Chapitre 13

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Le mariage arrive à toute vitesse. D’ici quelques jours, je serai Fraya, femme de Flock. En attendant, je suis cantonnée à la maison, encore une fois entourée d’enfants et de vieilles qui essayent de me donner des conseils inutiles ou radotés encore et encore tandis que le reste de la ville est dans les champs et dans les bois pour finir les moissons et récolter les dernières baies avant que l’hiver n’arrive. Je ne peux sortir qu’entourée de gardes ou de Flock. J’étouffe ainsi enfermée, mais personne ne m’écoute. Je me terre donc dans mon silence et dans mes pensées, ce qui a un peu plus d’effet que les cris et les colères. Si le bébé ne bougeait pas et ne me faisait pas parfois bouger, je resterais toute la journée allongée dans le lit à regarder le plafond. J’ai perdu l’envie de me battre et l’énergie qui me caractérisait il y a encore un an.

Je sais que Flock s’inquiète de plus en plus. Il a délaissé les champs et reste avec moi. Je suis lasse de rester à l’intérieur et il le sait. Alors il me fait sortir le plus souvent possible mais toujours sous bonne garde. Je ne veux plus voir toujours les mêmes visages, ne plus voir mes amis et être tenue éloignée de la vie qui bout en ville.

Aujourd’hui, par une fenêtre ou la porte dérobée que j’ai découverte en tournant une énième fois dans la grande maison, gênée par mon ventre qui s’arrondit de plus en plus, je m’échappe. Je cours jusqu’à perdre mon souffle vers les bois. Je connais chaque ronde, chaque patrouille et les moments de relâche et j’en profite.

Dans la forêt, je me fais discrète et me faufile entre les cueilleurs. Ma robe verte m’aide à me camoufler. J’avance loin sous les arbres. Seul le chant des oiseaux se fait entendre. Le pied léger, je retrouve ma joie de vivre. Je me ressource, perdue dans un océan émeraude qui me rappelle un regard bien connu.

D’un coup, au loin, j’entends une voix crier mon nom. J’hésite à répondre. Je me sens si bien. Je ne veux pas retourner dans cette maison de bois sombre avec des vieilles et des gamins qui aspirent ma vie plus vite qu’une abeille butine une fleur. La voix se fait à nouveau entendre. Non ! C’est trop tôt ! Je ne peux pas rentrer. J’en suis juste incapable. Une deuxième voix m’appelle à son tour. Puis une troisième, une quatrième et ainsi de suite jusqu’à ce que l’ensemble de la ville hurle après moi. Je me remets à courir quand elles s’approchent.

Et puis il fait noir.

Je reviens à moi sur le lit le plus inconfortable que j’ai jamais connu. Je reste immobile, feignant d’être toujours évanouie pour analyser mon environnement. Autour de moi, j’entends le chant des oiseaux mais il est atténué, ce qui veut dire que je suis à l’intérieur. J’entends également une respiration, nettement moins éloignée et roque. Il s’agit sans doute d’un homme. L’odeur qui règne est celle de la charogne. Plusieurs animaux sont morts ici et pas récemment. Sous moi, je sens des draps rêches sur des brins de paille. Ma robe m’a été enlevée et seul un voile me recouvre. Je ne sais pas où je suis et je n’aime pas ça.

Lentement, prudemment, j’ouvre un œil. La cabane de bois n’est pas très grande. Le lit sur lequel je suis allongée prend presque toute la place et l’embrasure laisse apparaitre une autre pièce à peine plus grande, une table et une chaise sur laquelle est posé un mastodonte. Je le reconnais. C’est Gunter. Flock l’a banni il y a quelques années à cause des dégâts qu’il faisait. Une force de la nature, dirigée seulement par un esprit étriqué et avide de pouvoir. Il veut la place de Jarl. Et je comprends que c’est pourquoi je suis ici. Je vais servir de monnaie d’échange contre la position tant désirée.

Dans un grognement, la brute se lève et marche vers moi. Je ferme les yeux et prie pour qu’il ne me fasse pas de mal. Il s’arrête et me met un baffe assez forte que pour ma tête aille cogner contre le mur. Sonnée, il m’est impossible de jouer les innocentes. Je pose ma main sur la bosse qui commence à enfler sous mes cheveux en le regardant le plus méchamment possible. Il rit et de sa grosse voix, il commence son monologue sur son plan génial.

J’avais raison, il ne m’a enlevée que pour devenir Jarl. C’est vrai que son plan est astucieux mais il oublie quelque chose. Je suis capable de tout pour me protéger, aider Flock et garder mon bébé dans mon ventre jusqu’à ce qu’il vienne de lui-même au monde. Il me recommande de dormir quelques heures car une longue marche nous attend jusqu’à la ville. Très bien. Il me suffit juste d’attendre qu’il s’endorme assez profondément que pour me permettre de m’enfuir. Ce n’est pas une bonne idée de vagabonder dans les bois au milieu de la nuit mais je n’ai pas d’autre solution.

