna vers Triss.

  • Je ne connais rien en sorcellerie, mais si tu veux espérer rompre la malédiction, tu dois obtenir l’aide d’une sorcière, lui révéla-t-il. C’est la meilleure solution pour qu’il survive. Seule l’une d’entre elles pourra défaire le maléfice de sa sœur et détruire l’objet maudit pour de bon. Il y a une ville, Qaltra, à quelques heures de vol à l’est, qui grouille de racailles et de criminels en tout genre. La milice n’y met jamais les pieds et elle n’apparait sur aucune carte. C’est une zone sans loi. J’ai eu l’occasion de m’y rendre deux ou trois fois. Alliance Sorcière en a pris le contrôle il y a quelques mois et y a établi une base. Si tu parviens à conduire Sheamon là-bas et à trouver une sorcière qui accepte de t’aider, tu pourrais peut-être le guérir...

Triss reprit espoir. Alors il y avait bien une solution ! La jeune fille réfléchit rapidement ; elle avait besoin de Jonas Perceval pour trouver Qaltra. Seule, jamais elle ne parviendrait à se repérer dans les Enfers, et encore moins à travers un sordide repaire de criminels. Mais le devin avait été clair. Il n’avait aucune intention de s’associer à elle plus longtemps par peur des Nocturii. Jonas, d’ailleurs, avait déjà franchi l’entrée et elle l’entendait s’éloigner.

« Réfléchis ! » s’ordonna-t-elle mentalement.

Elle se rappela alors avoir assisté à de nombreux entretiens de son oncle avec des personnes importantes. Celui-ci lui avait alors expliqué qu’en affaires, déstabiliser son interlocuteur et contrôler la conversation étaient les clés de la réussite. La jeune fille se remémora la scène précédente où Jonas avait vu son avenir. Et aussitôt, le déclic se fit.

  • Vous avez vu que Sheamon survivrait, déclara Triss en se levant d’un bond pour poursuivre le devin dans l’autre pièce qui devançait le salon principal, laissant Sheamon sous la garde de Ryku derrière elle.

Le devin se figea, étonné.

  • Que… commença-t-il, mais Triss ne lui laissa pas le temps de continuer.
  • Vous nous avez vus, lui et moi dans le futur, poursuivit-elle. Ce qui veut dire que Sheamon va s’en sortir.
  • Comme je l’ai dit, ce n’est qu’un futur possible parmi tant d’autres. Il n’est pas immuable.
  • Mais il y a une chance qu’il soit exact ! rétorqua Triss. Et ce n’est pas tout ce que vous avez vu, n’est-ce pas ? Vous avez découvert quelque chose qui vous a surpris vous-même… quelque chose que vous n’auriez jamais imaginé…

A partir de là, elle se basait sur des suppositions, mais elle décida de pousser l’audace. Il était vital qu’elle gardât le contrôle de la conversation.

  • Vous n’avez pas pu voir Sheamon tomber, sinon vous n’auriez pas été aussi surpris quand il s’est écroulé. Je parie par contre que vous vous êtes vu avec moi à Qaltra… même si vous ne saviez pas pourquoi. La façon dont vous l’avez immédiatement mentionné, c’est comme si cette ville occupait déjà vos pensées avant même que Sheamon ne s’évanouisse…

A en juger par l’expression de Jonas, elle sut qu’elle avait touché juste.

  • Ce qui veut dire que vous allez m’aider, se réjouit Triss.

Le devin poussa un soupir.

  • Tu n’as pas ta langue dans la poche, princesse, ironisa-t-il. Mais si tu crois que tout le monde est prêt à se sacrifier pour t’aider, tu te trompes lourdement. Je te l’ai dit, le futur n’est pas immuable. Peut-être que dans l’un des avenirs possibles, j’ai effectivement accepté de t’aider, mais ce n’est probablement qu’une exception dans l’infinité de possibilités imaginables. Peu importe ce que prévoit le futur, n’oublie jamais que nous sommes dans le présent et que donc tout est modifiable…

Le sourire de Jonas s’élargit et il posa la main sur son couteau d’un air menaçant.

  • Je pourrais par exemple décider de tuer Sheamon pendant qu’il est affaibli et te livrer aux Nocturii, déclara-t-il d’un air presque cruel. Que dis-tu de ça, princesse ? Et si c’était toi qui m’aidait en faisant de moi un homme riche, au final ?

