Chapitre 14

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Ce matin, j’arrive à me lever seule, mes jambes protestent encore sous le poids de mon corps mais ne flanchent pas. Flock m’aide à marcher et m'évite tout effort trop important. Je peux donc tout faire sauf porter un objet aussi petit qu'il soit et de marcher trop longtmeps. En deux jours, la ville s’est transformée en un magnifique cadre nuptial. Des fleurs blanches sont accrochées aux portes et aux fenêtres, des fanions de branches et de tissus pendent entre les maisons. C’est magique et ça montre les liens de la ville avec Tarin et Heimden. Lentement, je rejoins la future mariée chez ses parents. Flock se dirige vers la maison neuve des futurs époux où l’attendent les hommes du clan.

Dans la maison, un déchainement de femmes bat son plein et me bouscule un peu. Je trouve un endroit un peu plus calme et regarde le remue-ménage de loin. Dans mon dos, je sens deux mains tremblantes et moites se poser. Je sursaute, me retourne et découvre la mariée, les yeux cernés et inquiets. Je comprends son état, c'est le stress du grand jour. Sans dire un mot, elle pose ses doigts sur mon ventre puis sur le sien, les yeux exorbités. Pas besoin de mots : elle attend un enfant, elle aussi. Un bébé de l’été, tellement rares. Je lui souris, lui prend la main et l’éloigne un peu de l’excitation ambiante.

Dans le petit espace qui sert de jardin privé, un courant d’air frais nous apporte la fraicheur de la mer qui se rafraichit à l'arrivée de l’hiver. Les dernières légumineuses donnent leurs derniers fruits colorés et l’herbe commence déjà à roussir. Lui tenant toujours la main, je rassure la future mariée. Bien évidemment, son stress est deux fois plus fort que le mien. En plus de son mariage, elle va devoir gérer une grossesse et les souvenirs de l’enfant qu’elle a perdu sous les coups de son futur époux remontent à la surface. Des larmes coulent et un sanglot secoue sa poitrine généreuse. Avec un élan tout maternel, je la prends dans mes bras et la console, la rassure et lui dis les mots dont elle a besoin pour surmonter cette journée.

À l’intérieur, on l’appelle. Elle me regarde avec un regard effrayé. Mais je reste imperturbable et l’aide à rentrer. Sa mère est dans tous ses états, s’affolant dans tous les sens. On descend la robe de la chambre de jeune fille pendant que nous prenons le bain cérémonial, aidons Tarin à la passer et à la coiffer avec un ruban couvert de perles blanches. Avec un peu de couleurs obtenues à partir de pigments sur les joues et sous les yeux, elle devient une magnifique mariée. Toutes les femmes s’arrêtent, regardent le résultat de leurs efforts et poussent un soupir béat. Elle est prête.

Elle me lance un coup d’œil plein d’inquiétudes et je la rassure d’un sourire. Un autre éclaire son visage et quelques sanglots retentissent, sortant tout droit d’une mère qui sait qu’elle va perdre sa fille pour un homme. Je me demande comment elle réagira quand elle apprendra qu’elle va être grand-mère et je ris sous cape en devinant l’expression qu’elle aura.

Au loin, un gong retentit. Il est l’heure. Toutes, elles quittent la maison trop étroite pour accueillir autant de monde, ne laissant derrière elles que Tarin, sa mère et moi, sa demoiselle d’honneur. La future épouse nous fait un câlin à toutes les deux, retient ses larmes de justesse, passe à sa ceinture les clés de sa future maison et passe la porte la tête haute. Je prends la main de la future grand-mère et l’entraine à la suite de la promise.

Toute la ville s’est rassemblée sur la plus haute colline de la région, décorée de blanc pour l’occasion. Tout en haut, Heimden se tient droit, Flock derrière lui, dans sa plus belle tenue de Jarl. Je prends la tête de notre trio. La mère de Tarin monte et passe le relais à son mari qui va conduire la future devant le chef. En tant que témoin, je monte la première, accompagnée par Hans, désigné comme second témoin.

La montée me semble interminable. J’ai le souffle court et mon ventre me fait comprendre que c’est un peu trop d’efforts en si peu de temps. Et il faudra que je la remonte dans trois jours. J’ai mal à l’avance mais j’arrive à atteindre le sommet sans m’effondrer. Heureusement que j’ai pu prendre appui sur mon compagnon. Flock me regarde avec inquiétude mais son visage ne laisse rien transparaitre. Je me place à sa droite, Hans à la gauche de Heimden et nous regardons Tarin et son père monter. Comme moi, son visage pâlit de plus en plus à force de grimper. Elle embrasse son paternel qui met sa main dans celle que tend le futur époux.

