Chapitre 20 : Les sorcières de Qaltra, Partie 2

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Sans hésiter, la jeune fille leva son épée. Syana tendit encore plus la corde de son arc, persuadée que Triss voulait l’attaquer. Mais celle-ci plaça alors la lame de son arme contre sa propre gorge.

  • Que… que fais-tu ? s’écria Syana, pétrifiée.
  • Ton maître me veut vivante, non ? reprit Triss avec calme. J’aimerais savoir jusqu’où il est prêt à aller. Tu crois qu’il te pardonnera de m’avoir laissé mourir alors que tu aurais pu l’empêcher ?
  • Princesse, tenta Jonas. Je ne suis pas sûr que ce soit…
  • Tu bluffes ! rétorqua Syana d’un air hautain. Tu n’iras pas jusqu’à…

Triss appuya l’épée contre sa gorge, entaillant la chair dont s’écoulèrent quelques gouttes de sang. La jeune fille ne ressentit aucune douleur. La voix de Syana mourut subitement.

  • Si Sheamon meurt, les Nocturii ne tarderont pas à m’attraper, poursuivit-elle d’une voix presque ennuyée, comme si une telle perspective n’était qu’un scénario de film déplaisant, et pas son avenir. Dans ce cas, il vaut mieux que j’en termine ici et maintenant, non ? Mes amis, mon oncle… Tous ceux qui comptaient pour moi sont morts. Honnêtement, les rejoindre ne me déplairait pas tant que ça. Alors tout dépend de toi, maintenant. Soit tu nous accompagnes à Qaltra, soit je me tue ici et maintenant. Au point où j’en suis, me transpercer le cœur serait presque un soulagement…

Syana déglutit, probablement tiraillée par son sens du devoir. Elle était très dévouée envers ce fameux Liam que Sheamon connaissait. S’il lui avait dit de récupérer Triss vivante, alors il était certain que la lamia ne prendrait pas le risque de mettre la vie de la jeune fille en jeu. Et si cela ne marchait pas… Eh bien, il serait toujours temps de changer de tactique.

  • C’est d’accord… se décida enfin Syana, les dents serrées. Je vous aiderai.
  • Je veux ta parole, insista Triss. Jure sur l’honneur de ton maître que tu ne nous trahiras pas.

Syana prit un air offusqué et, pendant un instant, Triss crut qu’elle allait se rebeller. Mais la lamia grommela finalement d’une voix étranglée par la colère :

  • Je le jure… Sur l’honneur de mon maître.

Triss ôta l’épée de sa gorge, soulagée. Syana était naturellement d’une grande naïveté. En la liant par un serment à l’honneur de son maître, Triss l’avait neutralisée. Elle ne prendrait pas le risque de ternir l’image de ce dernier, même si cela n’aurait aucune conséquence pour lui. Mais si malgré tout Syana décidait de la trahir, Triss ne ferait preuve d’aucune pitié.

  • Eh bien il semble que nous ayons trouvé un accord, dit-elle en retransformant son épée en pièce. Jonas, pouvez-vous venir m’aider à orienter le cap du…

Syana se planta devant elle, l’air déterminé. Triss se raidit instinctivement.

  • Je tiendrai parole, Triss Nocturii, gronda la lamia. Mais toi aussi, tu dois jurer. Quand nous aurons quitté Qaltra, tu te battras en duel avec moi à la loyale. Le vainqueur décidera du sort de la perdante. Donc si je gagne, tu viendras avec moi.

Triss aurait très bien pu refuser. Après tout, elle était en position de force. Et pourtant, elle hocha la tête.

  • Tu as ma parole, jura-t-elle en esquissant un sourire confiant. Et si je gagne, tu feras en sorte que ton maître ne retrouve jamais ma trace.

Les deux rivales s’affrontèrent du regard pendant quelques secondes. Puis, des applaudissements sarcastiques vinrent rompre la tension.

  • Eh bien Mesdemoiselles, je suis heureux de voir que nous sommes parvenus à trouver un terrain d’entente ! déclara Jonas avec un sourire railleur. J’ose espérer que notre association sera fructueuse, et…
  • Trêve de bavardages, ordonna Triss en se dirigeant vers l’échelle. Les heures nous sont comptées. On met le cap sur Qaltra.

