Chapitre 35 : C'est trop tard... Partie 2

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Après avoir quitté les anciens prisonniers, Sheamon avait couru, hanté par un très mauvais pressentiment. En entendant distinctement des tirs, des cris et le rugissement de Voldra, il avait encore accéléré l’allure. Son esprit était assailli par le doute et surtout la peur…

La peur d’arriver trop tard.

Très vite, son sixième sens avait perçu l’aura de la jeune fille à l’extérieur devant le bâtiment, signe qu’elle était encore en vie, ce qui le rassura brièvement, le temps de réaliser que celle-ci était incroyablement basse. Dangereusement basse… Il avait fini par atteindre l’entrée et s’était précipité dehors, ses yeux captant simultanément la foule des vampires, les cris et le bruit des armes qui s’entrechoquaient, avant que son regard angoissé ne fût immédiatement attiré par l’estrade.

C’est alors qu’il la vit.

Enchainée à deux poteaux. Il ne pouvait pas voir son visage, mais son dos à nu le glaça d’effroi. Tout autour d’elle, l’estrade était couverte du sang récemment versé. Cependant, comme il ne discernait pas d’entailles sur la jeune fille, le renégat comprit aussitôt que son corps s’était guéri lui-même, comme en témoignait le sang séché sur sa tunique déchirée. Puis il avisa la marque en forme de fleur de lys encore vive et de la taille d’une main, gravée au milieu de son dos au fer rouge.

A cette vue, la raison du renégat se brisa. Il regarda, incapable de détourner les yeux, le symbole rougeoyant qui s’étalait dans le dos de Triss. Dans son esprit, il revit l’image du cadavre de sa fille, pâle et inerte comme une marionnette dont on aurait coupé les fils, les bras en croix, les poignets et les chevilles dégoulinants de sang là où les pics de pierre l’avaient transpercée, macabre spectacle qui l’avait marqué à jamais. Ses yeux sans vie le regardant avec horreur, l’accusant, le jugeant…

« Non… » murmura-il mentalement.

Pas encore… Il ne pourrait pas affronter une telle souffrance une nouvelle fois… Le visage d’Elly glacé, sans vie, se superposa alors à celui de Triss dans son esprit.

Stupeur, désespoir, colère et remord se succédèrent dans sa tête, tandis qu’il serrait les poings si fort qu’il sentit ses ongles s’enfoncer dans sa paume où le sang perla bientôt.

Mais ce fut surtout la haine qui enflamma son esprit. Haine pour ceux qui avaient infligé une telle douleur à Triss… Haine pour Evander, pour ses sbires, Waldo, Opra et les autres sentinelles… Haine pour chacun de ces vampires, qui avaient acclamé le bourreau de la jeune fille…

Une rage incommensurable, encore jamais ressentie depuis la mort de sa fille et de sa femme, s’empara de lui. Une fureur destructrice dévorante, impitoyable… qu’il avait bien l’intention d’assouvir. Au diable le plan de Jonas et le devin lui-même ! Evander et les vampires de Varenn avaient commis l’erreur de s’en prendre à la jeune fille. Le renégat n’aurait pas de pitié. Il réduirait Varenn et ses habitants en cendre.

Il les tuerait tous.

***

Ses traits étaient figés dans une expression de rage et de désespoir sans bornes comme Jonas n’en avait jamais vue auparavant. Le visage de Sheamon n’avait presque plus rien d’humain et ses yeux autrefois méfiants et incisifs, paraissaient désormais vides de toute compassion, uniquement éclairés par la haine qu’il éprouvait. Le devin sentit soudain le courage lui manquer et la peur lui ôter toute raison, mais il se força à rester debout.

Depuis le début, il avait compris que le renégat, par habitude ou par méfiance, retenait ses émotions, gardant en lui une terrible colère profondément enfouie, une soif de vengeance et une haine qui devaient le tenailler comme un océan déchainé retenu par une frêle barrière de responsabilité et de contrôle. C’était sans doute la raison pour laquelle Sheamon avait toujours l’air aussi sombre et orageux. Jonas avait également remarqué qu’en présence de Triss, ce flot de colère contenue paraissait s’apaiser. Sans s’en rendre compte, la jeune fille aidait le renégat à se stabiliser, en empêchant sa barrière mentale de se briser.

Et voilà que Triss avait été blessée et torturée devant ses yeux… Le barrage fragile qui retenait sa colère avait cédé : l’océan de haine s’était déchainé, le métamorphosant en monstre tout droit sorti des profondeurs du Tartare.