Ensemble, ils se tournent vers Flock. Celui-ci se met à réciter un discours sur l’importance de l’amour et des devoirs des époux l’un envers l’autre. Il passe un bon moment à me regarder pendant qu’il parle. Il en vient même à oublier une partie de phrase, ce qui fait que le reste semble incohérent. Je lui murmure de la reprendre depuis le début. Il s’exécute en rougissant, faisant rire une assemblée jusqu’à présent bien trop calme, mais il parvient au bout en gardant une grande part de son orgueil intact.

Puis vient le tour de Heimden. Ses paroles sont tendres mais sont teintées la culpabilité de ce qu’il a fait à celle qui sera son épouse dans quelques minutes, il y a presque un an. Beaucoup de larmes coulent, que ça soit devant Flock ou dans la foule. Il faut un bon moment pour que tous se calment et reprennent leur souffle, dans l’attente de ce que Tarin va déclarer.

Enfin, elle prend la parole. Sa voix tremble, revient sur les événements de ces trois dernières années, étonnant plus d’une personne au passage. Puis, étonnant tout le monde, elle annonce sa nouvelle grossesse. En quelques mots, elle fait tomber le grand gaillard à genoux, les mains posées sur le ventre encore plat et l’embrasse. À nouveau, les larmes coulent, accompagnées de hurlements de joie.

À la fin, Flock passe le ruban autour des mains des mariés, même si Heimden reste à genoux à côté de Tarin, et les déclare mari et femme. Posant une main sur l’épaule du marié, il l’incite à se relever pour embrasser sa nouvelle épouse, ce qu’il fait avec réticence. Encore une fois, les cris allègres s’élèvent vers le ciel. On porte les mariés en triomphe jusqu’à la grande salle où les sacrifices pour Frigg et Freyr les attendent. Plus lentement, Flock et moi descendons à notre tour, bras dessus bras dessous. Il me murmure qu’il m’aime et caresse mon ventre où notre enfant grandit et bouge beaucoup.

La grande salle est pleine de personnes hurlantes, chantantes et un peu beaucoup trop ivres. Les jeunes mariés semblent au summum du bonheur et rayonnent plus fort que le soleil couchant qui faiblit à l’horizon. Pour ma part, je me tiens un peu à l’écart, avec les autres filles qui viennent de se fiancer ou qui se marieront dans les deux prochains jours. Comme chaque année, la période faste de l’été touche à son terme et tout le monde se marie en trois jours. Seuls Flock et moi nous marierons le premier jour de l’hiver.

À ce que je sache, c’est la première fois qu’un Jarl se marie en dehors des vetrnoetr depuis que cette ville existe. Comme fiancée, je n’ai pas le droit de boire autre chose que de l’eau préalablement bouillie pour protéger le bébé et ma fertilité. Nous ne mangeons que du pain et un peu de fromage pendant que nos hommes et le reste de la ville se saoulent à la bière et à l’hydromel et se goinfrent de viandes et de céréales. C’est injuste mais je ne vais pas commencer à tout changer maintenant. Ce n’est pas encore le moment pour ça.

Plus les heures passent, pire c’est. Vu que mon petit groupe est le seul à avoir encore toute sa tête, on s’arrange pour éviter les bagarres, les couteaux volants et autres démonstrations un peu trop violentes ou choquantes. De tous, je ne sais pas dire lequel est le pire. Hans qui veut montrer son sexe toutes les deux minutes. Ou Flock qui défie hommes et dieux au corps à corps tout en me tripotant devant tous les yeux rieurs et ivres. Ou Heimden qui ne contrôle plus lui non plus ses pulsions sexuelles et qui cherche à baiser une Tarin un peu trop bourrée que pour se rendre compte de ce qu’ils font au milieu de la salle. Ou encore Ygri qui passe de genoux en genoux, la proposition salace d’une nuit sur le bout des lèvres.

Finalement, je renvoie les jeunes mariés chez eux, les accompagnant jusqu’à leur nouvelle maison, m’assurant que Mjulnir est bien sous les draps et je file plus vite qu’une flèche avant de me retrouver dans une orgie.

Dans la salle, les pauvres filles ont perdu tout contrôle sur la situation en mon absence : les chopes volent, les coups se perdent et les mouvements des corps dans les coins sombres me cachent rien des activités qu’ils font. Reprenant les choses en main, je renvoie chez eux (non sans quelques insultes avinées et gestes obscènes) les fauteurs de trouble, arrête les dernières bagarres (me prenant au passage quelques coups bien placés qui font un mal de chien), stoppe net les couples en veillant à ce qu’ils soient couverts en repartant et trouve finalement mon futur mari étalé à côté de la cheminée, regardant les flammes comme s’il lisait quelque chose dedans. Je le remets sur ses pieds et demande aux filles de raccompagner leurs fiancés et les derniers convives pendant que je le mets au lit.