Elle passa ses doigts sur son cou, à la recherche de l’entaille. Comme elle s’y attendait, il ne restait aucune trace de la blessure.

***

Cela faisait six heures qu’ils s’étaient mis en route pour Qaltra, et le ciel commençait doucement à prendre une teinte nocturne. Triss fut soulagée de toucher terre. Elle avait laissé manœuvrer Jonas, qui disait avoir déjà conduit des vaisseaux du même genre.

  • J’ai même mon permis vaisseau taille Iota ! lui avait-il déclaré avec une certaine fierté.

Jusqu’alors, ils ne s’étaient pas encore écrasés…

Tandis que Jonas conduisait, Syana s’était emparée du vieux canapé, dans lequel elle aiguisait ses flèches en jetant des regards furieux à Triss quand cette dernière traversait le pont pour s’informer auprès de Jonas de l’heure d’arrivée.

La jeune fille était restée au chevet de Sheamon pendant tout ce temps, épongeant son front couvert de sueur avec un linge humide. Blotti près de lui, Ryku l’observait avec inquiétude, laissant parfois échapper des miaulements désespérés ou léchant le visage de Sheamon avec sa langue râpeuse, comme s’il voulait nettoyer le mal qui le rongeait. Le renégat semblait s’être calmé ; même si ses traits laissaient transparaitre une crispation, il avait l’air plus détendu. Mais il était toujours plongé dans le même coma inquiétant. La jeune fille n’arrivait pas à calmer son angoisse. Elle avait tellement de choses à lui dire, mais les mots lui manquaient… Alors Triss lui avait pris la main pour la serrer doucement.

  • Tu vas t’en sortir, Sheamon, lui avait-elle murmuré avec conviction. Résiste encore un peu, s’il-te-plait. Je te sauverai, je te le promets.

De nombreuses personnes étaient mortes par sa faute. Elle allait faire en sorte que ce ne fût pas le cas de Sheamon…

A ce moment précis Jonas était apparu dans l’encadrement de la porte.

  • Nous sommes en vue de Qaltra, princesse, avait-il alors annoncé avant d’arborer une expression gênée. Oh… Peut-être que j’aurais dû frapper avant d’entrer…

Triss s’était soudain aperçue qu’elle avait les larmes aux yeux. La jeune fille s’était alors essuyé le visage avec sa manche avant de se lever précipitamment, lâchant la main de Sheamon.

  • Allons-y, répliqua-t-elle avec fermeté.

Jonas avait acquiescé et quitté la pièce. Triss s’apprêtait à lui emboiter le pas, quand son regard était tombé sur l’Horologium qui était à son poignet. Il ne cessait d’afficher les mêmes signes inquiétants concernant l’état de Sheamon… Triss malgré tout, tenait à le conserver, car cela la rassurait de savoir comment il allait. Néanmoins, Jonas l’avait prévenu ; Qaltra était une ville dangereuse, et leur projet l’était encore plus. Si on la capturait et qu’on trouvait l’Horologium sur elle, le danger serait d’autant plus grand pour Sheamon. Triss inspira profondément, avant de prendre la décision qui s’imposait : elle défit le bracelet et le posa sur la table de nuit. Puis après un dernier regard vers le renégat, la jeune fille quitta la chambre.

Ils prirent soin de poser le vaisseau à bonne distance de la ville, à l’ombre d’un grand rocher escarpé qui formait une cachette idéale pour leur aéronef. D’après Jonas, il y avait une aérogare en ville, mais il lui semblait plus prudent de l’éviter.

  • Nous serons fouillés dès notre arrivée ; et ici les gardiens sont pires que des voleurs. Le prix pour une place est exorbitant, et s’il reste au moins le gouvernail en rentrant, nous aurions de la chance. En plus la prime sur la tête de Sheamon doit déjà être connue dans tout l’Enfer. S’ils le trouvent…

Triss n’avait pas besoin de lire l’avenir pour savoir comment cela se finirait.

Le devin lui avait demandé si elle pouvait, comme Sheamon, réduire la taille du vaisseau, mais Triss avait secoué négativement la tête. Seul le renégat en était capable. Ils avaient donc décidé de se poser suffisamment loin de la ville pour éviter d’être repérés.

