Chapitre 19

5 minutes de lecture

Les pleurs de Johan me réveillent. Je roule sur le lit, cherchant le corps de mon mari mais la place est vide et froide. Où est-il passé ? Il ne quitte jamais notre couche au milieu de la nuit, sauf si un événement exceptionnel s’est passé en ville. Je me lève difficilement, mon ventre me tiraille, sans doute parce que je sais que mon bébé a faim et a mouillé ses couches. Johan hurle dans son berceau, les bras gesticulants, ses petits poings serrés en deux blocs de doigts potelés impossibles à séparer.

Je le prends et le serre contre moi. Ma chaleur le rassure et ses pleurs se calment un peu. Je m’installe dans le fauteuil de Flock, défais mon corsage et commence à chantonner pendant qu’il boit. La douleur de mon ventre s’intensifie puis s’amenuise. Je suis inquiète : je ne devrais pas avoir aussi mal, pas aussi rapidement et aussi fort. J’ai déjà entendu des femmes allaitantes se plaindre des douleurs post-natales, surtout quand plus d’un enfant naissent en même temps. Hors, je n’ai mis au monde qu’un seul enfant... Puis me revient à l’esprit, depuis le flou dans lequel j’étais au moment de l’accouchement, la vision d’une petite chose sanglante rapidement enroulée dans un drap sortie par la sage-femme la plus âgée. Je me rappelle ma confusion et mes questions. Il est temps d’obtenir mes réponses.

Johan s’est rendormi dans mes bras. Je le recouche, à côté d’une pense de brebis remplie d’eau chaude, m’habille rapidement et sors. Dehors, tout est calme, même trop calme. Quelque chose ne va pas. Au loin, j’aperçois la lueur orangée d’un grand feu. Je m’approche aussi vite que possible sans faire de bruit et m’arrête juste en-dehors du cercle illuminé. Je reconnais plusieurs silhouettes dont celles de Flock et de certaines sages-femmes. Que font-ils ensemble au milieu de la nuit autour de l’autel des sacrifices pour les dieux ? Je tends l’oreille mais je n’arrive pas à entendre ce qu’ils disent. Flock parle à la plus âgée avant de s’éloigner. Je me cache derrière un tonneau, le cerveau fonctionnant à toute vitesse pour tenter de comprendre ce que je viens de voir. Mon mari passe à côté de moi, sans m’apercevoir, faisant route vers notre maison.

Une fois sûre qu’il est assez loin, je sors de ma cachette et m’approche du feu. Je peux maintenant entendre ce que disent les accoucheuses. Elles parlent de moi, de malédictions et de sacrifices aux dieux protecteurs. Pourquoi ? Personne ne m’a jamais maudite assez fort que pour attirer le malheur sur le clan. Aucune d’elles ne me voit mais c’est trop pour moi. Je continue d’avancer jusqu’à ce que je puisse voir ce qui est posé sur l’autel.

Un petit tas couleur de sang séché y est enchainé. La forme me rappelle vaguement la forme d’un corps d’homme mais avec la tête disproportionnée, comme celle d’un bébé, mais encore plus imposante. L’image de la petite chose sanglante resurgit devant mes yeux, et je fais enfin le rapprochement. Il y avait deux bébés. Mais l’un est mort avant de pouvoir pousser son premier cri. J’hoquette en pressant mes mains sur ma bouche et sur mon ventre. Je veux fuir, partir loin de la vision de mon bébé mort mais il est trop tard.

Comme si elles ne constituaient qu’un seul corps, les sages-femmes se retournent vers moi et se précipitent pour m’arrêter. Elles m’attrapent par les bras et le torse, me tirent loin du feu, vers la maison de deux d’entre elles. Je suis tellement sous le choc que je ne réagis même plus. J’avais deux bébés mais l’un d’entre eux ne grandira jamais, ne sera pas reçu au royaume de Freyja et est condamné à l’Enfer de Hel. C’est trop pour moi. Je ne résiste plus à l’appel tentant des ténèbres et me laisse aller à elles.

Des voix résonnent autour de moi. L’une d’elles est très clairement furieuse et les autres se veulent apaisantes mais sont un peu trop pressées et tendues que pour avoir l’effet escompté. Je divague entre les ténèbres et l’éveil, pas assez éveillée que pour comprendre mais assez proche que pour comprendre que tout ne va pas bien. Je me force vers la lumière, vers les voix qui s’emportent de plus en plus. Je reconnais Flock, la voix furieuse qui retenti à mes oreilles. Pourquoi hurle-t-il ainsi ?

Je reviens lentement au présent, comprenant enfin pourquoi il est aussi énervé. Il sait que je suis partie dans la nuit et que j’ai trouvé ce qu’il ne voulait pas que je sache. La colère s’empare de moi. Ces pauvres femmes m’ont peut-être caché quelque chose d’important mais lui m’a délibérément menti, en me regardant droit dans les yeux. Je me redresse sur le petit lit étroit et inconfortable sur lequel j’étais allongée, croise les bras sur ma poitrine et le fusille du regard. Il ne remarque rien et continue à l’énerver sur elles qui se font de plus en plus petites.

Au bout d’un moment, je perds patience et lui crie d’arrêter de leur hurler dessus. Je m’emporte, m’énerve comme je ne l’ai pas été en plus d’un an et rugis plus fort que lui. Les sages-femmes sursautent, se tassent sur elles-mêmes et prennent la fuite, comme on fuit un orage violent. Je ne me suis jamais vraiment fâchée contre Flock mais il a été trop loin. Il a son air de pas content et je m’en fiche royalement. Je vois rouge, ma tête est remplie de colère et de la douleur de mon ventre. Il est aussi en colère contre moi d’être partie au milieu de la nuit, abandonnant notre enfant à lui-même mais ses arguments ne me touchent pas car il a droit à des remarques semblables : il nous a laissés seuls chez nous, sans me prévenir de son départ, sans défenses et moyens de me défendre ou de protéger mon bébé, pour aller voir d’autres femmes. Et comble de ma fureur, il ne m’a rien dit sur le deuxième enfant qui est mort et qui a été sacrifié. Pourquoi cet enfant innocent ? Pourquoi est-il mort ? Que s’est-il passé ? Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ?

Plus je hurle, plus ma douleur et ma colère se calment, laissant place à un grand trou douloureux à la place de mon cœur. Mes larmes se mettent à couler, incontrôlables. Flock s’est immobilisé, tenaillé entre sa rage et sa douleur de me voir souffrir, les yeux emplis de larmes mais les traits encore tordus par l’hostilité. Puis il craque et me prend dans ses bras, pleurant autant que moi. Nous restons là, deux parents faisant le deuil d’un enfant qu’ils n’auront pas eu la chance de connaitre.

Annotations

Vous aimez lire Coline D ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0