Triss attrapa sa pièce et serra les dents, prête à se défendre. Elle ne s’attendait pas à ce que les négociations prissent un tour aussi dangereux. Mais curieusement, la jeune fille ne se sentait pas réellement menacée, comme lorsqu’elle avait affronté Meira, ou bien lorsqu’elle s’était retrouvée au cœur du champ de bataille à Lutécia. Elle observa attentivement Jonas et s’aperçut que son bras tremblait légèrement. Son sourire de façade dissimulait sa tension, bien qu’il fît tout pour la cacher. En fait, malgré son attitude menaçante, Jonas n’avait pas l’air prêt à passer à l’acte. Soudain l’évidence lui sauta aux yeux.

  • Vous ne le ferez pas, répliqua Triss avec assurance.
  • Et pourquoi donc ? riposta Jonas.
  • Parce que vous savez pertinemment que vous ne pourrez jamais me vaincre. Vous avez vu ce dont je suis capable à Lutécia et cela vous effraie au plus haut point. Vous êtes un combattant de longue distance. Là, vous n’avez aucune chance. Avant que vous ayez esquissé le moindre geste je vous aurais déjà tranché la gorge.
  • Hé…
  • Allez-y, consultez l’avenir, lui proposa Triss en écartant les bras d’un air impassible. Essayez de trouver un futur où vous arriveriez à me vaincre. Mais vous n’en avez aucune envie, pas vrai ? Même si l’argent des Nocturii vous intéresse, vous savez qu’ils finiront probablement par vous tuer pour s’assurer de votre silence. Vous voulez simplement m’effrayer.

Jonas et Triss s’observèrent pendant quelques secondes dans une atmosphère tendue… Puis le devin poussa un soupir et rengaina son couteau.

  • Tu as raison, princesse, capitula-t-il en esquissant une grimace. Je dois avouer qu’après t’avoir vue combattre, je n’ai aucune envie de me frotter à toi. Quant aux Nocturii… Je ne suis pas assez puissant pour traiter avec eux sans y perdre la vie. Mais cela ne veut pas dire que je suis disposé à t’aider. Jouer les héros m’a déjà valu de croupir en prison pendant un mois, et les Nocturii ne seront pas aussi gentils. Je suis navré, mais tu vas vraiment devoir te débrouiller seule…

Sur ses mots, Jonas inclina la tête vers Triss et posa la main sur la porte menant au salon principal. La jeune fille serra les poings… Il était hors de question de le laisser partir ! Elle se souvint des paroles du devin lorsqu’il discutait avec Sheamon.

  • Vous voulez reforger la relique, se rappela-t-elle soudain.

A nouveau, Jonas se figea, surpris.

  • C’est votre but, reprit Triss avec plus d’assurance. Vous avez besoin du pouvoir de la relique complète. Et il vous faut l’autre moitié pour cela.
  • Tu vas me dire que tu possèdes la seconde partie de l’épée de Perceval, princesse ? ironisa Jonas.
  • Non, et je n’ai même aucune idée d’où elle se trouve. Vous non plus d’ailleurs. Mais vous aurez besoin d’argent pour la récupérer…

Triss prit une grande inspiration.

  • Travaillez pour moi, lui proposa-t-elle. Guidez-moi jusqu’à Qaltra et aidez-moi à obtenir l’aide d’une sorcière. Je vous payerai…

La jeune fille aperçut alors du coin de l’œil une valise qui lui était familière. Sheamon lui avait dit que c’était dans cette valise que son oncle l’avait cachée. Et si elle ne se trompait pas…

Triss ouvrit la valise d’un coup de talon, laissant apparaître un sac en toile de taille moyenne rempli de pièces d’or. La jeune fille esquissa un sourire de soulagement. Sheamon avait laissée l’or d’Oncle Sirius là où il l’avait posé. Triss s’empara du sac et le montra à Jonas.

  • Je vous donnerai cinq cents inferis d’or, lui dit-elle en plongeant la main dans le sac et en ressortant une poignée de pièces brillantes qu’elle montra au devin.

Son oncle lui avait souvent répété que les gens étaient plus sensibles à l’argent quand ils l’avaient devant les yeux. A en juger par le regard brillant de convoitise de Jonas, il avait raison. La résolution du devin semblait frémir. Triss avait visé juste.

  • Où as-tu trouvé autant d’or ? l’interrogea-t-il.
  • Je suis la nièce de Sirius Aleyran, répliqua Triss en redressant la tête avec fierté. Mon oncle était un homme fortuné et il m’a laissé une réserve suffisante pour fuir en Enfer.