Evander, l’un des rares encore capable de résister à la pression mentale du renégat, leva péniblement son arme, le visage en sueur, pour lancer un cri de guerre aussi puissant que possible.

  • Tuez-le ! ordonna-t-il d’une voix étranglée. Avec moi, mes amis ! Pour Varenn !

Les vampires se secouèrent de leur torpeur mortelle, et les plus braves d’entre eux poussèrent des hurlements mal assurés avant de se jeter sur l’exorciste pour l’éliminer. En vain. Sans le moindre effort, la pression mentale exercée sur eux par Sheamon les submergea totalement. Ses adversaires se pétrifièrent ; Jonas s’aperçut avec horreur que leur nez commençait à saigner, tandis que leurs yeux s’éteignaient et que leurs esprits brisés s’effaçaient. Ils s’écroulèrent, écrasés autant physiquement que mentalement par la puissance de l’esprit du renégat.

De rare individus étaient encore debout, mais trop terrifiés pour bouger. Sheamon se mit alors en marche, hache dans une main et machette dans l’autre, ses deux armes étant apparues presque instantanément entre ses doigts. Tel l’ange de la mort, le renégat massacra impitoyablement tous les hommes et femmes de Varenn qui avaient le malheur de se dresser devant lui. Ils n’étaient même pas un danger, ainsi brisés par le Souffle du renégat, immobilisés par la peur… Et pourtant ce dernier n’en épargna aucun. Certains le suppliaient de les laisser en vie, mais l’exorciste paraissait désormais aussi indifférent qu’une machine sans âme.

D’autres vampires, portés par le désespoir et la colère envers cet ennemi implacable qui massacrait leurs camarades, réussirent à se dégager suffisament de son emprise mentale pour se jeter à leur tour sur Sheamon, en tentant de le submerger sous le nombre. Mais le renégat, soudain entouré d’une aura blanche presque translucide, les élimina un à un avec une précision létale, chirurgicale. Ses gestes semblaient plus rapides, presque flous, comme si le temps et l’espace n’avaient plus de prise sur lui. Les plus faibles s’effondraient d’eux-mêmes à quelques pas de lui, incapables de résister plus longtemps à cette pression mentale qui broyait leur esprit. Quand les plus forts, moins nombreux et déjà affaiblis parvenaient jusqu’à leur bourreau, c’était pour mourir sous la hache ou la lame infatigable du renégat. Progressant lentement tel un ouragan mortel, il avançait avec une régularité effrayante au milieu de la foule qui tentait de lui barrer la route. Il ne prenait même pas la peine de se protéger. Près de lui, les projectiles, toutes les armes s’effritaient, réduites en poussière par sa magie.

Jonas déglutit et s’arracha à sa torpeur pour se secouer mentalement. Il savait ce qui allait se passer. Les vampires n’étaient pas de taille contre Sheamon, et ce dernier avait perdu toute retenue. Ce ne serait pas un combat mais un effroyable massacre.

Derrière lui soudain, le rugissement de Voldra résonna de nouveau, puissant et triomphant alors qu’il dispersait pour la dernière fois le nuage de fumée et de flammes qui l’entourait. Au milieu des ruines fumantes causé par le bombardement des vampires, il se redressa sans la moindre égratignure. A cours de puissance de feu en revanche, ses adversaires commençaient à être gagnés par la panique.

  • Ne faiblissez pas ! lança Waldo, continuant à tirer de toute la puissance de sa sulfateuse sur le poitrail du dragon, sans le moindre effet. Nous devons tenir !

Voldra leva alors sa patte et broya brutalement le véhicule, Waldo et une bonne vingtaine de vampires qui eurent le malheur de se trouver à côté. Estomaqués, ceux qui avaient encore des balles s’arrêtèrent de tirer lorsque le dragon se redressa de toute sa hauteur pour les toiser, tels des insectes méprisables.

  • Vous avez frappé les premiers, vermines ! rugit Voldra avec satisfaction. Maintenant, c’est à mon tour de répliquer !

Un grondement sourd monta des entrailles du dragon, tandis que sa gueule luisait de chaleur… Jonas comprit instinctivement ce qui allait se passer, il ne fut pas le seul. La panique s’empara des vampires qui se bousculèrent entre eux en courant dans tous les sens pour tenter de quitter la place… Mais il était trop tard. Le dragon cracha un flot de flammes meurtrières qui incinérèrent le quart de la foule en un clin d’œil. Les hurlements d’agonie des vampires transformés en torches vivantes se mêlèrent aux cris de terreur des survivants qui essayaient en vain d’échapper au supplice.