En fouillant dans la cale de l’aéronef, Triss avait trouvé de vieux manteaux rapiécés qui leur permettraient de dissimuler leurs visages. Elle ignorait si le sien était déjà connu des mercenaires, mais elle ne tenait pas à attirer l’attention. Syana en prit également un, même s’il était quasiment impossible de cacher son corps reptilien. Cependant Jonas fit des manières, prétextant que cela gâcherait sa tenue. Triss s’était retenue de l’étrangler.

  • Du calme, princesse, je m’incline, s’était-il empressé de l’apaiser en troquant son magnifique manteau émeraude pour la vielle cape rapiécée qu’elle lui tendait.

Ryku s’était obstinément couché près de Sheamon, refusant de quitter son maître, et Triss ne l’avait pas forcé. De cette manière, il protégerait le renégat en leur absence. Elle l’avait caressé avec tendresse.

  • Veille bien sur lui, Ryku…lui avait-elle demandé avant de quitter le vaisseau.

La jeune fille avait été la première à poser le pied à terre, suivie par Jonas et Syana. Sans plus de cérémonie, les trois compagnons s’étaient dirigés vers la ville qui se découpait au loin.

La première pensée de Triss quand elle découvrit Qaltra fut de se demander quand cette dernière s’effondrerait. La ville était en effet accolée à un immense éperon rocheux qui montait jusqu’au ciel écarlate, et ce dernier représentait peut-être le seul support encore solide de la cité. La plupart des bâtiments étaient de vieux immeubles en pierre aux parois couvertes de fissures et de trous rafistolés à coups de planches. Certains murs s’étaient même écroulés, laissant entrevoir l’intérieur des bâtisses. Cette impression de ruine était omniprésente : de manière générale, la ville semblait avoir été détruite de nombreuses fois et reconstruite avec ce qui restait. Une vieille muraille lézardée et à moitié démolie ceinturait la cité, vestige d’une lointaine époque de gloire. Mais la ville s’était étendue bien au-delà de ses murs, et des faubourgs encore plus chaotiquement assemblés s’agglutinaient près des ruines de fortification. Qaltra ressemblait à un vieux navire brisé et surchargé, qu’on aurait rafistolé pour qu’il continue à naviguer en attendant le moment où il finirait enfin par couler…

Le regard de la jeune fille fut attiré par une tour ocre impressionnante, qui s’élevait au centre de la ville et dominait les bâtiments délabrés. Contrairement au reste de la cité, cet édifice paraissait récent et durable. Mais il émanait de cet endroit une aura sombre et menaçante, qui mit aussitôt Triss très mal à l’aise.

  • C’est la tour des sorcières, l’informa Jonas en surprenant son regard. Lorsqu’elles ont pris le contrôle de la ville, elles ont rasé la vieille forteresse qu’occupait l’ancien chef de la cité, un baron du crime qui s’était hissé à cette position grâce à des méthodes… peu recommandables. On ignore ce qui se pratique là-bas, mais apparemment ceux qui sont y emmenés n’en ressortent jamais… Les rumeurs disent que les sorcières se servent d’esclaves et de prisonniers pour pratiquer des rituels sanglants. Toutefois si tu veux obtenir l’aide d’une sorcière…
  • …Il faudra bien y entrer, conclut Triss.

La tour serait probablement bien gardée ; les sorcières étaient en effet de véritables maitresses dans l’art de l’enchantement et des sortilèges. Ils n’étaient donc pas en position d’utiliser la force brute. Mais elle chassa ces idées noires de son esprit. Le plus important étant de se rapprocher de la tour. Avec l’aide de la magie de Jonas, ils aviseraient une fois sur place.

Son avis sur Qaltra ne changea pas une fois dans les faubourgs. Les rues étaient incroyablement sales ; la foule était surtout composée d’aventuriers, d’ivrognes et de mercenaires qui se dévisageaient entre eux d’un air méfiant. Des marchands criaient des offres alléchantes pour attirer l’attention des passants vers leurs étals. Certains buvaient devant des tavernes miteuses en échangeant des blagues grivoises et en éclatant de rire. Un détail lui sauta soudain aux yeux.

  • Ils sont tous armés… murmura-t-elle à Jonas avec stupéfaction en suivant des yeux une fillette cisailler d’un coup de couteau la bourse d’un homme penché sur un étalage et filer comme un éclair entre les jambes des passants.