En vérité, c’était l’argent que son oncle avait donné à Sheamon. Mais Triss espérait que le renégat ne lui en voudrait pas de s’en servir. Puisque de toute manière l’argent ne lui serait d’aucune utilité s’il périssait…

Jonas esquissa un sourire rusé.

  • Ce sac contient bien plus que cinq cents pièces, insinua-t-il. Si tu peux monter jusqu’à mille, je pourrais peut-être considérer…
  • Hors de question, le coupa Triss, se doutant que le devin la testait pour savoir si elle était manipulable. Je peux aller jusqu’à six cents. Trois cents maintenant et le reste quand Sheamon sera hors de danger. Que décidez-vous ?

Le devin plissa les yeux.

  • Et si je refuse ?

Triss remit lentement les pièces dans le sac, puis se tourna vers Jonas, revêtant l’expression dure que Sheamon employait quand il affrontait ses ennemis.

  • Je ne vous laisserai pas refuser.

Elle soutint le regard du démon. Elle n’avait pas le droit d’échouer, alors que la vie de Sheamon était en jeu. Si Jonas refusait, elle devrait le forcer à la mener jusqu’à Qaltra. Ensuite… elle se débrouillerait. Triss savait que, quelques jours auparavant, jamais elle n’aurait imaginé agir aussi durement. Mais la bataille de Lutécia lui avait permis de comprendre à quel point le monde est sans pitié envers ceux qui font preuve de faiblesse.

Jonas poussa finalement un long soupir et leva les bras en signe de capitulation.

  • J’accepte, déclara-t-il en lui tendant la main. Ma tête est jolie, mais je la préfère sur mes épaules. Par Satan, tu n’en as pas l’air comme ça, mais tu es vraiment terrifiante pour une petite demoiselle. Marché conclu, princesse.

Triss hésita, puis serra la main du devin.

  • Ne m’appelez plus princesse, grommela-t-elle d’un ton menaçant.
  • Comme tu voudras, princesse.

Triss se retint de lui briser les phalanges en serrant les doigts.

  • Laissez tomber, maugréa-t-elle en se dirigeant vers la porte.

A peine l’eut-elle ouverte qu’une main griffue surgit de nulle part, l’attrapa et la souleva dans les airs avant de la projeter au sol. Le sac d’or lui échappa des mains et s’écrasa dans un coin de la pièce. Triss se redressa en grimaçant et s’aperçut que son agresseur n’était autre que Syana. La jeune fille voulut attraper sa pièce écarlate, mais la lamia fut plus rapide. Sa longue queue s’enroula autour de Triss, l’emprisonnant dans une puissante étreinte. Triss n’arrivait même plus à bouger le moindre muscle. La jeune fille sentit les anneaux reptiliens se resserrer autour d’elle. La femme-serpent comptait l’étouffer pour la rendre inconsciente.

Triss concentra toute sa force et réussit à desserrer l’étreinte de son adversaire. Cette dernière s’échappa avant que Triss pût l’agripper et se glissa derrière la table. La jeune fille saisit alors sa pièce écarlate, qui se transforma en épée dans sa main pour affronter son agresseur et sauta sur le meuble, résolue à ne pas laisser la lamia s’échapper.

Syana se redressait en bandant son arc vers Triss, lorsqu’un déclic derrière elle la força à arrêter son geste. Le canon du fusil de Jonas était braqué sur elle.

  • Je ne te le conseille pas, ma jolie, déclara Jonas en secouant la tête. A cette distance-là, je ne te raterai pas.
  • Je savais que tu n’étais pas quelqu’un de bien, grommela Syana en lui jetant un regard haineux. Il n’y a qu’une personne dérangée qui porterait des vêtements pareils.

Jonas parut s’étouffer sous l’effet de l’indignation.

  • Que viennent faire mes vêtements là-dedans ? rétorqua le devin d’un ton offusqué. Je te signale qu’ils sont taillés sur mesure, par un très grand artisan de Paris ! C’est ce qui se fait de mieux en termes de mode ! Et les femmes adorent les hommes bien habillés pas vrai, princesse ?

Il fit un clin d’œil appuyé en direction de Triss…

  • Eh bien, pour être honnête… C’est un peu… voyant, répondit Triss avec prudence.

En fait, elle trouvait ces vêtements ridiculement extravagants, mais une petite voix lui disait qu’il valait mieux garder son avis pour elle... Néanmoins Jonas n’eut aucun mal à deviner ce qu’elle voulait dire et il perdit son sourire complice.