Les heures passent et il s’est enfin endormi. Sa grosse tête rabattue sur son imposante poitrine, il ronfle assez fort que pour tenir éveillé un narcoleptique. Je marche le plus doucement possible sur les planches inégales, passe sous la table en me racrapotant autant que mon ventre me le permet et me glisse par la fenêtre ouverte. Je n’essaye même pas la porte. Elles ont toujours l'art d'être trop lourdes et trop bruyantes.

Une fois dehors, je devine où sont les nombreux pièges qui ont été posés pour éviter toute intrusion et toute sortie inopportune. J’en évite la majorité mais je perds un temps précieux dans un trou, à m’accrocher aux branches pour me sortir de là. Après avoir vérifié que ceux-ci se font plus rares et ne servent plus qu’à la chasse, je me mets à courir, aidée par les étoiles qui percent difficilement le feuillage.

Je me prends les pieds dans quelque chose de doux et mou. En me relevant, je remarque qu’il s’agit de ma robe. Cette brute m’a déshabillée avant de m’emmener ? Je craints le pire. Que m’a-t-il fait pendant que j’étais inconsciente ? Je ne sens rien de particulier entre mes cuisses mais je ressens une douleur dans le bas de mon ventre. J’ai peur. Je passe ma robe et j’entends le premier chant des oiseaux. Le peu de temps que j'avais pour m'échapper est presque écoulé et il faut que je parte le plus vite possible.

Mon ventre tire et mes cuisses protestent contre l’effort insoutenable que je leur impose. Je ne me permets aucune pause, courant aussi vite que possible dans les bois. Au loin, j’entraperçois les fumées des cheminées des premières maisons. Des gardes tournent, je les vois aux couleurs vives de leurs tuniques. Je ralentis à peine et me mets à crier à pleins poumons ou du moins ce qu’il m’en reste. Ils m’entendent mais moi je n’entends pas les pas lourds qui font trembler le sol sous mes pieds.

Une masse s’abat vers mon crâne et je l’évite de justesse. Gunter m’a suivie, sans doute alerté par le chant des oiseaux qui fuyaient mon passage. Sa grosse main m’attrape par les cheveux et me tire vers lui. Un cri de douleur passe mes lèvres. Les garde accourent vers nous mais Gunter les balaye d’un coup de massue. Certains se cognent aux arbres et s’évanouissent mais la majorité atterrit sans problème dans l’herbe.

Au loin, des cris retentissent et un troupeau de personnes ne tarde pas à arriver, Flock en tête. Je vois le soulagement dans ses yeux avant qu’il ne remarque ma robe déchirée et Gunter qui me tient toujours par les cheveux. La rage gagne son visage et il se met en position de combat. Au moment où il se lance, Gunter met un couteau sous ma gorge, le stoppant net dans son élan. Je le vois hésiter, il ne veut nous mettre en danger. Le reste des guerriers nous encerclent, prêts à se jeter sur le traitre.

Du coin de l’œil, je fais comprendre à Heimden de m’envoyer une arme. Profitant de l’angle mort de mon tortionnaire, il s’approche mais pas trop et envoie une petite dague au moment l’intrus se retourne et m’entraine avec lui. Je suis le mouvement et me lance sur la lame en prenant garde de ne pas me blesser. Heureusement pour moi, il ne remarque rien, trop concentré à dévisager la troupe autour de nous et à lui grogner dessus. Téméraire, Flock en profite pour lui sauter dessus. Un peu trop bruyant, il évite de justesse le coup de la brute. Je retiens un hurlement de terreur pure qui coule dans mes veines.

Grisé par la perspective d’une belle bagarre, Gunter se vante de m’avoir déshabillée et violée durant des heures, pendant que j’étais évanouie. Ma peur s’agrandit et je sens le sang quitter mon visage. Flock me regarde, aussi effrayé que moi. Cependant, la peur laisse rapidement place à la rage. Je me redresse tant bien que mal, gênée par sa poigne et par mon ventre. Riant de plus belle, cette brute immonde ne se rend pas compte de la menace qui s’approche de lui. Je sors la dague des plis des lambeaux de ma robe et le lui plonge une première fois dans le ventre. Bien aiguisée, elle pénètre dans la chair et dans la graisse comme dans une viande tendre bien cuite. Je la ressors aussi vite qu’elle est entrée et la replonge dans sa poitrine, ratant son cœur d’un cheveu.

