Chapitre 31 : La face cachée de Varenn, Partie 2

10 minutes de lecture

Triss s’éveilla avec optimisme. Elle fit une toilette rapide et s’habilla prestement. Elle avait hâte de retrouver Sheamon pour lui raconter ce qui s’était passé avec Philippa la nuit précédente.

Mais d’abord, elle devait rendre visite à Naru pour l’aider à préparer l’ancienne espionne pour leur départ. Elle ne savait pas quand Sheamon allait parler à Evander, mais la jeune fille se doutait qu’il n’allait pas tarder et que le vampire risquait de mal le prendre. Dans une telle éventualité, elles devraient être prêtes à partir rapidement…

Triss regarda la pièce écarlate entre ses doigts. Par sa simple volonté, elle se changea aussitôt en épée. La jeune fille l’observa fixement, consciente de son poids dans sa main. Serait-elle vraiment capable de se servir de sa force si nécessaire contre ces gens qui l’avaient accueillie et qui, tout comme elle, étaient victimes de l’avidité de Némésis ? Triss se sentait incapable de répondre à cette question. Peut-être aurait-elle seulement la réponse lorsqu’elle se retrouverait confrontée à cette situation. Mais pour le moment, elle n’avait pas envie de la chercher…

Soudain, on frappa à sa porte. Triss rendit à son épée son apparence de pièce qu’elle clipsa à sa ceinture.

  • Ilyann ? demanda-t-elle.
  • C’est moi, gamine…

En entendant la voix de Sheamon, Triss sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle se hâta d’ouvrir la porte au renégat, qui affichait une expression tendue qui ne présageait rien de bon… Sans un mot, il entra dans la cabine, Ryku sur ses talons. Le chat sauta sur le lit et se lova dans un coin douillet en posant un regard tranquille sur Triss. Sheamon, apparemment sur les nerfs, resta muet. Un silence pesant s’installa entre les deux interlocuteurs.

  • J’allais justement te chercher, lui dit la jeune fille en esquissant un sourire gêné. Tu as parlé à Evander ?
  • Oui, peu après que tu sois partie hier en fait. Il était pressé apparemment…
  • Et il a accepté ta proposition ?
  • Plus ou moins… répondit Sheamon évasif avant de lui reposer une autre question, comme pour changer de sujet : où étais-tu passée d’ailleurs ?
  • Je suis allée voir Naru avec Ilyann. Ils ont installé Philippa dans sa caverne, et elle est bien soignée. J’ai… appris des choses à son sujet. Pourquoi elle était au service de Forlwey et…

Triss inspira profondément pour ne pas laisser sa colère prendre le dessus en se souvenant de ce que Philippa avait enduré.

  • C’est une victime, Sheamon, tout comme ces gens. Elle a été forcée d’obéir à Forlwey parce que ce dernier a placé un sort très puissant sur son corps qui l’a transformée en esclave…

Le renégat haussa les sourcils.

  • Un sortilège de soumission ?
  • Un truc dans ce genre. Et ce n’est pas le seul ! Son corps est incrusté d’une dizaine d’autres sortilèges visant à la métamorphoser en une parfaite machine à tuer. Mais cela la dévorait de l’intérieur, alors…

Triss lui raconta les évènements de la nuit précédente d’une voix peut-être plus enjouée qu’elle ne l’aurait dû. Elle se rendit compte que Sheamon l’écoutait seulement à moitié, comme s’il était distrait par ses propres pensées. Il lui semblait que le renégat avait quelque chose à dire, mais les mots n’avaient pas l’air de parvenir à franchir ses lèvres. Triss se surprit à être effrayée par ce que pourrait lui annoncer Sheamon. Elle avait l’impression que si elle arrêtait de parler… quelque chose de grave allait se produire. Or Triss n’était pas certaine de vouloir savoir ce qui se passerait alors.

  • … Et donc, j’ai finalement pu faire la paix avec elle… acheva Triss. Enfin, disons que c’est en bonne voie. Mais, pour le moment, Philippa aura besoin de beaucoup de repos pour guérir…
  • Je pars maintenant, déclara soudain Sheamon.

Triss se tut, étonnée. Elle ne s’attendait pas à une telle brusquerie de la part du renégat.

  • D’accord… dit-elle en regardant autour d’elle, incertaine. Je n’ai pas vraiment d’autres affaires à ramasser, alors…

Elle haussa les épaules, puis se dirigea vers le hublot et regarda la grande place, espérant presque voir le devin.

  • Je ne sais pas où est Jonas, mais il ne devrait pas être difficile à retrouver avec Ryku. Transporter Philippa sera un peu plus compliqué mais je suppose qu’avec l’aide de Naru, on pourrait…
  • Tu n’as pas compris, Triss, l’interrompit Sheamon. Je vais partir, avec Naru et Jonas, mais toi, tu restes ici.