  • J’ai compris, grommela-t-il. Vous n’avez aucun goût, c’est tout. De toute manière, ce n’est pas le sujet ! Ma chère lamia, aurais-tu l’obligeance d’éviter tout débordement de violence…
  • Il est hors de question que je vous laisse vous enfuir, répliqua celle-ci. Il en va de l’honneur de mon maître. Et sans Sheamon Wave, tu es sans défense, Triss Nocturii !
  • Tu as fait semblant d’être évanouie… comprit Triss. Mais le carreau…

Syana esquissa un sourire supérieur.

  • Les lamias peuvent ralentir les battements de leur cœur et feindre la mort. Prétendre être évanouie, c’est un jeu d’enfant pour moi. Et nous sommes aussi extrêmement résistantes aux poisons. Alors ce n’est pas avec une solution anesthésiante que vous m’aurez !

Triss serra les dents. Ils auraient dû penser à vérifier que la lamia était bel et bien inconsciente, voire même l’attacher par précaution. Pourquoi Sheamon, pourtant habitué à affronter de tels monstres, ne s’était-il pas douté que Syana serait insensible à la drogue anesthésiante ?

« Peut-être qu’il était trop affaibli par la malédiction pour s’en apercevoir. » lui suggéra sa raison « Peu importe à quel point il te parait fort, Sheamon n’est pas tout puissant… »

Triss chassa ces pensées de son esprit. Tout ce qui comptait pour elle, c’était de guérir son protecteur. Or cette satanée lamia menaçait son plan…

  • Rends-toi, Triss Nocturii, continua cette dernière. Mon maître te veut vivante. Il ne te fera aucun mal, tu peux me croire. Mais si tu refuses, je serai contrainte d’utiliser la force…
  • Au cas où tu ne l’aurais pas compris, tu es en infériorité numérique, riposta Triss en levant son épée. Tu n’es pas en position d’imposer des conditions. Maintenant, si tu ne veux pas…
  • Princesse… intervint Jonas.
  • Quoi ? gronda Triss, au comble de l’agacement.
  • On va avoir besoin d’elle pour aller à Qaltra.

La jeune fille ouvrit la bouche mais la referma aussitôt, incapable de parler. Elle n’était pas la seule. Syana se tourna vers Jonas en le regardant comme s’il avait perdu la raison. Et Triss se demanda si ce n’était pas le cas…

  • Ne me regardez pas comme si ma place était dans un asile ! protesta Jonas. C’est vraiment blessant ! Ecoute, princesse, quand j’ai regardé ton avenir, je l’ai vue dans de nombreux fragments. Elle était à nos côtés lorsque nous étions à Qaltra… Apparemment, la lamia semble importante pour qu’on puisse sauver Sheamon. Et je crois que c’est plus prudent de ne pas jouer avec le futur.
  • Vous n’auriez pas pu le dire avant ?!
  • Eh bien, je voulais attendre le bon moment pour en discuter tranquillement, mais je n’avais pas prévu qu’elle se réveillerait… Ne me regarde pas comme ça ! Je ne suis pas une radio branchée en permanence sur le futur !

Le silence accueillit les paroles de Jonas… Puis, Syana s’exprima à son tour et, pour la première fois, Triss tomba parfaitement d’accord avec elle :

  • C’est tellement stupide que je ne sais même plus quoi dire… murmura la lamia avec stupéfaction.

Jonas se refrogna à nouveau.

  • Libre à vous de me croire ou pas, rétorqua-t-il en abaissant son arme. Mais je te préviens princesse, si la lamia ne nous accompagne pas à Qaltra, notre accord ne tient plus.
  • Quoi ? s’écria Triss, indignée.
  • Tu m’as entendu. Mon intuition me dit que sans elle, nous n’avons aucune chance de réussir. J’ai accepté de t’aider, pas de signer mon arrêt de mort.

Syana éclata de rire.

  • Vous croyez vraiment que je vais vous aider à sauver l’ennemi juré de mon maitre ? ironisa-t-elle.

Triss serra les poings. Elle ne voulait pas de la lamia, mais Jonas lui était indispensable. Comment convaincre celle-ci de les aider ? Syana haïssait Sheamon. Obtenir son aide pour le sauver était impossible. Triss aurait presque pu rire de cette idée si la situation n’avait pas été aussi tragique…

L’argent ne lui serait d’aucun secours avec Syana. Rien d’autre que la volonté de son maître ne semblait l’intéresser. Comment Triss pourrait-elle réussir à la convaincre ?

Qu’avait-elle à mettre en jeu ?

La réponse lui vint aussitôt.

A suivre...

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