Jonas se permit un sourire.

  • Ici, si tu n’as pas d’arme, c’est que tu es déjà mort, princesse, précisa-t-il. C’est une question de survie à Qaltra. Même si les sorcières règnent en maître, elles ne s’occupent guère de pacifier les rues. Par contre, si tu ne payes pas ce que tu leur dois, elles viendront te trouver. Pour le reste, il n’y pas de milice : c’est la loi du plus fort qui prévaut et plusieurs bandes rivales se disputent chaque pâté de maisons. Si tu as l’air d’une proie facile, tu te retrouveras égorgée et dépouillée en moins de deux minutes.

Triss aperçut un groupe d’enfants qui jouaient dans un coin en riant. Tous avaient des couteaux accrochés à leur ceinture. La jeune fille déglutit. Cette ville lui plaisait de moins en moins. Elle remarqua que Syana attirait de nombreux regards méfiants et haineux. Et certains la dévisageaient même avec convoitise ! La lamia s’en aperçut :

  • Pourquoi tout le monde me regarde comme ça ? gronda-t-elle.
  • Eh bien, j’imagine que tes congénères ne doivent pas être nombreuses dans la région… Certains pensent sans doute que tu vaudrais une petite fortune sur le marché… lui répondit Jonas.

Triss sursauta.

  • Il y a un trafic d’esclaves, ici ? s’exclama-t-elle avec horreur. Mais l’esclavage est interdit par les lois ancestrales ! Les démons les respectent, non ?

Jonas lui fit signe de baisser d’un ton, en lança des sourires d’excuses à certains passants qui les regardaient avec méfiance. Prenant Triss par le bras, il la força à presser le pas.

  • Tout ce qui se passe ici est illégal, princesse, lui dit-il plus bas. Qaltra n’est pas sous le contrôle de Satan, je doute même qu’il sache qu’il existe encore une ville ici, soit dit en passant. La cité tient sa popularité de son marché d’esclaves clandestin et ici, les semi-humains et les créatures magiques n’ont aucun droit. Ils sont considérées comme des marchandises qu’on essaye de revendre au meilleur prix après s’en être servi. Un semi-humain qui n’a pas de maitre est donc comme un animal sauvage ; n’importe qui peut le tuer ou le capturer et se l’approprier.
  • C’est ignoble, rétorqua Syana en peinant à contrôler sa colère. C’est répugnant…

Triss ne put qu’être d’accord, d’autant plus que son oncle et son père dont elle n’avait presque aucun souvenir, avaient été tous deux esclaves au Royaume Submergé. La catégorie des semi-humains, comme se plaisait à les appeler les trois races immortelles qui gouvernaient le monde, regroupait l’ensemble des races magiques intelligentes qui n’avaient toutefois pas, aux yeux des trois factions, la même importance que l’humanité. Les nirgaëns, les cyclopes, les gobelins, les nagas, les sirènes, les lamias et les vampires bien sûr en faisaient tous partie, ainsi qu’une multitude d’autres races dotées d’une conscience propre. Si les magiciens les toléraient et leur reconnaissaient des droits, les semi-humains étaient toutefois traités avec un dédain, voire un mépris clairement exprimé.

La raison était due à de vieux préjugés datant de l’Aube Ecarlate : la plupart des races de semi-humains étaient nées des expériences des magiciens immortels, qui cherchaient à créer des soldats efficaces pour se battre en leur nom dans la guerre céleste. Ils avaient donc été conçu comme des outils, idée qui perdurait encore aujourd’hui. Cependant à la fin de la guerre, la Tétrarchie avait interdit de nouvelles expériences dans ce but et banni totalement l’esclavage, donnant ainsi leur liberté aux races semi-humaines survivantes. Ces dernières s’étaient multipliées, mais vivaient toujours comme des citoyens de seconde classe dans le monde magique : c’était une main d’œuvre bon marché qu’on employait pour faire les tâches ingrates, et qui était aisément remplaçable en cas de protestation.

