Forlwey porta la tasse à ses lèvres. Il ferma un instant les yeux, appréciant comme il se devait la saveur de sa boisson. Puis il sourit et reposa sa tasse avec délicatesse.

• Ce thé est absolument infect, commandant, déclara-t-il d’un ton suave. Est-ce votre manière de me faire comprendre que ma présence n’est pas appréciée à bord de votre vaisseau ?
• Vous m’en voyez désolé, Monseigneur, rétorqua le commandant Ace, qui n’avait pas vraiment l’air repentant. Mais, comme vous pouvez le constater, nous avons été bien trop occupés pour pouvoir acheter de quoi satisfaire votre palais…
• Je sais… L’attaque de Sheamon Wave vous a sévèrement touchés, et il vous a fallu du temps pour remettre votre aéronef sur pied.

Forlwey jeta un coup d’œil à travers la vitre de la petite salle de réunion où ils se trouvaient. Elle donnait sur le pont supérieur du croiseur du Harakaï, qui fourmillait à présent de soldats armés de chalumeaux, de marteaux, ou bien transportant des planches afin de réparer de leur mieux le vaisseau. Ce dernier semblait avoir traversé une terrible bataille tant les dégâts étaient impressionnants.

• Et le renégat à lui seul est responsable de tout ça ? s’étonna-t-il encore une fois en haussant les sourcils (il avait déjà fait la remarque, mais il aimait bien piquer la fierté du commandant avec). On m’a pourtant assuré que vous étiez les meilleures mercenaires qui puissent exister. J’ai dépensé une somme astronomique pour votre soutien. Mais si un seul ange déchu a suffi pour vous mettre en déroute…
• Vous savez que celui-ci n’est pas comme les autres, rétorqua Ace, patiemment. C’était un ancien capitaine Indomptable, dont la renommée n’est plus à démontrer. Il a tué avec une facilité déconcertante mon lieutenant, qui était pourtant un puissant élémental.

Forlwey examina alors la gorge du démon marquée de profondes brûlures, tandis qu’une impressionnante balafre barrait son visage. Ace se rendit compte de l’intérêt que lui portait le nosferatu.

• Un éclat de fer qui a bien failli m’arracher le visage lors de l’explosion de la partie du vaisseau où je me trouvais, lui expliqua-t-il brièvement en touchant sa cicatrice. Je m’en remets peu à peu. J’ai eu, disons, de la chance de m’en sortir à si bon compte.
• C’est en effet ce que je vois… Et comment avez-vous…
• Survécu ?

Ace tendit la main, une étrange carte apparut entre ses doigts, illustrée d’un clown à l’expression rusée.

• La Carte du Joker, lui présenta Ace. Sans elle, Sheamon Wave m’aurait tué.
• Quelle faculté intéressante… murmura Forlwey avec intérêt, mais quand son interlocuteur la fit disparaitre, il comprit que le démon ne lui en révèlerait pas plus.
• Je dois reconnaitre à ma grande honte que j’ai sous-estimé le renégat. Mais je vous assure que cela ne se reproduira pas deux fois. L’honneur du Harakaï est en jeu, alors j’ai fait appel à l’intégralité de la trente-deuxième flotte. Mes trois autres croiseurs nous ont précédés il y a déjà une semaine en passant par la Porte des Enfers de la Mer Noire au cas où, justement, Wave parviendrait à s’échapper de Lutécia… Une précaution que vous aviez jugé inutile…

Forlwey émit un grondement méprisant, mais ne fit aucun commentaire.