  • COURREZ, SUPPLIEZ ET PRIEZ AUTANT QUE VOUS VOUDREZ ! hurla le dragon de sa voix caverneuse, détruisant les bâtiments autour de lui comme des châteaux de cartes, écrasant des dizaines de réfugiés à chacun de ses pas. CELA NE VOUS SAUVERA PAS !

Jonas assistait impuissant au macabre spectacle. L’horreur de sa vision la plus terrible se réalisait sous ses yeux désemparés. En fin de compte Forlwey n’aurait pas à raser le refuge.

Varenn cesserait d’exister dès ce soir.

Mais les agissements du dragon avaient au moins eu le mérite de stimuler l’instinct de survie du renégat et de combattre les effets du Souffle de Sheamon qui touchait tous le monde sans distinction. Autour de la plateforme, c’était le chaos total, mais heureusement leur îlot de bois était relativement épargné pour l’instant. Cela, toutefois, ne durerait pas longtemps…

  • Il faut fuir… murmura-t-il faiblement entre ses dents serrées.

Philippa, qui semblait moins affectée que les autres par la pression exercée sur leurs esprits, fut soudain prise d’une quinte de toux qui lui coupa la respiration. Le devin comprit qu’elle atteignait les limites des faibles forces qui lui restaient.

  • Il a… raison, lâcha-t-elle.
  • On va mourir si on descend de là ! protesta Naru en tremblant. Les flammes de Voldra ou le Souffle de Sheamon nous tueront !
  • Si on reste ici, on sera pris entre Charybde et Scylla… reprit Jonas, tendu. Dépêche-toi et libère Triss, Naru !

Naru, interloquée, obéit néanmoins et mit fin à son enchantement de protection, profitant de la terreur qui régnait parmi les vampires désespérés, pour agir avant qu’ils ne se relancent à l’assaut de la plateforme. Elle en profita pour briser au bout de quelques secondes les chaines de Triss avec les éclairs magiques de son sceptre. Jonas retint aussitôt la jeune fille inanimée avant qu’elle ne s’écroule, puis il la souleva pour l’installer sur le balai avec l’aide de la sorcière, qui monta dessus à son tour. Pendant ce temps, Philippa regagna le contrôle de sa respiration et les rejoignit.

  • Attends-nous à l’entrée du tunnel, indiqua Jonas à Naru avant de se tourner vers le tigre. Je ne sais pas si tu me comprends, mais il faudrait quelqu’un pour les protéger…

Le tigre grogna sourdement, mais il se changea de nouveau en chat pour sauter dans la sacoche que Naru s’empressa d’ouvrir, s’installant du mieux qu’il put pour ne pas les gêner. Tout en maintenant Triss inconsciente d’une main, la sorcière s’éleva lentement dans les airs, comme un vaisseau prêt à décoller.

  • Arrêtez !

Jonas se tourna juste à temps pour lever son fusil et parer la lame d’Evander qui butta contre son arme, en projetant des étincelles. Derrière le guide de Varenn, deux de ses camarades tenaient chacun un fusil, braquant la sorcière et l’espionne à ses côtés avant que celles-ci puissent esquisser le moindre geste. Ils tremblaient, manifestement sur le point de défaillir, mais ils n’en semblaient pas moins résolus à se battre.

Des trois cependant, c’était Evander qui avait l’air le plus conscient. Même si son visage était couvert de sueur, il conservait un sang-froid sidérant. Jonas comprit alors que c’était l’aura de leur chef qui donnait le courage à ses deux guerriers de résister à leur tour au Souffle de Sheamon.

  • Rendez-nous la fille ! lança le guide de Varenn, les dents serrées.
  • Hors de question, répliqua Jonas.

Lui et Philippa se placèrent instinctivement entre les vampires et Naru soutenant Triss pour les protéger. Evander s’apprêtait à répliquer lorsqu’il s’interrompit brusquement, une profonde détresse se lisant sur son visage.

  • Mon fils… est-il en vie ? demanda-t-il finalement dans un murmure, terrifié semblait-il, par la réponse que Jonas pourrait lui donner.

Ce dernier n’eut pas le cœur de lui cacher la vérité. Pendant cet instant, Evander n’était plus le chef impitoyable de Varenn, mais seulement un père apeuré pour son enfant.

  • Il est vivant, confirma-t-il. Aucun mal ne lui a été fait.