Depuis des siècles, cela n’avait quasiment pas bougé et les exceptions comme son oncle ou même Dorkos qui avaient connu le succès, demeuraient rares. Néanmoins s’ils étaient maltraités, les semi-humains n’en demeuraient pas moins des êtres libres, un droit censé être reconnu par la Tétrarchie. C’était ce qui différenciait les Seigneurs Primordiaux des Nocturii, lesquels pratiquaient toujours activement l’esclavage ( de tous ceux qui avaient le malheur de tomber entre leurs griffes). Pourtant, Triss se trouvait sur le territoire d’un Seigneur Primordial où l’esclavage avait encore cours… La jeune fille en était révoltée.

Ils arrivèrent finalement devant les portes de la muraille. Les trois voyageurs durent patienter dans la file d’attente qui se pressait pour pénétrer à l’intérieur de la cité. Quatre gardes qui ressemblaient plus à des coupe-jarrets qu’à des forces de l’ordre, les inspectèrent à l’entrée.

  • Que venez-vous faire à Qaltra ? les interrogea l’un d’eux.
  • Quelques affaires à mener, répondit Jonas avec son habituel sourire charmeur. Il faut bien gagner sa vie, n’est-ce pas ?

Le garde ignora sa réponse pour examiner Triss et Syana à tour de rôle. La jeune fille soutint son regard sans faillir. Mais le soldat détourna les yeux pour se tourner vers Jonas.

  • Le péage est de cinq inferis pour toi, mon gars, déclara-t-il. Pour la vampire, c’est quinze, et la lamia, vingt.

Triss faillit s’étouffer. Quarante inferis pour un droit de passage ?! C’était une véritable fortune ! Et pour quelle raison le prix était-il bien plus élevé pour elle et pour Syana que pour Jonas ?

Elle ouvrit la bouche pour protester, mais Jonas l’arrêta d’un geste avant de joindre les mains d’un air complaisant.

  • Je crois qu’il y a un malentendu, mon ami, répondit-il en se voulant conciliant. Ces deux demoiselles ne m’appartiennent pas.
  • Ce n’est pas mon problème, rétorqua le garde. Si vous ne payez pas, vous n’entrerez pas !
  • C’est ridicule ! éclata Triss.

Le garde cracha à ses pieds avec dégoût.

  • Ne me parle pas, vermine de vampire, grommela-t-il en l’envisageant avec mépris. Tu as déjà la chance qu’on accepte votre maudite race ici, sinon ta tête serait déjà sur une pique.

Les autres gardes éclatèrent de rire en envisageant Triss d’un air mauvais… Mais leurs moqueries s’éteignirent dès qu’ils virent l’expression sur le visage de la jeune fille.

Triss serrait les poings de rage tellement fort que ses ongles transpercèrent sa paume. C’était vrai… les vampires étaient honnis par tous sans exception. Mais elle en avait assez d’encaisser. Elle ressentit de nouveau cette haine terrifiante qui l’avait happée lorsque Romy était mort devant elle.

« Laisse-toi aller… » lui susurra Triss Nocturii du fond de son esprit « Libère ta haine… »

La tension alourdit l’air. Les gardes reculèrent, inquiets, tandis que les autres passants qui se massaient derrière eux murmuraient avec malaise. Triss braqua son regard sur le soldat qui l’avait insultée. Il serrait la garde de son épée en frissonnant. Elle se demanda quel visage terrifié il aurait quand elle briserait sa nuque. Presque mécaniquement, Triss leva le pied pour faire un pas vers lui. Mais le bras de Jonas lui barra le chemin, coupant ainsi court brutalement à sa transe sanguinaire. Triss tressaillit et revint à elle.

Le devin tendit quelque pièces d’argent au garde en esquissant un sourire contrit.

  • Voilà soixante inferis, déclara-t-il d’une voix joviale comme pour forcer tout le monde à se détendre. Quarante pour le droit de passage, plus vingt afin que vous puissiez boire un verre de litria pour vous remercier de votre zèle…

Il s’approcha pour murmurer à l’oreille du garde, en lui glissant une nouvelle pièce d’argent dans la poche :

  • … Ainsi que pour votre discrétion, mon ami…

Ce dernier déglutit et parvint à se recomposer une prestance. Il empocha l’argent de Jonas avant de grommeler d’un ton qui se voulait menaçant en dépit du tremblement dans la voix :

  • Fichez le camp.