Ce n’est pas joli-joli à regarder : un cocard s’épanouit sur son œil gauche, un autre sur la pommette opposée, ses bras sont couverts de coups de couteau et ses yeux sont tellement vitreux que je ne sais même pas s’il voit encore quelque chose ou non. Je le déshabille mais la tâche se complique sans son aide. Au contraire, c’est à moi qu’il cherche à enlever les vêtements et non les siens mais ses gestes sont gourds et ses bras retombent sans cesse dès qu’il me touche. Je finis quand même par obtenir ce que je veux et constate l’entièreté des dégâts : il doit avoir au moins deux côtes fêlées, des hématomes absolument partout, au point que je me demande comment il les a obtenus, et une trace de morsure d’un adulte sur la cuisse.

Avec un soupir découragé, je vais chercher les onguents pour le soigner, mais monsieur ne veut plus me lâcher et me suit, nu et accroché à ma taille, sur tout le chemin rendu presque impraticable par les excès de la soirée. Je le force à me laisser faire et, grâce à l’alcool, il ne sent rien pendant que je recouds sa morsure. Il finit par s’endormir comme une masse au milieu du lit et je décide que son grand fauteuil fera l’affaire pour cette nuit. En trente secondes, je m’effondre de fatigue.

Le chant du coq est douloureux mais je ne suis pas la plus à plaindre. Quand la ville se réveille, on entend partout des gémissements de douleur et des cris horrifiés des amants d’une nuit qui n’auraient pas dû finir ensemble et comment ils ont passé la nuit ensemble. On pourrait se dire que ça leur suffira et qu’ils ne recommenceront pas ce soir, mais ce sont des Vikings et par Thor tout-puissant, il feront la même chose encore durant les deux prochains jours.

Deux mariages sont au programme aujourd’hui. Moins beaux et moins prestigieux que celui d’hier, les festivités sont un peu moins fournies mais restent magnifiques. Les futurs mariés ont décidé de se marier ensemble, en une seule cérémonie et non en deux comme beaucoup le préfèrent. En tant que fiancée du chef, je suis au premier rang, ce qui m’empêche un peu de voir les gueules fracassées et encore ivre de la veille ou avec une gueule de bois magistrale. Mais à voir celle de Flock qui a supporté sans broncher ma mauvaise humeur causée par les conditions de mon sommeil et de son comportement d’hier, ça ne doit pas être très glorieux. Comme à peu près tout le monde, je n’écoute pas vraiment. Les mariées sont très belles, les mariés nettement moins. L’un a le visage tuméfié et bleu, l’autre a du mal à tenir debout seul et grimace constamment.

On prend les mêmes et on recommence ! Si ça continue comme ça, ils vont vider toutes les réserves de boisson de la ville ! Et le garde-manger, aussi, probablement... Ce soir, Flock ne boit pas, il a retenu la leçon d’hier. Cependant, ça ne l’empêche pas de faire l’idiot avec ses copains pendant que je m’ennuie comme un rat perdu au fond d’une cale vide... Les nouveaux mariés se fichent bien de ce que fait le reste de la salle, trop occupés à essayer de s’échapper pour rentrer chez eux forniquer, mais ils sont toujours bloqués par quelqu’un un peu trop alcoolisé qui veut les faire boire. Au moins, demain, ils auront la paix, comme Tarin et Heimden qu’on n’a pas vus de la journée, même si certains bruits courent qu’ils ont couché comme des bêtes toute la journée. Encore une fois, trop de personnes sont trop saoules et deviennent trop violentes alors je joue à nouveau les pacificatrices et sépare les bagarreurs et les couples qui se cachent dans les coins.

Au milieu de la nuit, Flock s’énerve parce que trop de monde s’attarde, qu’il y a encore un mariage demain avant le nôtre après-demain et qu’il se rend compte que ça dégénère complètement. Alors il saisit tout le monde par le cou et les jette dehors sans ménagement. Je soupire de bonheur quand le calme s’installe enfin dans la grande salle. Il avance vers moi, me prend dans ses bras pour me faire un câlin, soupire à son tour, m’embrasse doucement et nous dirige vers notre chambre où un doux feu réchauffe l’atmosphère avec ses couleurs chatoyantes. Ça fait du bien.