Le soulagement se peignit sur les traits d’Evander. Mais aussitôt après avoir enregistré cette information, le père céda sa place au guide froid et calculateur.

  • Si vous ne me remettez pas la princesse, Varenn est perdu ! les prévint-il d’un ton accusateur. Les vies de mes camarades valent-elles moins que celle de cette gamine ?

Le devin ne répondit pas. C’était inutile. Comprenant son refus, Evander reprit la parole avec insistance :

  • Si tu ne veux pas nous céder la fille, arrête-les, démon ! Ils t’écouteront ! Fais cesser ce massacre, par pitié ! Je te donne ma vie sans hésiter, si tel est le prix à payer, mais je t’en prie… sauve-les !

Jonas vit alors avec stupeur le visage d’Evander laisser transparaitre une émotion dont il n’aurait jamais cru ce dernier capable… La peur et le désespoir se lisaient sur ses traits, mais pas pour son propre destin, non… Evander était effrayé et désespéré pour ses camarades qui lui avaient confié leurs vies, ainsi qu’Ilyann, son fils… Jonas comprit alors que le vampire n’avait pas totalement menti dans son discours. Bien qu’étant aveuglé par la vengeance et sa soif de pouvoir, Evander n’avait pas un instant songé à tenter de renverser les Nocturii pour s’accaparer leur trône : il désirait ardemment le bonheur de ses camarades, mais aussi pouvoir libérer les autres esclaves. Et parce qu’à ses yeux sa quête était juste, il s’était convaincu que tous les moyens étaient bons pour l’atteindre.

En cela résidait son erreur, qui venait de condamner Varenn. C’est pourquoi, comprenant enfin qu’il avait causé lui-même la destruction du refuge bâti de ses mains, le vampire s’était résolu à supplier ses ennemis pour tenter d’épargner la vie de ses camarades en sursis...

Hélas, les habitants de Varenn avaient choisi leur destin et Sheamon la voie du sang… Une immense lassitude envahit le devin ; il sentit le poids de l’avenir peser davantage encore sur lui lorsqu’il soutint le regard d’Evander.

  • Je regrette, dit-il simplement. Je ne peux plus les arrêter maintenant. C’est trop tard…

L’espoir qui avait brièvement brillé dans les yeux d’Evander se mua alors en profond désespoir, puis en résignation et enfin en colère aveugle.

  • Alors elle mourra avec nous ! rugit-il en brandissant à nouveau son arme, tandis que ses deux gardes s’apprêtaient à tirer.

Mais soudain, un flash de lumière blanche éclata à leur gauche, les aveuglant instantanément alors que le sol tremblait violemment. Les yeux à demi clos, Jonas vit s’effondrer l’aéronef derrière eux et les bâtiments aux alentours à cause du tremblement de terre magique que venait de provoquer Sheamon qui continuait son massacre, aveugle à tout le reste. Les survivants furent ainsi noyés par des nuages de poussière, tandis que certains furent écrasés par les débris. Bientôt, la visibilité sur la place se réduisit aux contours de la plateforme, comme si le monde autour s’était complètement évanoui. Seuls les cris des vampires et les bruits de destruction, ponctués par les flashs blancs de la magie du renégat et les flammes de Voldra, témoignaient du chaos à l’extérieur engendré par les deux destructeurs qui continuaient leur funeste œuvre.

Le séisme eut cependant pour effet de déséquilibrer les gardes d’Evander l’espace d’une seconde, les forçant à reculer en levant instinctivement leurs armes pour garder l’équilibre. Jonas pointa son fusil vers l’un des deux avant de tirer, creusant un large trou dans sa poitrine.

  • Envole-toi, Naru ! s’écria-t-il.

La sorcière se secoua et, estimant qu’elle était à la bonne hauteur, éperonna son balai qui fila dans le ciel au-dessus de la place en ruines avec Triss dans ses bras. Evander réagit et frappa le fusil du devin d’un arc de cercle avec son épée, l’arrachant aux mains de Jonas pour le projeter hors de l’estrade. Désarmé, ce dernier se prit un violent coup de pied dans le ventre qui l’envoya rouler au sol, le souffle court et plié en deux par la douleur. A demi évanoui, il vit Philippa bondir et percuter Evander de toutes ses forces. Le chef de Varenn s’effondra. Le second soldat voulut arrêter l’espionne, mais elle ne lui laissa pas le temps d’agir et lui embrochant le cœur d’un geste rapide.