S’il n’a pas senti le premier coup, le second le marque. Son rire s’arrête net, ses yeux s’agrandissent, ses narines se dilatent et ses mains se resserrent sur ma gorge. Gardant ma respiration sous contrôle du mieux que je peux, je plonge la dague une fois de plus en lui, juste sous l’aisselle. Je touche une grosse veine et le sang commence à inonder sa blouse. Dans ma rage, je ne me rends pas compte que je continue de le poignarder jusqu’à ce que ses doigts me lâchent et qu’il s’effondre sur le sol rougi par l’hémoglobine. Ma robe verte est devenue du même rouge ignoble. Les différentes blessures laissent le sang couler, marquant ma peau de jets rubis.

Des bras fermes me prennent doucement par la taille et me tirent en arrière. La vision troublée par la colère, je remarque juste qu’on me sépare de ma proie alors qu’elle vit encore. Je tente de donner un coup mais ne rencontre que du vide. D’autres mains me saisissent les membres et m’emmènent plus loin. Je hurle de rage, me débats mais n’arrive à rien d’autre qu’à me faire mal. Dans mon ventre, le bébé bouge et me brise littéralement en deux et me ramène à la réalité. J’arrête de me débattre, pantelante.

Délicatement, on m’assieds par terre et Flock se penche sur moi. Il m’enlève la dague que je serre toujours fermement dans mon petit poing. J’ai l’impression qu’on m’arrache une partie de moi-même mais je comprends que c’est nécessaire. Je ne veux pas lui faire de mal alors je le laisse faire ce qu’il veut. Il parle mais je l’entends à peine.

Dans la petite clairière, les guerriers se sont regroupés autour du corps de Gunter qui finit de se vider de son sang. Depuis quelques années, on le pensait manipulé par les Elfes noirs ou au moins par Loki mais aucun d’entre eux n’irait faire une telle erreur face à une femme enceinte, enragée par des semaines à rester enfermée dans une maison, entourée de vieilles et de gamins, et violée qui plus est. Le respect se lit dans leurs yeux. La femme du chef sait se défendre et c’est bien. Plus une femme sait se battre, plus elle est difficile à dompter, meilleure elle est. Mais ici, la situation est différente. C’est une femme forte et pourtant si douce et compatissante qui a porté les coups fatals.

Du coin de l’œil, les guerriers me dévisagent mais je ne ressens aucune gêne ni aucune honte. Le son m’est revenu et j’entends Flock me calmer avec ses mots qui font toujours mouche. Sans l’écouter, je m’apaise et cherche son contact pour me rassurer. Il comprend et me prend dans ses bras. Tendrement, il se redresse en me serrant fort contre lui et on retourne vers la ville.

Dans les rues pleines de gens affairés, les regards se font choqués quand ils se portent sur moi, couverte de sang, la robe déchirée à peine reconnaissable. Tarin, Ygri et Higre éloignent les curieux et nous dégagent un passage. Dans la grande maison, un bac d’eau chaude nous attend. Enlevant les derniers lambeaux de tissus, Flock me pose une minute à terre, le temps qu’il se déshabille et vérifie la température de l’eau. À nouveau dans ses bras et avec l’eau chaude qui enlève la crasse de ma course et de la bagarre, je me sens en sécurité. Nous restons silencieux, on sait qu’il n’y a pas besoin de parler pour se comprendre. Lui aussi a bouilli de rage quand Gunter a révélé les atrocités qu’il m’a faites, mais j’ai été la plus rapide et la plus violente, inversant nos rôles.

Avec ses grandes mains, il me lave et masse mes muscles douloureux. Le bébé a lui aussi comprit qu’il n’y avait plus de danger et on voit juste une faible bosse quand il donne un coup. Des larmes coulent sans bruit sur mes joues. Je fuis le regard de mon fiancé. Il ne sait pas que je suis partie parce que je me sentais lentement mourir dans mon enfermement et que je me sens coupable maintenant d’être ainsi partie sans rien dire et de nous avoir mis en danger. Son doigt suit la marque de mes larmes et sa bouche rencontre la mienne avec douceur. Épuisée, je finis par m’endormir dans ses bras qui continuent à me masser dans l’eau refroidissante.

Le lendemain, je n’arrive plus à bouger. Mes membres sont gourds et douloureux. Flock reste avec moi une grande partie de la journée mais il finit par aller veiller à ce que la dépouille de Gunter soit brulée correctement. J’ai envie de sortir mais j’ai peur. Les filles viennent me tenir compagnie et éloignent les enfants et les anciens. Il est temps qu’on me laisse un peu tranquille avec ces préoccupations inutiles. À la place, on parle de mariage et de l’avancement des deux que nous allons célébrer dans la semaine. Tarin et Heimden passeront à l’acte demain, Flock et moi trois jours plus tard. Ça fait du bien de voir d’autres personnes et de parler de choses tellement plus faciles. On parle, cout un peu, finissons les deux robes et l’organisation que nous voulons.

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