Je me rends compte que je dors debout et sursaute quand ses lèvres trouvent un téton déjà tendu de désir. Je le repousse gentiment en gloussant. Il est tard, je voudrais dormir quelques heures si je dois encore une fois rester éveillée durant une éternité quand tous s’amusent et à regarder qu’il n’y ait pas trop de débordements. Je suis épuisée, mais il ne semble pas le comprendre. Il me prend par la taille, dépose un baiser dans ma nuque juste pour voir le frisson parcourir mon corps et fait remonter ses mains sur ma poitrine. Je me dégage encore une fois, enlève ma robe et me couche sans plus de cérémonie. Je sais qu’il n’est pas content, qu’il voudrait bien me faire l’amour mais je suis vraiment trop épuisée. En un instant, je dors, sans l’entendre soupirer de frustration ni enlever ses derniers vêtements et se coucher, mais je sens ses bras puissants me serrer contre lui, sa tête coincée dans mon cou.

Un soleil timide me réveille. Flock a quitté notre lit il y a longtemps, sa place est froide et je me sens vide. Est-il en colère à ce point parce que je me suis refusée à lui hier soir ? Passant ma robe par-dessus ma tête, je ne l’entends pas arriver, mais je le sens très bien quand je me retourne, percutant sans la moindre délicatesse le plateau qu’il porte. Heureusement, il est plus adroit que moi et évite la catastrophe. Entre ses mains se trouve un petit-déjeuner complet avec des œufs et du pain, du lait de chèvre et une pomme toute rouge. Gêné, il me fait sa grimace si craquante, entre la mine déconfite et le sourire timide. Mon cœur fond et reprend vie en le voyant. J’enlève le support et le repas de ses doigts, les pose sur la table de chevet et l’embrasse à pleine bouche. Il me rend mon baiser, ses mains campées sur mon ventre gonflé. Il n’a pas l’air en colère, au pire un peu contrit. À l’entendre, il ne s’est rien passé de fâcheux hier soir. Je tente de lui tirer les vers du nez et il admet juste avoir été déçu mais qu’il comprenait à la vue de ce que j’ai fait pendant deux jours et ce que je vais encore faire aujourd’hui et peut-être demain. Puis, il me dit de manger avant d’aller au mariage du jour.

Cette fois-ci, plus personne n’écoute ce que disent Flock et les jeunes mariés. Certains vont même jusqu’à dormir sur leur voisin, bavant allègrement sur leur épaule. Ceux qui ont été célébrés ces deux derniers jours ne sont pas présents, bien trop occupés à trouver leurs marques en ménage. À moins qu’ils ne passent la journée au lit... Avec un soupir, je les envie. Moi aussi j’aimerai pouvoir rester plus de quatre heures dans mon lit, seulement cajolée par mon mari mais c’est impossible. Du moins pour l’instant. J’ai l’impression que cette cérémonie dure une éternité et je dois m’appuyer sur Ygri pour soulager un peu mon dos mis à mal par mon ventre proéminent.

Ce soir, c’est un peu plus calme. On boit et on mange toujours de trop mais le niveau sonore est bien plus bas et il n’y a presque pas de bagarre ni de couples sauvages. Le seul point noir vient des mariés qui se disputent déjà sur les futurs prénoms de leurs enfants. Avec Flock, on essaye d’apaiser les choses en leur disant qu’ils ont encore du temps avant de penser à un prénom et que nous n’en avons pas encore alors que le bébé devrait naître d’ici quatre mois, ce qui les calme considérablement. Trois heures après le coucher du soleil, les derniers fêtards nous souhaitent bonne nuit et s’en vont.

Main dans la main, nous allons nous coucher quand j’entends un raclement de gorge derrière moi. Je me retourne et découvre Tarin, radieuse avec ses cheveux relevés en un chignon élégant, accompagnée de son mari. Comme je n’ai plus de parent vivant, ils revendiquent le droit d’avoir ma dernière nuit de jeune fille et m’entrainent sans me laisser le temps d’embrasser son fiancé jusqu’à chez eux.

La maison est chaleureuse, comme Tarin et imposante et rassurante comme Heimden. Sans plus de cérémonie, la jeune mariée chasse son époux de la chambre d’ami et s’assied avec moi sur le petit lit. Elle me donne quelques conseils pour demain mais je la reprends en lui rappelant que c’est elle qui a un peu exagérer lors de son mariage. Rouge comme le soleil couchant, elle me rappelle qu’en tant que demoiselle d’honneur, elle a tous les droits et que je n’ai plus rien à dire. J’éclate de rire. Ça fait du bien de la voir si heureuse, si pleine de vie et près de moi. Je ne m’en étais pas rendue compte mais, en deux jours, ma meilleure amie m’a vraiment manqué. Elle m’embrasse comme si j’étais une enfant, me borde et me souhaite une bonne nuit en quittant la pièce.

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