La jeune fille se figea. Pendant une brève seconde, elle remarqua que Sheamon l’avait appelée par son nom au lieu du surnom de « gamine » qu’il se plaisait à lui coller. Puis, son cerveau commença à analyser le reste des paroles du renégat. Lentement, elle tourna la tête vers Sheamon.

  • Je ne comprends pas… murmura-t-elle. Que… que veux-tu dire ?

Le visage du renégat exprimait l’impuissance, la colère et (Triss l’aurait juré) le désespoir. C’est avec une réticence évidente qu’il répondit d’une voix nouée par l’émotion :

  • Ça veut dire ce que ça veut dire, gamine… que je ne t’emmène pas avec moi.

Triss se sentit soudain abandonnée, trahie. Et surtout, en colère. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle les refoula, dégoûtée de sa propre faiblesse.

  • Mais pourquoi ? lui demanda-t-elle, les dents serrées.
  • Tu le sais bien, non ? Parce que c’est trop dangereux et que…

Vive comme l’éclair, Triss attrapa le poignet du renégat, le réduisant ainsi au silence. La jeune fille le serra aussi fort que ses muscles le permettaient sans aller jusqu’à le briser comme une brindille, chose qu’elle était capable d’accomplir d’une simple pression.

  • Ne me sers pas ces mensonges, Sheamon ! s’écria-t-elle. Je ne veux pas entendre ça, surtout pas ces excuses complètements stupides ! Si tu as un minimum d’estime pour moi, tu me diras la vérité ! Tu me la dois !

Le renégat semblait en proie à une violente lutte intérieure, entre colère et culpabilité. Triss sentait qu’il aurait voulu lui révéler quelque chose… mais qu’il en était incapable. Elle avait l’impression qu’il préférait presque qu’elle lui brisât le poignet.

  • C’est Evander, n’est-ce pas ? comprit-elle. Il t’a dit quelque chose quand vous avez discuté ensemble… Il t’a menacé, c’est ça ? De quoi a-t-il bien pu te parler pour que tu changes d’avis ?
  • Ce n’est pas…
  • J’ai le droit de savoir, Sheamon !

Pendant un instant, le renégat parut sur le point de lui révéler ce qu’il lui cachait, de lui expliquer au moins pourquoi… Puis son visage se ferma de nouveau.

  • Je te l’ai dit, gamine, répéta-t-il d’une voix plus ferme. J’ai juste changé d’avis parce que je me suis rendu compte que c’est trop dangereux pour toi d’aller à la Surface. Bon nombre de personnes chercheront à t’attraper en raison de tes pouvoirs. Parmi ces individus il y en aura forcément un qui y parviendra. T’emmener avec moi, c’est te mettre volontairement en danger. Tu es plus en sécurité ici à Varenn, crois-moi.

Triss ricana.

  • Ce ne sont pas tes paroles ! lâcha-t-elle avec dépit et elle eut la satisfaction de voir Sheamon détourner le regard. C’est Evander qui te force à te conduire ainsi, non ?
  • Arrête, gamine…
  • Non, je n’arrêterai pas ! Tu m’avais promis que si je ne me plaisais pas ici, tu… tu m’emmènerais avec toi, et subitement tu décides de me laisser tomber parce que c’est trop dangereux ?! On a échappé au Harakaï à Nice, on s’est introduits dans la forteresse de Lutécia pour passer la porte des Enfers… On a survécu aux sorcières, aux anges, aux démons et aux shinobis, on a même affronté un dragon tous les deux ! Moi je pense qu’il n’y a rien qu’on ne pourrait surmonter ensemble !

Sheamon ne répondit pas. Triss prit alors une profonde inspiration.

  • Ecoute, reprit-elle d’une voix plus douce. Je ne sais pas ce qui s’est passé… Mais je suis certaine que quoi qu’Evander t’ait dit pour te faire changer d’avis, on peut trouver une solution…

A nouveau elle vit le conflit sur le visage de Sheamon… Néanmoins, en un instant, il se reprit. Le renégat dégagea vivement son poignet de l’emprise de Triss et recula. L’expression sur son visage avait changé. Il avait l’air déterminé désormais. Tristement déterminé.

  • J’ai l’impression que tu n’as pas compris du tout ce que je voulais dire, déclara sèchement Sheamon. Ce que tu n’as pas l’air de saisir, c’est que quand je t’ai fait cette proposition, c’était uniquement par pitié. Je n’aime pas voir des gosses pleurer. En vérité, je n’ai jamais eu la moindre intention de t’emmener avec moi, gamine.
  • Tu…
  • Je t’ai menti, oui. Pour te rendre plus docile et que tu n’essayes pas de me compliquer la tâche en tentant de t’enfuir. Tout ce qui m’importait en réalité, c’était de te ramener saine et sauve ici pour terminer ce contrat et obtenir ma récompense !

La jeune fille, stupéfaite, resta sans voix, incapable d’imaginer que les paroles de Sheamon pussent contenir ne serait-ce qu’une part de vérité.