Evander se releva d’une roulade, mais dut reculer aussitôt pour éviter une nouvelle attaque de Philippa. Il laissa échapper un grondement de colère quand il s’aperçut que Naru s’enfuyait dans les airs avec Triss, hors de sa portée.

  • NON ! rugit-il en se jetant sur la shinobi, ivre de rage.

Celle-ci bloqua son attaque : les deux adversaires restèrent ainsi pendant quelques secondes, lame contre lame, tremblant tous les deux sous la pression que chacun exerçait sur l’autre. Puis les deux combattants rompirent simultanément l’engagement pour aussitôt entrechoquer à nouveau leurs armes dans une danse d’attaques et de parades savamment élaborées, enchainant des coups d’une violence inouïe grâce à leur force surhumaine. Jonas, qui se remettait avec peine de sa blessure, observa avec stupéfaction la puissance et la rapidité de ce combat qui le dépassait.

Pourtant, Philippa paraissait sur le point de perdre, ses dernières forces semblant s’amenuiser rapidement, tandis qu’Evander, gagnant du terrain, s’autorisait un sourire confiant. Il semblait avoir décidé que s’il ne pouvait pas tuer Triss, il se vengerait sur son amie et le devin.

  • Tu es forte, jouet des nosferatus ! la provoqua-t-il.

Il réussit soudain à bloquer la lame de son adversaire, pour lui assener un violent coup de tête qui la projeta à terre. Philippa se redressa en crachant du sang, violemment secouée par une quinte de toux. Jonas voulut se porter à son secours, toutefois il était encore sonné… et surtout, il était désarmé. Evander n’aurait fait qu’une bouchée de lui. Le devin aperçut alors un hachoir à deux mètres de lui et se traina dans sa direction en essayant de rassembler ses esprits.

  • Tu sais qui d’autre est puissante, espionne ? continua le guide de Varenn, absorbé dans son combat et bien décidé à se venger de ses échecs sur Philippa. La fille Nocturii… Et pourtant, je l’ai humiliée et torturée comme personne avant moi n’avait osé contre un membre de la royauté ! Elle a hurlé, tu peux me croire… Elle a pleuré comme une petite fille apeurée, elle m’a supplié de la tuer…

Evander voulait la provoquer afin qu’elle perdît le contrôle d’elle-même… Il semblait être parvenu à ses fins. Philippa s’était figée, son regard se teintant d’une sombre folie meurtrière, similaire à celle qui secouait Sheamon. Lentement, elle se releva comme une possédée. Son épée lui échappa des mains, et ses yeux devinrent comme aveugles au monde qui l’entourait.

  • Ne tombe pas dans son piège ! l’avertit Jonas d’une voix encore étranglée.
  • Je lui ai d’abord infligé cent coups de fouet qui lui ont déchiré le dos. Elle guérissait, bien sûr, mais la douleur et l’épuisement s’accumulaient. Et puis, je l’ai marquée comme une esclave du symbole de sa famille, au fer rouge. Tu aurais dû voir sa tête ! Elle était pitoyable… comme un pauvre petit oiseau aux ailes brisées.

Le vampire se tenait à un mètre de Philippa quand cette dernière fit un pas vers lui, le visage inexpressif. Avec un rictus triomphant, Evander décrivit alors un arc de cercle avec son arme pour décapiter son adversaire, qui semblait toujours figée dans le temps. Un cri se forma dans la gorge de Jonas, qui vit la lame s’avancer au ralenti jusqu’à atteindre le cou de Philippa…

Et s’arrêter net, tandis qu’un filet de sang coulait de la légère entaille ainsi causée sur la peau de Philippa, sous les yeux stupéfaits de Jonas. Il s’aperçut avec surprise que le vampire n’avait pas sciemment arrêté sa lame. Son visage était marqué par la surprise et l’effort qu’il déployait en vain pour extirper son bras de la poigne de fer exercée par Philippa sur son poignet. Ni le devin, ni le guide de Varenn, ne l’avait vu bougé. La haine absolue qu’elle éprouvait contre son adversaire avait annihilé sa fatigue : à cet instant, elle semblait même plus forte que lui !

Evander leva son poing pour la frapper, mais Philippa réagit à son tour en bloquant sa main. Elle le tenait désormais par les deux poignets, l’immobilisant totalement. Le visage du vampire se contracta, son expression de suffisante satisfaction se transformant en frustration inquiète.

  • Continue… gronda Philippa d’une voix blanche. Raconte-moi toutes les tortures et les souffrances que tu lui as infligées… pour que je puisse te les rendre au centuple !