• Ils sillonnent actuellement le Comté de Wingald traversé par la ligne de chemin de fer de Lutécia, reprit le commandant de la trente-deuxième flotte. Mes hommes suivent à la lettre les indications de votre espionne. Ils l’auront rattrapé dans une semaine à ce rythme-là (si tout va bien), et nous pourrons alors tranquillement encercler Wave et sa bande.
• Je crois vous avoir déjà informé que Sheamon Wave est mort, l’interrompit le nosferatu avant d’ajouter en lançant un regard légèrement irrité au commandant : mon espionne l’a touché avec une lame ensorcelée par la malédiction de Damoclès. Ce qui signifie que la fille est sans défense, mais nous venons à peine d’entrer dans les Enfers nous-mêmes. Avec un retard considérable qui vous incombe, et qui m’empêche d’accomplir ma mission…
• Si vous teniez tant à capturer la fille, vous n’aviez qu’à vous rendre à Lutécia alors que le renégat s’y déchainait ! répliqua Ace.
• Ne soyez pas ridicule, commandant, intervint soudain une autre voix masculine. Une bonne partie de Paris est placée sous la protection de Lady Viviane. Si Monseigneur Forlwey s’était rendu lui-même à Lutécia, celle-ci s’en serait rendu compte. Il est difficile pour un nosferatu de passer inaperçu, surtout face à la Dame du Lac. Vous n’êtes pas sans savoir que Lady Viviane est une femme extraordinairement puissante. L’affronter ne serait pas sage.

Ace releva la tête, intrigué. Forlwey se redressa légèrement sur ses accoudoirs, fixant avec attention leur nouvel interlocuteur installé dans le dernier fauteuil de la pièce. Alexeï Serkaan ouvrit soudain ses étranges yeux mécaniques et revint à la vie. Depuis plus d’une heure, il était resté inerte, comme si celle-ci avait quitté son corps. Ace n’avait depuis cessé de lui jeter des coups d’œil méfiants. Forlwey avait bien senti que malgré le visage de marbre arboré par le commandant, ce dernier ne pouvait masquer son malaise à l’égard du Technomancien.

• Bon retour parmi nous, technomancien, ironisa Forlwey. Quelle sont les nouvelles ?
• Tuesday et votre espionne se rapprochent de la fille, lui apprit l’intéressé. Après s’être dirigés à Qaltra pour une raison inconnue, ils semblent désormais faire cap vers une direction précise, sans dévier de leur trajectoire d’un seul iota. Les probabilités qu’ils se rapprochent du refuge sont donc assez élevées.

Le sourire de Forlwey s’accentua. Il tourna la tête vers Ace.