  • Je…Tu… Tu mens, réussit-elle à articuler. Tu ne peux pas penser ça…
  • Et pourtant si, gamine. La récréation est terminée. Je t’ai amenée ici, j’ai donc rempli mes obligations. Maintenant, j’ai une vengeance à accomplir. Et si tu restes avec moi…

Triss savait ce qu’il allait dire. Elle sentait au fond d’elle qu’il se forçait, ou du moins, elle voulait le croire. Mais cela ne changeait rien à ses paroles, loin de là. La jeune fille savait d’instinct ce qui allait se passer… et qu’il n’y aurait pas de retour en arrière possible.

  • Sheamon, je t’en prie, pas toi aussi… l’implora-t-elle en contenant de son mieux les larmes qui l’assaillaient.
  • …Tu ne serais qu’un obstacle, acheva sèchement le renégat.

La jeune fille sentit son cœur se briser. Elle fixa silencieusement le visage de Sheamon et n’y observa qu’un masque d’indifférence. Quelles que soient ses raisons, il ne reviendrait pas en arrière. C’était fini.

  • Je croyais que… que ce que nous avons vécu ensemble… avait une importance à tes yeux. Je pensais que… je comptais pour toi, même un peu seulement…
  • Tu comptais, répondit Sheamon. Tu étais le moyen d’accéder à mes fins. Si tu as pu croire qu’il y avait autre chose… c’est de ma faute et j’en suis désolé.
  • Je vois… murmura Triss avec un petit rire triste. On dirait que j’ai été encore plus idiote que je ne l’aurais cru…

Ryku sauta du lit et se frotta contre elle en poussant des miaulements plaintifs, ne comprenant probablement pas la douleur qu’elle ressentait. La jeune fille résista à l’envie de le ramasser et de le serrer contre elle pour alléger sa peine. Elle ne devait pas craquer, pas devant le renégat.

  • En réalité ce n’est pas de ta faute. C’est moi qui suis une ordure, Triss, rectifia Sheamon d’une voix qui laissait transparaitre tout le dégoût qu’il éprouvait… pour lui-même.

Il ajouta après un instant de silence coupable :

  • Je comprendrais que tu veuilles… me faire du mal.

Triss leva alors le bras et, bien qu’il ne frémît pas, la jeune fille sentit le renégat se tendre. Il savait qu’un coup porté avec toute sa force pourrait lui briser les os aisément, voire même le tuer. Pourtant, Sheamon ne recula pas. A cet instant précis, il avait choisi de la laisser décider de son sort.

Triss posa doucement la main sur l’épaule du renégat puis, à la surprise de ce dernier, le serra dans ses bras brièvement, avant de s’écarter en lui souriant avec résignation.

  • Je n’ai pas envie de te faire du mal, déclara la jeune fille d’une voix lasse, mais douce. J’en ai assez de blesser mes amis. Même si pour toi, tout cela n’était que du vent, je veux juste que tu saches que ce n’est pas le cas pour moi. Tu es très important à mes yeux, Sheamon. Mais je serais égoïste de vouloir te garder alors que… tous ceux qui m’entourent finissent par souffrir et mourir. Tu as raison, je suis dangereuse pour tout le monde… et je ne veux surtout pas provoquer ta perte. J’espère que tu accompliras ta vengeance, Sheamon… et qu’ensuite tu trouveras la paix. Tu le mérites.

Elle vit alors son ancien protecteur tressaillir, comme s’il venait d’être giflé. Lui briser les os l’aurait peut-être fait moins souffrir, car le désespoir sur son visage était maintenant aussi authentique que déchirant. Sheamon déglutit avec difficulté et parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais Triss lui tourna le dos. Elle était au bord des larmes et ne voulait surtout pas qu’il la vît s’effondrer.

  • Adieu, Sheamon, prononça-t-elle d’une voix tremblante, mais suffisamment ferme.

Pendant un instant, elle se demanda quelle expression il arborait. Colère, tristesse, soulagement ? Impossible de le deviner. Le silence parut durer une éternité. Triss se surprit alors à espérer (follement, stupidement espérer même) que peut-être Sheamon allait faire marche arrière. Mais, malheureusement, elle entendit son pas lourd se diriger vers l’entrée, puis la porte de sa cabine gémit en s’ouvrant.

  • Adieu, Triss, répondit Sheamon à son tour d’une voix brisée.

Ryku, poussa un dernier miaulement plaintif à l’intention de Triss, mais voyant qu’elle ne répondait pas, il partit à regret vers son maitre. Elle entendit la porte se refermer, puis le pas de l’exorciste s’éloigner dans le couloir. Elle tendit l’oreille, immobile, jusqu’à ce que tout écho disparût.

Alors seulement la jeune fille laissa éclater son chagrin.

A suivre...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Guillaume Houël ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0