Jonas inclina la tête en signe de remerciement, puis franchit les portes, suivi de Syana, puis de Triss. Cette dernière sentit les regards se poser sur son dos avant de pénétrer dans la ville intérieure. Elle tremblait encore à l’idée que quelques secondes de plus et elle se serait retransformée en monstre sanguinaire. Dès qu’ils furent à bonne distance des portes, Jonas se tourna vers Triss.

  • Maîtrise-toi, princesse, lui dit-il avec un léger agacement. Je n’aimerais pas avoir la ville sur le dos avant même que nous ayons approché la moindre sorcière.
  • Je n’y peux rien, maugréa Triss en serrant les dents. C’est ce type qui m’a cherchée.
  • Complètement d’accord, approuva Syana d’un hochement de tête. Le comportement de ces hommes est inacceptable. Si mon maître avait été là, il les aurait forcés à implorer notre pardon à genoux.
  • Sauf qu’il n’est pas là, ma jolie, répliqua Jonas. Et que ce serait-il passé si vous aviez vraiment écrasé ces types ? D’autres seraient venus et nous aurions été exécutés publiquement pour l’exemple. Quoique vous deux auriez sans doute été vendues en tant qu’esclaves...

Triss déglutit. Le devin avait raison. Sous l’impulsion du moment, la jeune fille avait failli perdre le contrôle. S’il ne l’avait pas arrêté, leur infiltration aurait échoué, et Sheamon condamné. Ils seraient sans doutes tous morts, ou pire comme le devin l’avait si bien décrit.

  • Je suis désolée… s’excusa Triss, un peu honteuse.
  • Du moment que tu comprends, princesse. Mais tu me dois soixante-cinq inferis en plus. Je paye mon propre passage, le reste est à ta charge.

Triss grommela une réponse peu flatteuse. Le devin ne perdait pas le nord, en tout cas !

  • Je croyais que Qaltra n’avait pas de milice, lança Syana en foudroyant du regard un passant qui l’avait bousculée.
  • C’est le cas. Vu leur tatouage sur le front, ils font partie d’un des innombrables gangs qui s’entretuent dans tout Qaltra pour une rue ou un pâté de maisons à contrôler. Ces gars-là doivent être plutôt puissants s’ils ont réussi à prendre le contrôle d’une porte. Ils gagnent de l’argent en instaurant des pots-de-vin pour passer partout, louer une maison, exercer une activité, avoir un étal de commerce... Et bien sûr, aucun gang ne peut survivre ici sans graisser la patte des sorcières.

Triss aperçut d’autres personnes avec le même tatouage sur le front qui déambulaient en bousculant les autres passants avec arrogance, comme s’ils possédaient la rue. Jonas avait surement raison. Cette ville était la personnification du chaos.

  • Où allons-nous ? demanda-t-elle alors en suivant le devin.
  • Dans une taverne près de la tour. Il faut qu’on trouve un moyen d’y entrer. Tu as bien pris l’argent, princesse ?

Triss hocha la tête, en tâtant la bourse de pièces d’or remplie avec tout ce qu’elle pouvait de l’argent de Sheamon. Elle espérait que cela suffirait à engager une sorcière. Sinon, ils devraient en capturer une pour la forcer à soigner l’exorciste… Ce qui impliquait bien plus de risques. Car Alliance Sorcière ne laisserait surement pas passer un tel affront.

La jeune fille s’aperçut que devant eux, la foule devenait de plus en plus compacte, comme si les gens avaient du mal à avancer. Ils finirent par arriver sur une place remplie de marchands braillant des offres alléchantes pour attirer du monde. L’endroit était tellement bondé que Triss dut jouer des coudes pour se déplacer.

Son regard fut soudain attiré par une grande estrade installée au fond de la place, sur laquelle se tenaient une dizaine de créatures toutes différentes les unes des autres. Triss reconnut parmi eux un nirgaën, un minotaure, et un satyre femelle. Chacun d’entre eux avaient un lourd collier de fer qui lui enserrait la nuque. Ils étaient tous menottés et reliés ensemble par des chaines entravant leurs mouvements. Certains affichaient le désespoir, d’autres la résignation…

  • Approchez, Approchez ! clamait un homme portant un plastron de cuir et un fouet à la ceinture, debout sur la scène. Venez découvrir les meilleurs esclaves de la région, chez Domicus !

A suivre...

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