• Vous voyez, commandant, c’est ce que j’appelle l’efficacité. Contactez vos hommes et dites-leur de presser le pas pour rejoindre mon espionne le plus vite possible. Nous encerclerons les fugitifs, puis nous en finirons avec cette ridicule poursuite.
• J’étudie leur cap, les informa Alexeï. Cela nous permettra peut-être de les devancer pour détruire le refuge avant qu’ils n’y arrivent. Même si Varenn est bien caché, il est possible de prévoir leur destination en étudiant la région… Un refuge abritant des centaines de personnes ne peut pas être installé n’importe où. Il faut un point d’approvisionnement où trouver de la nourriture assez facilement puisqu’en tant que vampires, ils ont besoin de réserves de sang… de personnes, de préférence, n’est-ce pas ?
• Exact, acquiesça le nosferatu. Le sang d’animaux peut nous contenter et nous permettre de survivre, mais il ne nous nourrira pas aussi bien que le sang d’un être vivant doté d’une conscience. Si un vampire ne se nourrit que de sang animal, non seulement il ne pourra jamais être au mieux de ses capacités, mais il continuera à être dévoré par la soif, ce qui peut finir par le rendre totalement fou. J’ai déjà vu ce phénomène se produire et ce n’est pas beau à voir… Ces vampires-là sont devenu aussi bestiaux que leurs proies. Le mieux, c’est du sang d’immortel ou d’humain.
• Alors ils doivent se trouver près d’un endroit où de nombreuses personnes sont susceptibles d’étancher cette soif… Une route, des villages… Une ville peut-être. Il ne me faudra pas longtemps pour réduire considérablement notre zone de recherche.
• Excellent ! apprécia le nosferatu avant de se tourner vers Ace, sarcastique. Lui, je suis satisfait du prix qu’il m’a coûté.
• Peut-on vraiment lui faire confiance ? demanda le démon, préférant ne pas répondre à la provocation du nosferatu. Je ne suis pas certain que ce soit un choix judicieux.
• Quelle rudesse de parler ainsi entre gentilshommes ! fit mine de s’offusquer Forlwey. Vous osez doutez de mon jugement, commandant… alors que vous avez échoué à éliminer Sheamon Wave et à reprendre la princesse !
• Sur ce point, l’erreur est mienne, reconnut Ace, sans se laisser démonter. Je n’ai pas mesuré la puissance du renégat à sa juste valeur, par conséquent la responsabilité de ce résultat déplorable m’incombe totalement. Mais le Harakaï tient toujours ses engagements. Vous avez payé pour nous, Monseigneur, vous pouvez donc être persuadé de notre loyauté, du moins jusqu’à la fin de notre contrat. Mais cet homme en revanche, il a l’air de jouer sa propre partie… et dès qu’il aura obtenu ce qu’il veut, il n’hésitera pas à nous trahir. D’une façon ou d’une autre…
• Je peux vous rassurer moi-même commandant, intervint Alexeï avec un sourire qui se voulait chaleureux, mais masquant mal un regard débordant d’avidité. Tout ce que vous avez dit est absolument vrai. Je n’ai de loyauté qu’envers moi-même. Le seigneur Forlwey m’a offert une généreuse somme d’argent pour que je lui loue mes services, de quoi continuer mes expériences sans soucis financiers pendant quelques années. De plus, ce travail me donne l’occasion de tester mes créations en temps réel, tout en récupérant de précieuses données au passage ! Rassurez-vous, toutefois. Je ne prendrai pas le risque de vous trahir, et surtout de me mettre les puissants Nocturii à dos. Actuellement, mon intérêt est que Monseigneur Forlwey retrouve la fille. A ce titre, je l’aiderai donc autant que possible… et vous verrez, mes machines prouveront leur utilité !
• Pourtant, votre machine n’a apparemment pas eu plus de succès que mes hommes pour récupérer la princesse, rétorqua Ace.
• Ce n’était qu’un premier test, rien de plus. Et il s’est avéré très instructif. Je renforcerai mes cyborgs en apprenant de mes erreurs. Cependant Tuesday s’est tout de même révélée très utile. Et j’en ai trois autres opérationnelles qui n’attendent que mon ordre pour se battre à leur tour.

Ce disant, il désigna d’un signe de tête la vitre donnant sur le pont.

• D’ailleurs, j’ai jeté un coup d’œil à votre vaisseau, commandant. Vos hommes savent rafistoler une épave, mais ce modèle est déjà dépassé selon mes critères. Si vous me laissiez y ajouter quelques améliorations…
• Hors de question, refusa immédiatement Ace en plissant les yeux avec suspicion. Qui me dit que vous n’en profiterez pas pour le saboter de l’intérieur ?

Le sourire d’Alexeï s’accentua.

• Vous avez raison, commandant, avoua-t-il en haussant les épaules. Je ne peux pas vous promettre d’être sage…

Ace jura entre ses dents. Néanmoins, il préféra mettre un terme à la conversation, en tournant la tête vers Forlwey.

• J’ai actuellement un peu moins de dix-mille hommes sous mon commandement. Ils sont répartis sur mes quatre croiseurs, à raison d’environ deux-mille cinq cents soldats par vaisseau.
• Ordonnez à l’un de vos bâtiments de rallier au plus vite mon espionne pour poursuivre directement les fugitifs, déclara Forlwey après un instant de réflexion. Les deux autres devront partir vers l’est et l’ouest pour les empêcher de nous échapper. Cela fait déjà deux fois qu’ils nous échappent, la troisième doit être la bonne. Nous devons contrôler leur direction afin de les piéger comme des rats dès que notre ami Alexeï aura pu localiser avec précision leur destination.
• Vous l’aurez bientôt, promit le technomancien.
• Et vos shinobis ? lui demanda alors Ace.
• Après l’échec de Lutécia, Il m’en reste environ un millier sur les troupes que la reine m’a accordé. Mais ce sera bien suffisant. Je les ai fait descendre en Enfer par petits groupes en faisant appel à des contrebandiers discrets. Cela m’a coûté une fortune, mais j’y survivrai. De toute façon, si je ne retrouve pas la fille, la reine m’arrachera la tête. L’argent ne me sera d’aucune utilité dans ce cas…