Jonas entendit distinctement le terrible craquement des os qui se brisaient et des jointures qui se disloquaient quand Philippa resserra sa prise. Evander laissa échapper un cri étranglé et tomba à genoux, ses mains pendant inutilement le long de son torse. Il n’eut pas le temps d’esquisser le moindre geste, que Philippa se jeta sur lui avec une violence inouïe, le renversant sur le dos avant de plonger ses canines effilées dans la gorge de sa victime. Evander tenta bien de la repousser, mais ses mains ne lui répondaient plus et la prise de Philippa était tout simplement trop forte. Il se débattit de toutes ses forces en serrant les dents tout en poussant des mugissements étranglés. Brusquement, l’espionne se redressa, grondant comme un chat sauvage, arrachant au passage la moitié de la gorge d’Evander qui étouffa dans son propre sang.

  • Ça c’est pour Triss ! hurla-t-elle en écrasant son poing sur le visage d’Evander.

Le sang gicla, les cris et les gesticulations de sa victime redoublèrent, mais cela n’empêcha pas Philippa de frapper encore et encore son adversaire à terre, avec une puissance telle que Jonas entendit de nouveau les os craquer et la chair se déchirer. Il détourna le regard, en proie à un haut le cœur. Chaque coup résonnait dans sa tête comme le son d’un marteau sur une enclume.

Les jambes d’Evander qui tressautaient comme des poissons hors de l’eau ne tardèrent pas à se figer, tandis que le corps du guide de Varenn se raidissait progressivement. Philippa, emportée par sa furie, continua de marteler mécaniquement un cadavre, les poings déchirés et couverts de sang, celui de sa victime et le sien mêlés. Ce déchainement de violence l’avait aussi blessée aux bras et elle avait l’air trop épuisée pour que ses blessures se refermassent d’elles-mêmes. Pourtant, elle s’obstinait à frapper Evander, ou plutôt ce qu’il restait de son visage…

Jonas se leva alors d’un pas incertain, bien décidé à l’empoigner pour mettre fin au macabre supplice. Mais Philippa le repoussa avec violence en criant comme un animal enragé et continua de frapper le cadavre d’Evander comme si sa vie en dépendait. Profitant d’un instant d’inattention de l’ancienne espionne, le devin parvint à la prendre dans ses bras et la souleva du sol pour l’éloigner. Elle hurlait et se débattait de toutes ses forces, grondant et griffant, mais Jonas tint bon. Epuisée par ce dernier combat, elle n’était plus de taille contre lui. Bientôt, Philippa cessa de résister, presque inerte. Il s’aperçut alors qu’elle pleurait…

  • Triss… murmurait-elle faiblement. Oh, Triss…
  • Elle ne craint plus rien, maintenant… la rassura Jonas. C’est terminé…

Philippa voulut répondre, mais elle s’évanouit dans ses bras. Jonas la souleva et déploya ses ailes de démon. Il fut tenté de jeter un coup d’œil vers le cadavre d’Evander, mais cette simple pensée faillit le faire vomir.

Alors, d’une impulsion, il se propulsa dans les airs pour s’élever au-dessus du brouillard de poussière et vola en direction du tunnel qu’il apercevait à travers l’épais nuage de fumée s’élevant au-dessus de Varenn… Ou, plus exactement, de ce qu’il en restait…

A l’ouest, écrasant bâtiment après bâtiment avec une méthodique régularité et une sadique satisfaction, Voldra donnait la chasse aux survivants qui essayaient en vain de lui échapper. Il noyait les rues sous ses flammes, réduisant en charpie chaque édifice d’un coup de patte ou de queue ravageur. Quant à Sheamon, Jonas ne pouvait plus le voir. La fumée et l’incendie lui masquaient la vue. Seuls des flashs de lumière blanche çà et là témoignaient encore de sa présence, continuant son travail macabre…

Jonas détourna les yeux, incapable de supporter plus longtemps la vue du carnage. Car au-delà de l’horreur qu’elle lui inspirait, c’était aussi la vue de son propre échec qu’il n’arrivait pas à assumer. Le devin avait cru qu’il pourrait sauver des vies et éviter ce déluge d’atrocités ce soir. Les vampires de Varenn en étaient bien sûr les premières victimes, mais Triss, Naru, Philippa, Sheamon et lui, en seraient marqués à jamais. Maintenant, le désastre qui s’étalait sous ses yeux le forçait à accepter la réalité.

Il avait échoué.

A suivre...

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