Forlwey lui-même avait vraiment cru sa dernière heure arrivée quand il avait dû annoncer à Némésis que sa fille lui avait une fois de plus échappé malgré l’immense déploiement de forces qu’il avait organisé. Cependant, grâce aux informations précieuses de Philippa, il avait réussi à s’en sortir.

• Nous avons échoué à reprendre votre fille, votre Majesté, à cause de certaines interventions extérieures imprévues, lui avait-il déclaré en baissant la tête en signe de soumission. Et la princesse ne nous pas facilité la tâche… Il semblerait qu’elle commence à développer ses pouvoirs de Nocturii. La princesse Triss a laissé la fureur l’envahir et de nombreux shinobis sont morts de sa main. Votre fille… devient de plus en plus puissante.

Comme il l’escomptait, la colère de Némésis, probablement sur le point d’ordonner sa mort, était aussitôt retombée.

• Ce n’est pas étonnant… avait-elle susurré avec une fierté manifeste dans la voix. Nous autres Nocturii sommes faits pour régner, pas pour obéir. Elle est la digne héritière de mon sang… Mais si elle continue ainsi il sera nécessaire que tu la captures toi-même, Forlwey.
• Je m’en assurerai, Votre Altesse. Mais cette opération n’est pas un échec total pour autant. Grâce à mon espionne, Sheamon Wave a certainement succombé à la malédiction de Damoclès à l’heure qu’il est. Votre fille n’a donc plus de protecteur, et une poignée de shinobis suit sa trace en ce moment même. Nous savons où elle est. Le Harakaï et le reste de mes hommes commencent à encercler la région autour de leur position pour limiter leurs déplacements. Quand elle aura atteint Varenn, ce refuge de misérables traitres, nous refermerons le piège sur eux et prendrons tout le monde dans nos filets. Je me chargerai personnellement de récupérer la princesse, avant d’éliminer ces vermines qui vous ont défiée. Nous ferons ainsi d’une pierre deux coups…
• J’espère que tu réussiras, Forlwey, l’avait mis en garde la Reine de la Nuit avec une voix lourde de menaces, et dont le souvenir donnait encore des frissons au Comte Sanglant. Je l’espère vraiment pour toi. Ta tête est bien mieux sur tes épaules, je trouve. Prend garde à ce qu’elle n’en tombe pas…

Forlwey s’aperçut alors qu’Ace et Alexeï le regardaient avec curiosité. L’irritation l’enflamma.

• Cela vaut pour vous aussi, messieurs, les prévint-il avec colère. Avant que la reine ne me tue, je m’assurerai de prendre vos vies. Ma chute sera aussi la vôtre, je vous en fais la promesse !

Il sentit alors avec délectation un éclair d’inquiétude passer dans le regard de ses interlocuteurs. Tant mieux… Le nosferatu savait d’expérience que la crainte générait la loyauté. S’ils avaient peur de lui, ils n’essayeraient pas de le trahir.

Forlwey esquissa un sourire triomphant. L’échec de Lutécia semblait l’avoir placé dans une position précaire, mais finalement, cela ne changeait rien, au contraire. Les réfugiés de Varenn n’auraient aucune raison de se méfier de la fille et l’accueilleraient sans savoir qu’elle était traquée de près et que sa présence causerait leur perte. Pendant ce temps, les pièces du nosferatu se mettaient en position sur l’échiquier, resserrant lentement le filet sur ses proies. Et à la fin, quand il lancerait l’assaut final…

La victoire serait à lui.

A suivre...